Introduction

Introduction

Par ATZENHOFFER Régine

 

La violence traverse l’Histoire, et la littérature et les arts en ont élaboré maintes représentations. Son spectre sémantique très large mêle le pouvoir, la force, le contrôle, la domination et la haine à la mort. Selon Sigmund Freud, la violence serait même ancrée dans la formation normale de la personnalité 1. Loin de posséder un visage unique, elle est multiforme et hétérogène, d’où la difficulté à en proposer une définition. Aujourd’hui, dans les médias et dans les jeux vidéo, elle semble omniprésente comme le constate Robert Muchembled 2 dans son Histoire de la violence. Et le cinéma américain a élaboré une forme canonique de la violence juvénile, comme ce fut le cas pour Boys in the Hood réalisé par John Singleton en 1991.

Après les contes populaires dans lesquels, sans repentir, l’on tue, dévore et mutile, où il est question d’inceste (Peau d’âne), de mauvais traitements (Grisélidis), de mise à l’écart et de soumission (Cendrillon, Les Fées), d’exclusion (Le Chat botté), d’abandon d’enfants (Petit Poucet), d’infanticide (Le Genévrier), de sacrifice humain (Fidèle Jean), de cannibalisme (Chaperon rouge dans sa version archaïque), des récits contemporains – véritables « graphies de l’horreur 3 » – exposent des atrocités et leurs manifestations. La violence s’écrit et se lit, et l’illustration lui donne une image comme, par exemple, les gravures de Gustave Doré pour les contes de Charles Perrault, Peau d’Âne et l’intégrale des Contes de ma mère l’Oye 4. Les éditions illustrées des contes des XVIIe et XVIIIe siècles rivalisent d’originalité pour illustrer des scènes de violence extrême 5. La seconde partie du XIXe siècle voit naître de multiples débats quant à la violence « éducative ». Est posée la question de la légitimité de l’usage du fouet, notamment dans les pensionnats et, dans les romans pour la jeunesse, les personnages d’enfants maltraités sont nombreux. François le Bossu 6, Un bon petit diable 7, Pauvre Blaise 8, par exemple, témoignent de pratiques autoritaires, de répression coercitive et d’une culture du châtiment corporel « éducatif » à l’égard des enfants.

La fiction romanesque contemporaine qui permet au lecteur, jeune ou adulte, de comprendre un monde où « les déterminations extérieures sont devenues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne pèsent plus rien 9 » se fait écho de ce « huitième péché capital 10 ». Ainsi The Hunger Games 11 renoue, sous prétexte de dénoncer une société dystopique et à la dérive, avec les combats mythiques et délecte les lecteurs/spectateurs du spectacle d’enfants et d’adolescents s’affrontant à mort dans une arène. Cette trilogie de Suzanne Collins a relancé le débat sur la violence dans la littérature jeunesse en se classant en 5ème position du classement des livres les plus violents établi par l’American Library Association. Twilight 12, la saga de Stephenie Meyer, présente une justification de la violence masculine physique et morale et « glamourise » les relations toxiques. Divergent 13 et The Maze Runner  14 plongent les lecteurs/spectateurs dans des mondes futuristes totalitaires et sombres. Dans le monde post-apocalyptique du roman de Veronica Roth, les Divergents sont traqués et tués par le gouvernement ; James Dashner met en scène une cinquantaine d’adolescents amnésiques qui servent de cobayes dans un labyrinthe gigantesque sans issue et peuplé de monstres mécaniques rôdant chaque nuit. Chez J. K. Rowling, la violence intrinsèque au monde magique est présente dès le premier tome de la série littéraire Harry Potter 15 : le personnage éponyme brûle le visage du professeur Quirrell d’un simple contact ; ailleurs, il transperce Drago d’un Sectumsempra 16. Le lecteur/spectateur découvre un univers où des enfants sont jetés en pâture à des dragons et où de nombreux dangers rôdent au détour d’un couloir. Les violences physiques et morales sont usuelles dans ce monde magique ; elles y sont même banalisées au point de servir de point de départ à des divertissements populaires, dont le Quidditch, où les batteurs expédient des sphères métalliques sur des joueurs adverses afin de provoquer une chute de plusieurs mètres de haut. Le héros, Harry Potter, brimé par ses gardiens légaux, fait face à une violence physique et mentale presque permanente sans que les services sociaux moldus interviennent. Dans le monde des sorciers et à Poudlard tout particulièrement, la violence physique est justifiée par la magie qui excuse la gravité de certains actes. Dans le manga pour adolescents, la cruauté mise en scène est déplacée sur le versant psychologique ; on y humilie en enfermant (par exemple, une fille dans un placard, en lui mettant la tête dans l’eau des toilettes, …) ou en harcelant.

Nombre d’objets sémiotiques contemporains à destination de la jeunesse portent sur la violence, physique ou psychique, destinée à contraindre, à dominer, à tuer, à se tuer ou à se blesser. Il y a là une utilisation intentionnelle de la force causant des traumatismes, des dommages psychologiques, des problèmes de développement et même des décès. Que la violence représentée soit physique (enlèvement, séquestration, torture, viol, assassinat,...) ou morale (menaces, injures, dénigrement,...), le jeune lecteur/spectateur partage la souffrance, l’angoisse et le désespoir exprimés dans l’œuvre. Aussi les violences représentées dans les objets sémiotiques fictionnels affectent-elles l’enfant/l’adolescent d’une souffrance – tout à la fois – présente et imaginaire, figurative et mémorative. Ce numéro de la revue Cultural Express aborde la polysémie contextuelle de la violence, la violence subie, la violence agie et les modalités spécifiques de leur mise en récit/images dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse. Pourquoi y trouve-t-on de la violence ? La seule envie de donner des émotions fortes aux jeunes lecteurs/spectateurs ne peut pas être l’unique motivation des auteurs qui, selon Denise Escarpit, ne se contentent pas d’accompagner l’enfant/l’adolescent vers le monde des adultes mais leur proposent notamment « des solutions aux problèmes qu’il affronte ou qu’il peut avoir à affronter, à travers des modèles anti-héros », pour « l’aider à résoudre ses conflits psychologiques, affectifs, familiaux, sociaux, et idéologiques » tout en étant « un moyen d’intégration de la jeunesse dans la société 17 ». Les auteurs de jeunesse jouent donc le rôle d’un formateur transmettant leur savoir et leur expérience de la vie à ces adultes en devenir qui, de plus en plus, raffolent – selon Ganna Ottevaere-van Praag 18 – d’émotions et d’images fortes, voire violentes. Preuve en est le succès des collections spécialisées dans le roman « à frissons » dont « Chair de Poule » des Éditions Bayard, « Frissons » chez Pocket, « Fais-moi peur » chez Folio Junior ou « Cauchemar » chez Hachette. Force est de constater que ces éditeurs revendiquent une démarche originale dans leur politique éditoriale en proposant des titres qui leur permettent de se démarquer d’autres maisons d’édition et qui répondraient à une demande du public adolescent dans un secteur porteur au taux de croissance prometteur.

Cependant, la violence dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse demeure un sujet sensible. Muriel Tiberghein, dans son article « Y’a d’la violence dans l’air 19 », s’interroge sur l’innocence perdue de la jeunesse contemporaine et sur les rouages de la violence : « La comtesse de Ségur n’avait pas eu peur de dire, à une époque où la plupart des adultes considéraient encore les enfants comme de petits animaux négligeables, que la violence est au cœur de l’enfance, parce qu’elle est au cœur de la vie. Mais qu’il faut apprendre à la maîtriser, et non lui laisser libre cours ». L’enfance et l’adolescence seraient-elles, par essence, marquées par la violence ? Celle-ci serait-elle inhérente à cet âge de la vie, ce qui expliquerait sa présence dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à cette tranche d’âge ? Ce débat ne date pas d’aujourd’hui : en 1998, à la sortie de Cité Nique-le-ciel de Guillaume Guéraud 20, les éditions du Rouergue se sont fait reprocher de sortir des contraintes de la littérature de jeunesse tout comme cela s’est reproduit en 2006, lors de la parution de Je mourrai pas gibier 21, jugé violent. Mais de quelle violence est-il question et comment est-elle banalisée ou institutionnalisée ?

Nous avons pour objectif, dans ce numéro, de porter des « Regards croisés sur une réalité plurielle  22 » en analysant notamment la typologie de la violence protéiforme (individuelle, collective, organisée, imprévisible, instrumentale, etc.) dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à l’enfance et à la jeunesse, la mise en évidence des mobiles des actes, les circonstances et les conséquences ainsi que des significations qui s’en dégagent. En tenant compte des séquences violentes dans l’économie générale de l’œuvre, il s’agit non seulement d’apporter des éléments de compréhension à la problématique qui nous intéresse mais aussi d’analyser la mise en fiction des éléments et des situations violentes, l’environnement comme producteur de violence(s), d’examiner les particularités langagières, les configurations stylistiques et narratives choisies par les auteurs retenus, l’art de camper les personnages (agresseurs et/ou victimes), les parcours de renoncement/d’échappatoires à la violence et de dégager les leçons à en tirer.

La première partie de ce numéro, « Les bleus, c’est rien, c’est juste une belle couleur 23 », est consacrée à la violence physique et/ou verbale tant intrafamiliale que scolaire. Les châtiments corporels et les humiliations infligés aux enfants apparaissent souvent en trame de fond des ouvrages destinés au jeune lectorat et ce depuis les contes merveilleux. Dans Jane Eyre 24 et Hurlevent des Monts 25, deux monuments de la littérature victorienne, tout le monde bat tout le monde dans une forme d’automaticité des coups et des mauvais traitements. Bien que les romans des sœurs Brontë ne soient habituellement pas considérés comme des parangons de brutalité et de maltraitance, les châtiments corporels, les bagarres cruelles entre enfants, les coups, les gifles et les pinçons y sont choses extrêmement courantes, et Isabelle Casta attire l’attention sur la (presque) normalisation, de cet état endémique de violence interactive. Hélène Charderon explore l’éducation domestique violente dans la trilogie constituée par Les Malheurs de Sophie 26 (1858), Les Petites filles modèles 27 (1858) et Les Vacances 28 (1859). Sont mises en lumière les stratégies discursives élaborées par la Comtesse de Ségur pour donner à lire en filigrane un discours pédagogique innovant et à contre-courant dont le fouet, porteur sémiotique de la violence éducative, se transforme en arme retournée contre l’idéologie qui l’a créé pour en démontrer les abus et libérer la parole. Le roman de Stevenson, L’Île au trésor, paru en 1883, présente une violence inhérente et donne à lire plusieurs scènes de morts violentes. Ses adaptations en bande dessinée, très nombreuses et variées, ainsi que le passage de l’écrit à la représentation visuelle sont au cœur de l’analyse de Marie Enriquez. Vita Nostra 29 met en scène des relations pédagogiques fondées sur la peur, sur la coercition, la condamnation violente de l’échec et des situations d’apprentissage marquées par une magistralité abusive. Dans son article, François Moll détermine le sens de l’étouffante violence éducative qui forme le propos de ce roman tissé de situations d’une extrême violence physique et morale. Dans la série Harry Potter, la violence semble être un marqueur de la manière dont l’auteure, J.K. Rowling, tient compte de l’horizon d’attente de ses lecteurs. A partir de scènes de violence (subie et violence infligée), Kathy Similowski & Cendie Waszak ont caractérisé les aspects et spécifié les procédés littéraires employés par la romancière pour l’évoquer ou la représenter.

Parler de violence est une entreprise plus complexe encore lorsqu’il convient d’en tracer les contours du normal et du pathologique dans un contexte relationnel. La seconde partie, « Quand c’est non, c’est non 30 », nous amène à considérer la violence « domestique », terme qui désigne, selon la Convention d’Istanbul 31, « tous les actes de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique qui surviennent au sein de la famille ou du foyer ou entre des anciens ou actuels conjoints ou partenaires, indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction partage ou a partagé le même domicile que la victime ». Même si cette violence « domestique » concerne autant les relations homosexuelles qu’hétérosexuelles et que certaines femmes maltraitent leur partenaire masculin, la grande majorité des actes (viols, coups et blessures, maltraitance psychologique et physique) est perpétrée par des hommes à l’encontre des femmes et des filles.

Des nouvelles formes littéraires numériques – dont Webtoon 32 et Wattpad 33 – offrent de nouveaux supports de lecture aux adolescentes. L’immense majorité de ces fictions se concentrent sur des histoires d’amour, et beaucoup d’entre elles présentent des comportements abusifs (contrôle, abus émotionnel et physique, jalousie excessive, etc.) comme autant de preuves d’amour. Marine Lambolez questionne la littérature jeunesse qui se réinvente pour continuer à vendre un idéal de relation amoureuse toxique aux lectrices adolescentes et cherche à savoir si ces lectrices remettent en question ou idéalisent ces récits de violences amoureuses. Un schéma de domination genrée très répandu dans les mangas à destination d’un public féminin et la violence dans laquelle s’épanouit la relation sentimentale apparaît également dans la tétralogie La Passe-miroir de Christelle Dabos 34. La souffrance, physique ou morale, accompagne chaque rencontre entre Ophélie et Thorn, au point d’imbriquer étroitement amour et violence. Comment appréhender un tel modèle relationnel, qui plus est dans un ouvrage destiné à la jeunesse ? La narration déconstruit-elle les masculinités hégémoniques qu’elle met en scène et protège-t-elle ses lecteurs et lectrices, ou développe-t-elle l’idée qu’il n’y aurait pas d’amour véritable sans violence ? Telles sont les questions posées par Elodie Coutier.

Malgré la libération récente de la parole sur l’inceste dans le monde occidental, représenter cette agression sexuelle dans la littérature jeunesse apparaît encore comme une gageure tant éthique qu’esthétique. Comment aborder ce thème narrativement et visuellement dans des ouvrages à destination d’un jeune lecteur ? C’est la tentative que font les auteur·rices et dessinateur·rices de quatre albums de jeunesse, Petit doux n’a pas peur 35, Touche pas à mon corps, Tatie Jacotte 36, La Princesse sans bouche 37 et Le Loup 38. L’article d’Anne-Claire Marpeau se penche sur la manière dont ces quatre ouvrages exploitent la double lecture du texte et de l’image de l’album jeunesse pour représenter ces violences, mêlant dimension didactique du propos et choix esthétiques qui oscillent entre explicitation et métaphorisation. Le consentement 39 de Vanessa Springora et La familia grande  40 de Camille Kouchner brisent, eux aussi, le silence sur la pédocriminalité. Le travail de Marie-Claude Hubert met en lumière les stratégies (point de vue de l’enfant, monologue intérieur en vers libres, enquête de type policière) de ces romans pour la jeunesse pour aborder et dénoncer la violence incestueuse. Carla Plieth s’est penchée sur des romans dans lesquels des garçons tentent de reconquérir leur masculinité par les armes à la suite du viol dont ils ont été victimes. Il s’agit là d’une contribution au – timide – discours sur les abus sexuels masculins dans la littérature pour enfants et jeunes adultes.

« Les violences ne prennent pas toujours une forme visible. Les plaies ne font pas toujours couler du sang » interroge le harcèlement en milieu scolaire, le « school-bullying », tel qu’il a été défini en 1990 par le psychologue suédo-norvégien Dan Olweus et que J.-P. Bellon et B. Gardette 41 décrivent comme une prise de pouvoir physique, verbale ou plus sournoise (rumeurs, processus d’isolement de la victime, …). Nicole Catheline 42 complète leurs propos et met en évidence deux types de harcèlement : le harcèlement direct (moqueries, surnoms désobligeants, insultes, coups et dégradations matérielles) et le harcèlement indirect (propagation de rumeurs et isolement de la victime). Sur le site Eduscol 43, le harcèlement est décrit comme :

 

Une violence, peu visible, qui peut prendre la forme de violences physiques répétées, souvent accompagnées de violences verbales et psychologiques (insultes, moqueries, etc.), destinées à blesser et à nuire à la cible des attaques. […] On peut considérer qu’il y a harcèlement quand : un rapport de force et de domination s'installe entre un ou plusieurs élèves et une ou plusieurs victimes ; il y a répétitivité : différentes formes d'agressions se répètent régulièrement durant une longue période ; il y a volonté délibérée de nuire à la victime, avec une absence d'empathie de la part des auteurs.

 

Le thème du harcèlement à l’école a été abondamment traité par la littérature : Mémoires d’un fou 44 et Les désarrois de l'élève Törless 45 portent témoignage de violence verbale, physique ou psychologique en contexte scolaire. En littérature jeunesse aussi, ce thème trouve son écho depuis le début du XIXe siècle. Ainsi, dans Tom Brown’s Schooldays 46, le personnage principal, envoyé en pensionnat, se confronte au harcèlement à travers Flashman qui tyrannise physiquement et émotionnellement les élèves. Depuis, de très nombreuses œuvres littéraires sont dédiées à la violence scolaire et tous les genres y sont inscrits (bandes dessinées, mangas, romans, albums, documentaires et témoignages). Récemment, La lapindicite 47, Rouge 48, Tyranono : une préhistoire d’intimidation 49, Lili est harcelée à l’école 50, Le préau des Z’héros 51, Punie ! 52, Le silence de Nélio 53, L’enfer au collège 54, De la rage dans mon cartable 55 et bien d’autres encore dépeignent des actes violents (physiques ou verbaux) exercés par des élèves sur certains de leurs camarades.

En considérant les mises en scène de la violence de groupe dans les fictions pour la jeunesse, Nadège Langbour s’est aperçue que la métaphore animale y tend à devenir une « métaphore obsédante » pour dire et dénoncer le harcèlement scolaire. Le motif animal, ainsi que les choix énonciatifs et linguistiques qui l’accompagnent, proposent une déshumanisation des harceleurs, traduisent l’inhumanité de leurs actes et reflètent la posture auctoriale des écrivains de son corpus. L’article de Tonia Raus et de Sébastian Thiltges porte sur la violence omniprésente et protéiforme dans Amok. Eng Lëtzebuerger Liebeschronik 56 de Tullio Forgiarini. Après avoir problématisé la réception de l’œuvre en tant que lecture jeunesse, voire scolaire, dans le champ culturel luxembourgeois, les auteurs se sont penchés sur la réception du texte à travers, à la fois, son adaptation filmique qui met en avant la maltraitance de l’enfant mais propose une fin moins sombre, et sa traduction allemande accompagnée d’un dossier pédagogique destinant ce roman à une lecture scolaire. Christophe Charpiot, dans son article « La violence dans le conte ostérien contemporain et son exploitation en psychologie scolaire », développe l’idée selon laquelle le recours au conte peut constituer un levier de médiation thérapeutique. Sa vignette clinique permet de voir comment le psychologue scolaire exploite la matière du conte et comment l’enfant se saisit de cette médiation.

« On reconnaît le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont il traite ses animaux » affirmait Gandhi. Dans les sociétés occidentales, la violence à l’égard des animaux est souvent occultée, voire normalisée. Depuis le XVIIIe siècle, les représentations de la violence faite aux animaux et le rapport de l’enfant au vivant, incarné notamment par l’animal, est indissociable de celle des productions pour la jeunesse. « La littérature est […] capable de rendre audibles et visibles les activités violentes requises pour transformer la chair des animaux en viande, lesquelles activités sont soustraites au regard du public et rendues secrètes », écrit Emilie Dardenne 57. Les livres pour la jeunesse, à l’exemple du roman illustré Jefferson de Jean-Claude Mourlevat, s’offrent comme un lieu possible de dévoilement de cette violence à l’égard des animaux de rente et de l’atrocité de leur mise à mort. En mêlant les champs de la zoopoétique et des études animales, Anaïs Perrin et Charlotte Duranton analysent la typologie de ces représentations de la violence, dans le corps du texte et dans les illustrations novatrices d’Antoine Ronzon – car « les images […] d’élevages intensifs et d’abattage sont rares 58 » en littérature. Cette violence, doublement montrée, et la souffrance qu’elle engendre « sortent de l’abstraction et surgissent dans le réel 59 » créant, selon Emilie Dardenne, un questionnement inévitable sur les comportements humains et leur valeur morale chez le jeune lectorat. Alix Ricau se concentre sur la ferme et les animaux qui la peuplent, l’une des thématiques les plus populaires de la littérature jeunesse contemporaine. Elle s’interroge sur la dissonance frappante entre le discours de sensibilisation au bien-être animal et à la nature en général et l’état d’urgence environnementale absolue auquel notre société peine à remédier. Pourquoi ce vif intérêt pour le vivant fictif n’impacte-t-il pas le rapport aux animaux et à la planète ? Pourquoi cette violence envers l’animal de ferme a-t-elle été progressivement évacuée de la littérature pour la jeunesse en mettant en perspective les transformations démographiques et agricoles qui ont bouleversé la société française à partir de 1850 ? Cet article se concentre sur la presse pour la jeunesse et sur les premiers albums destinés aux jeunes enfants, afin de retracer l’apparition d’un imaginaire de la ruralité à vocation éducationnelle, où la violence faite au corps animal est à la fois absente de la vie de la ferme et essentielle à son bon fonctionnement – un paradoxe fécond qui continue d’influencer activement modes de consommation et perception de la nature.

L’étude de Kristina Höch porte sur l’adaptation cinématographique et sérielle du roman Watership Down de Richard Adams, dans lequel la violence est omniprésente. Dans le règne animal, elle sert à des fins alimentaires mais elle y est aussi un instrument de vengeance ou d’intimidation. La violence est présente aussi bien au niveau visuel qu’au niveau auditif, les deux transmettant aux spectateurs l’horreur que les protagonistes vivent au quotidien. Des parties de la population de lapins se rassemblent dans une forme de communauté dystopique, sexiste et répressive et terrorisent toute une espèce avec des idéologies fascistes. Watership Down ayant été adapté en 2018 par le service de streaming Netflix en une mini-série, cette analyse de Kristina Höch se consacre aussi à l’évolution, en quarante ans, de la représentation de la violence dans cette œuvre, tant sur le plan du contenu que sur le plan visuel.

L’étude des dessins animés est restée discrète 60 et les quelques travaux francophones sur la question émanent essentiellement d’historiens 61 et de psychologues 62. Geneviève Djenati 63, par exemple, met en garde contre une consommation déraisonnée de dessins animés ; un compte rendu publié dans le British Medical Journal et les travaux de Claude Allard font ressortir les effets néfastes des films et séries animées qui plongent, trop souvent, les enfants dans « un foyer de mort et de destruction 64 » et favorisent la déréalisation :

 

[…] l’image-spectacle ne nous apporte pas de données intelligibles. Elle est un signifiant sans signifié et le spectateur doit aller à la rechercher de sa signification. Les images ne sont plus seulement cathartiques, elles peuvent créer de nouvelles tensions, de nouveaux déséquilibres. L’impression qu’elles nous donnent plus d’informations sur le monde réel est fausse, car nous ne recevons que des reconstructions fabriquées par des techniciens au service de groupes de pression  65.

 

Les impacts d’une surconsommation de dessins animés sur le psychisme de l’enfant sont également pointés par Liliane Lurçat :

 

L’apparition de dessins animés nombreux, particulièrement violents, est un phénomène inquiétant. Ils sont réalisés en grand nombre, car la violence retient l’attention des téléspectateurs, enfants et adultes, d’ailleurs, et elle coûte peu […] La peur est une émotion fréquemment induite. Il y a des enfants terrorisés et qui sont aussi fascinés par ce qui les effraie  66.

 

La violence environne le jeune spectateur, qu’il s’agisse de dessins animés, de films ou de séries. Les contenus violents diffusés sur les écrans se multiplient avec la domination des plateformes dont Netflix, Disney+ et Crave et 89 % des 800 superproductions sorties ces cinquante dernières années contiennent des images violentes 67. Dans « La violence à la télévision, ça donne envie de tout casser. Sauf, hélas, la télévision », la dernière partie de ce numéro, Catherine École-Boivin cherche à cerner cette notion complexe et fluctuante de « violence des écrans ». Et cette violence est répétée et multifactorielle, les écrans étant l’un des vecteurs de cruauté linguistique, physique, morale et sensorielle proposée en toute impunité aux enfants, des heures durant, à la télévision française. Patricia Mauclair-Poncelin propose une réflexion sur les mutations de la violence générées par l’adaptation du récit littéraire Mecanoscrito del segundo origen de Manuel de Pedrolo à l’écran. Si la série de 1985 tente de rester relativement fidèle à l’esprit du roman parsemé de séquences extrêmement violentes inhérentes au parcours initiatique de deux robinsons condamnés à une vie sauvage (confrontation à la mort, sexualité agressive, homicide, etc.), la reprise filmique du texte littéraire Segundo origen de Porta et Bigas Luna, en revanche, s’en écarte : le passage de ce récit – destiné à un lectorat espagnol des années 1970 – à des images réservées à un jeune public du XXIe siècle modifie substantiellement le traitement de la violence.

Si ce numéro trace des contours de la violence dans les objets sémiotiques fictionnels destinés à la jeunesse et propose une sélection d’analyses classées en fonction de leur thématique et de leur traitement narratif de la violence éducative, sexuelle, relationnelle, psychologique, télévisuelle et celles faites à la nature et aux animaux, d’autres aspects seraient à considérer dans un autre numéro : il conviendrait de se pencher sur l’écriture des violences de guerre, du conflit génocidaire et du terrorisme. Ce numéro pourrait, à première vue, ne pas représenter une nouveauté dans les études sur la littérature jeunesse puisque des articles, thèses et ouvrages collectifs 68 se sont déjà intéressés à la place de la guerre dans les publications jeunesse et au rôle de l’enfant, témoin ou acteur, dans les conflits. Or, tous ces travaux ne considèrent ni les séries télévisées, ni les jeux vidéo, ni les films pour la jeunesse : il y aurait donc là un champ de recherche à défricher.

  1. Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1963.
  2. Robert Muchembled, Une histoire de la violence, Paris, Seuil, 2008.
  3. Rachid Mokhtari, La graphie de l’horreur : essai sur la littérature algérienne, 1990-2000, Alger, Éditions Chihab, 2002.
  4. Le Petit Poucet, Cendrillon, Le maître Chat, La Belle au Bois dormant, La Barbe Bleue, Riquet à la Houppe, Les Fées, Le Petit Chaperon Rouge.
  5. Voir notamment : Clément-Pierre Marillier, Figures pour les Contes des fées, 1787.
  6. Sophie de Ségur, François le Bossu, Paris, Hachette, 1864 .
  7. Sophie de Ségur, Un bon petit diable, Paris, Hachette, 1865.
  8. Sophie de Ségur, Pauvre Blaise, Paris, Hachette, 1861.
  9. Milan Kundera, L’art du roman, Gallimard, Paris, 1986, p. 39.
  10. Jim Harrison, Entretien (avec François Busnel) sur la sortie de son roman Péchés capitaux, diffusé dans le cadre de l’émission La Grande Librairie, sur France 5, le 3 septembre 2015.
  11. Suzanne Collins, The Hunger Games, New York, Scholastic, 2008.
  12. Stephenie Meyer, Twilight, Boston, Little, Brown and Co., 2005-2020.
  13. Veronica Roth, Divergent, New York, Harper Collins Publishers, 2011.
  14. James Dashner, The Maze Runner, New York, Delacorte Press, 2009.
  15. J.K. Rowling, Harry Potter, London, Bloomsbury, 1997-2007.
  16. Sectumsempra : sort créé par Severus Rogue qui blesse violemment la personne visée par de profondes entailles sur une partie du corps et la vide rapidement de son sang.
  17. Denise Escarpit, La littérature d’enfance et de jeunesse. Panorama historique, Paris, PUF, 1981.
  18. Ganna Ottevaere-Van Praag, Le roman pour la jeunesse. Approches – Définitions - Techniques Narratives, Paris, Lang, 1996.
  19. Muriel Tiberghein, « Y’a d’la violence dans l’air », Lire et Savoir, octobre 1995, n° 1, p. 102-107.
  20. Guillaume Géraud, Cité Nique-le-ciel, Arles, Éd. du Rouergue, 1998.
  21. Guillaume Géraud, Je mourrai pas gibier, Arles, Éd. du Rouergue, 2006.
  22. En référence à l’ouvrage de Lucien Faggion & Christophe Regina, Regards croisés sur une réalité plurielle, Paris, CNRS Editions, 2010.
  23. Angèle, Tempête, 2021.
  24. Charlotte Brontë, Jane Eyre, Charlotte Maurat trad., Paris, Librairie générale française, 1964.
  25. Emily Brontë, Hurlevent des Monts, P. Leyris trad., Paris, Garnier-Flammarion, 1984.
  26. Sophie de Ségur, Les Malheurs de Sophie [Ed. 1858], Paris, Hachette, 2004.
  27. Sophie de Ségur, Les Petites filles modèles [Ed. 1863], Paris, Hachette BnF, 2012.
  28. Sophie de Ségur, Les Vacances [Ed. 1884], Paris, Hachette BnF, 2012.
  29. Maryna Diatchenko-Shyrshova & Sergueï Diatchenko, Vita Nostra, Nantes, L’Atalante, 2019.
  30. Jeanne Cherhal, Quand c’est non, c’est non, 2014.
  31. « Convention d’Istanbul » : convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, entrée en vigueur le 1er août 2014.
  32. Plateforme de bande-dessinées à scroller sur smartphone, par épisode très courts, et très nombreux.
  33. Réseau social où les utilisateurs inscrits peuvent éditer et partager des récits, des poèmes, des fanfictions, des romans, des nouvelles et des articles, en les rendant accessibles en ligne.
  34. Christelle Dabos, La Passe-miroir, Paris, Gallimard Jeunesse, « Pôle Fiction », 2013-2019 : tome 1, Les Fiancés de l’hiver, [2013] 2016 ; tome 2, Les Disparus du Clairdelune, [2015] 2018 ; tome 3, La Mémoire de Babel, [2017] 2019 ; tome 4, La Tempête des échos, [2019] 2021.
  35. Marie Wabbes, Petit Doux n’a pas peur, Paris, Éd. de la Martinière, 1998.
  36. Thierry Lenain, Touche pas à mon corps, Tatie Jacotte, Montréal, Les 400 Coups, 1999.
  37. Florence Dutruc-Rosset, La princesse sans bouche, Montrouge, Bayard, 2020.
  38. Mai Lan Chapiron, Le Loup, Paris, Éd. de la Martinière, 2021.
  39. Vanessa Springora, Le consentement, Paris, Grasset, 2020.
  40. Camille Kouchner, La familia grande, Paris, Seuil, 2021.
  41. Jean-Pierre Bellon, & Bertrand Gardette, Harcèlement et brimades entre élèves, la face cachée de la violence scolaire, Paris, Fabert, 2010.
  42. Nicole Catheline, Harcèlements à l’école, Paris, Albin Michel, 2008.
  43. https://eduscol.education.fr/974/
  44. Gustave Flaubert, Mémoires d’un fou, Paris, Henri Floury, 1901.
  45. Robert Musil, Die Verwirrungen des Zöglings Törless, Vienne, Wiener Verlag, 1906.
  46. Thomas Hughes, Tom Brown’s School Days, Londres, Macmillan, 1857.
  47. Christine Naumann-Villemin, La lapindicite, Paris, Kaleidoscope, 2014.
  48. Jan de Kinder, Rouge, Paris, Didier jeunesse, 2015.
  49. Gilles Chouinard, Tyranono : une préhistoire d’intimidation, Montréal, La Bagnole, 2013.
  50. Dominique de Saint Mars, Lili est harcelée à l’école, Coppet, Calligram, 2012.
  51. Estelle Billon Spagnol, Le préau des Z’héros, Bruxelles, Alice éditions, 2012.
  52. Nathalie Kuperman, Punie !, Paris, L’école des loisirs, 2009.
  53. Christine Palluy, Le silence de Nélio, Bruxelles, Alice éditions, 2012.
  54. Arthur Ténor, L’enfer au collège, Toulouse, Milan, 2012.
  55. Noémya Grohan, De la rage dans mon cartable, Paris, Hachette, 2014.
  56. Tullio Forgiarini, Amok. Eng Lëtzebuerger Liebeschronik, Luxembourg, Guy Binsfeld, 2011.
  57. Emilie Dardenne, Introduction aux études animales, Paris, PUF, 2020, p. 233.
  58. Ibid., p. 221.
  59. Ibid.
  60. Par exemple, Simon Massei, « ’’Les dessins animés c’est pas la réalité ’’. Les longs métrages Disney et leur réception par le jeune public au prisme du genre », Politiques de communication, vol. 2, n° 4, 2015, p. 117.
  61. Sébastien Roffat, Propagandes animées, Paris, Bazaar & co, 2010.
  62. Lire notamment Liliane Lurçat, Le jeune enfant devant les apparences télévisuelles, Lonrai, Desclée de Brouwer, 1994.
  63. Geneviève Djenati, Psychanalyse des dessins animés, Paris, L’Archipel, 2001.
  64. Ian Colman, « CARTOONS KILL : casualties in animated recreational theater in an objective observational new study of kids’ introduction to loss of life », BMJ, 2014, p. 349.
  65. Claude Allard, L'enfant au siècle des images, Paris, Albin Michel, 2000, p. 84.
  66. Liliane Lurçat, Le temps prisonnier Des enfances volées par la télévision, Paris, Francois-Xavier de Guibert, 2004, p. 144.
  67. Divina Frau-Meigs, Socialisation des jeunes et éducation aux médias, Toulouse, Erès, 2011, p. 7.
  68. Voir notamment : Laurence Olivier-Messonier, Guerre et littérature de jeunesse française, thèse de doctorat, université de Clermont-Ferrand 2, 2008 ; Anne Guibert-Lassalle, Guerre et paix dans la littérature pour enfants, Études, 2006/12, tome 405, p. 647-656 ; Anne Schneider (dir.), La littérature de jeunesse, veilleuse de mémoire. Les grands conflits du XXe siècle en Europe racontés aux enfants, Rouen, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2020 ; Catherine Milkovitch‑Rioux, Catherine Songoulashvili, Claudine Hervouet & Jacques Vidal‑Naquet (dir.), Enfants en temps de guerre et littératures de jeunesse (XXe‑XXIe siècles), Paris, BNF, 2013 ; Kodjo Attikpoé & Jean Foucault (dir.), L’Image de l’enfant dans les conflits, Paris, L’Harmattan, 2013.
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