Introduction

Par MARTIN Carine, MCKEOWN Claire

 

« I'm feeling some sapphic vibes coming off of you 1 » : dans la série Orange is the New Black, qui se déroule dans une prison pour femmes, cette phrase manifeste la curiosité d'une détenue vis-à-vis du passé amoureux de la protagoniste, qui sera au cœur de l'intrigue dans les épisodes qui suivent. L’affirmation suggère la capacité à lire l'identité lesbienne de l'autre, en même temps qu’elle en reconnaît la nature potentiellement ambiguë 2. Elle souligne la réflexion thématique sur toute la diversité des relations entre femmes dans la série, qui fournit un exemple du lesbian continuum d'Adrienne Rich puisqu’elle englobe toutes les « formes de rapports intenses et privilégiés entre femmes 3 », sans uniquement représenter les relations romantiques ou sexuelles, mais « un registre […] d'expériences impliquant une identification aux femmes 4 ».

 

La notion de vibe (onde, vibration) était au cœur d’un colloque organisé à l’Université de Haute-Alsace en 2019, et servait de point de départ pour explorer la représentation du continuum lesbien dans la littérature. À partir de cette idée de vibe, les contributions au présent numéro montrent comment une sélection de textes contemporains placent les relations entre femmes au centre de leurs récits, et comment ces relations conditionnent les esthétiques littéraires. Elles analysent les représentations de la variété et de la complexité des rapports entre femmes dont ce continuum permet de rendre compte, à travers des textes écrits en français, anglais et espagnol, et dans des genres variés comme le roman, le théâtre et le manga. La notion de vibe tirée de la série américaine permet de décrire différents dispositifs narratifs qui reflètent le continuum lesbien dans la culture contemporaine : réécritures de mythes, réappropriations de genres littéraires traditionnellement masculins, symbolisme et fragmentation. Les contributions font ressortir l'aspect mobilisateur de ce continuum, qui aspire à une dimension politique : « Mais, pour que ce contenu politique soit réalisé dans l'existence lesbienne sous une forme ultimement libératrice, il faut que le choix érotique soit approfondi et transformé en identification-aux-femmes consciente - en lesbianisme féministe 5. »

 

Ce numéro est donc le complément à un ouvrage portant le même titre, « Sapphic Vibes : Les lesbiennes dans la littérature du 17e au 20e siècle », également tiré du colloque de 2019. L’ouvrage propose une approche diachronique du traitement littéraire de l'amour entre femmes, partant de son statut indicible, et avançant vers une expression de plus en plus assertive des sapphic vibes. La présente publication prend comme point de départ les années 70 et déroule le fil jusqu’à l’époque contemporaine. Si la problématique de l'indicible est également présente, avec des textes qui cherchent à éviter l'expression directe du désir lesbien, d'autres en revanche proposent une célébration de l'expression féminine queer, voire une utopie lesbienne.

 

En 2001 déjà, Naomi R. Rockler analysait l'ambiguïté stratégique (formulée par Leah Ceccarelli en tant que procédé rhétorique) dans le film Fried Green Tomatoes (1991), et notait que la relation entre les protagonistes est ambiguë dans le film mais assumée dans le livre dont il est tiré. Elle identifie cet obscurcissement de l’amour entre femmes comme le symptôme d'une marginalisation par la culture dominante ; l’ambiguïté peut être libératrice, mais elle peut aussi maintenir un « ordre social... oppressif 6 ». Avec l’exemple du roman Spring Fire de Vin Packer, dont l’éditeur accepta la publication en 1952 à condition que l’histoire d’amour entre femmes se termine mal, Sara Ahmed note que le récit malheureux est en quelque sorte un outil de libération de la perspective queer, car elle a le mérite de permettre au récit d’être écrit : « politiquement, la fin malheureuse devient une chance : elle fournit un moyen permettant à la fiction queer d’être publiée 7. »

 

Bien que le contexte éditorial ait évolué, les contributions au présent numéro montrent une sensibilité aux approches indirectes. Que la vibe soit affirmée ou suggérée, le fil conducteur est l’interrogation sur sa dissimulation, qu’il s’agit de contrer : « L’un des moyens de contrainte utilisés est, bien sûr, l'occultation de la possibilité lesbienne, continent enfoui, dont quelques pointes émergent à la surface de temps à autre pour retomber dans l'oubli 8. » Quelles stratégies formelles conviennent pour rendre les lesbiennes visibles dans la littérature ? Les contributions à ce numéro fournissent autant d’exemples de la mise en exergue de ce continent fragmenté.

 

L’indicible nécessite justement une esthétique particulière, et Ferroudja Allouache propose une étude de deux romans représentant l'expérience lesbienne dans un contexte où l'homosexualité ne peut être assumée explicitement : Désorientale de Négar Djavadi et Tous les hommes désirent naturellement savoir de Nina Bouraoui. Il s'agit dans ces textes de parler de tabous, et l’article démontre comment l'impossibilité à exprimer explicitement conditionne le texte sur le plan narratologique. La fragmentation devient le moyen esthétique de transmettre une identité qui ne peut être assumée pleinement, et que le lecteur doit recomposer à travers les bribes. La complexité structurelle des romans reflète alors la nature inavouable de l’expérience vécue par leurs protagonistes. Comme l’article le montre, le refus de poser des mots sur l’expérience lesbienne, ou de la figer à travers des définitions qui renforceraient une frontière qu’il s’agit ici de flouter, « rend caduque la frontière entre les sexes ».

 

L’amitié féminine est au cœur de l’article d’Irma Erlingsdottir qui examine la notion derridéenne d'aimance dans la pièce L´Histoire (qu´on ne connaîtra jamais) d'Hélène Cixous. La pièce est une relecture des Nibelungen, présentant Snorri Sturluson comme personnage central dans l'action tandis que l'Edda, également personnifiée, est en voie d’écriture. L'article s'intéresse notamment au traitement de Brunhild et Kriemhild dans le texte de Cixous, et à sa proposition d'une nouvelle lecture du rapport entre les deux femmes, dont la querelle devient ambiguë, et qui se pardonnent par la suite, insérant un rapport de sororité dans la pièce. En faisant référence à Woolf et à Rich, l'article montre en quoi cette relecture du mythe permet de faire ressortir des rapports de solidarité entre femmes, tout en montrant le jeu complexe de composition de Cixous, où l'Edda devient palimpseste et Snorri outil métatextuel.

 

Il est également question dans le numéro des genres littéraires les plus aptes à transmettre l’onde saphique. La contribution de Nicolas Balutet interroge un genre traditionnellement masculin, qui a récemment été récupéré par des auteures lesbiennes, à travers l’analyse de trois romans : Desert Blood : The Juárez Murders (2005) de Alicia Gaspar de Alba, J’ai regardé le diable en face (2005) de Maud Tabachnik et Ciudad final (2007) de Kama Gutier. La fiction criminelle fonctionne selon des codes précis, et l’article montre en quoi cette relecture lesbienne du genre permet de faire émerger une nouvelle vision sociale, et de bénéficier de la popularité d’un genre traditionnellement connu pour aborder des questions sociologiques. L'article fait justement référence à des textes sociologiques, plaçant cette étude des représentations des lesbiennes dans un dialogue fructueux avec les travaux de Natasha Chetcuti. Les trois romans portent sur les féminicides à Ciudad Juárez, mais il s'agit de mettre des femmes au centre de l'intrigue en tant qu'enquêtrices plutôt que victimes, tout en montrant le potentiel engagé du genre policier.

 

Leïla Cassar se sert de la notion de continuum lesbien introduite par Rich pour examiner les textes et les pratiques théâtrales de collectifs féministes et lesbiens à Montréal et à New York. Le Wow café-théâtre et le Théâtre Expérimental de Femmes forment des espaces de solidarité et de travail créatif entre femmes. Ce contexte de mobilisation féministe est le laboratoire de représentations complexifiées des rapports entre femmes. En comparant les pièces de ces deux groupes englobant tout le spectre défini par Rich, l’article met bien en lumière un continuum, plutôt qu'un contraste net entre amour et amitié. Il fait ressortir la spécificité de ce moment de créativité intense dans les deux villes, centré sur ces deux groupes féministes représentant un lieu privilégié de travail collectif pour les femmes.

 

Les références à Sappho dans certains textes fournissent un exemple de plus de la persistance subtile de l’onde saphique à travers diverses formes littéraires, et c’est notamment le cas dans certains textes de Le Clézio. Pour Alexandra Darau-Stefan, le continuum de Rich sert à établir une typologie des relations entre femmes dans les textes de Le Clézio. À travers une lecture fine de scènes entre femmes, elle identifie cinq rapports types, démontrant que ceux-ci peuvent aussi bien être constructifs que destructeurs ; en plus de l'amitié, l'amour et la solidarité, le rapport érotique entre femmes peut aussi être le vecteur d'un aspect malsain, associé à la violence et à la « conscience du corps féminin ». Ici, l’onde saphique est notamment transmise à travers un rapport au corps, rendu par une écriture sensible, attentive aux sensations physiques et psychiques, dont cette vue panoramique des textes de Le Clézio témoigne.

 

Le numéro se clôt avec la contribution de Jo Güstin, artiste multi-média et autrice, qui raconte sa propre expérience de la vibe. C’est à la fois son parcours de vie, entre le Cameroun, l’Allemagne, la France et le Canada, et son développement en tant qu’autrice qu’elle nous fait découvrir dans un texte dont le ton souvent léger et humoristique exprime la double contrainte d’une identité qui n’est pas acceptée dans son contexte culturel, et d’une écriture qui fait face à la peur. Il s’agit d’une réflexion sur la nécessité d’une expression libre, par tous les moyens formels, malgré les dangers, et d’une démonstration du « courage de planter des bombes dans des esprits ».

 

Le numéro dans son ensemble est en quelque sorte un hommage à la persistance du concept de Rich, démontrant les différentes manières dont la littérature contemporaine illustre son travail. Les œuvres analysées célèbrent quelques-unes des figures emblématiques auxquelles Rich fait référence, de Sappho à Chloé et Olivia chez Woolf, ainsi que d’autres grands noms de la critique, comme Monique Wittig à laquelle plusieurs articles se réfèrent, qui ont contribué à placer les relations entre femmes au cœur des théories culturelles. Ce numéro espère ainsi rendre compte de toute la gamme des relations entre femmes et rendre visible la « sapphic vibe » dans la littérature, entre manifestation stylistique et affirmation politique.

 

  1. « Tu dégages des ondes saphiques. »
  2. Voir Alissa DeCeuninck, Alexander Dhoest, Tijdschrift voor Genderstudies, Amsterdam University Press, Volume 19, Issue 1, Mar 2016, p. 7 – 27 DOI: https://doi.org/10.5117/TVGN2016.1.CEUN
  3. Adrienne Rich, « Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence », Signs, Vol. 5, No. 4, “Women: Sex and Sexuality”, The University of Chicago Press, Summer 1980, p. 631-660. Citations tirées de la traduction : Adrienne Rich. (1981).  « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », Nouvelles questions féministes, 1:1, p. 15–43.
  4. Ibid. p. 32.
  5. Ibid. p. 41.
  6. Notre traduction. « a social order that is oppressive ». Naomi R. Rockler, « A Wall on the Lesbian Continuum: Polysemy and Fried Green Tomatoes », Women's Studies in Communication, 24:1, 2001, p. 90-106, DOI: 10.1080/07491409.2001.10162428
  7. Notre traduction. « the unhappy ending becomes a political gift: it provides a means through which queer fiction could be published ». Sarah Ahmed, « Happiness and Queer Politics », World Picture Journal, 3, 2009. http://worldpicturejournal.com/article/happiness-and-queer-politics/
  8. Rich, Adrienne, op. cit., p. 31.
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