L’horreur à l’ère du numérique : une introduction

L’horreur à l’ère du numérique : une introduction

Par BERJOLA Giovanni

 

En 2021, Titane de Julia Ducournau, avec Agathe Rousselle et Vincent Lindon, obtient la Palme d’or au Festival de Cannes. On a voulu voir en cette récompense la consécration du film de genre, que les institutions ont si longtemps méprisé. Or, si la réalisatrice s’inscrit en filiation avec les œuvres de John Carpenter et de David Cronenberg, empruntant ses motifs à Christine (1983) et à Crash (1996), son discours de remerciements évoque moins le cinéma d’horreur en lui-même que le message dont il devient le véhicule :

 

Je voulais remercier infiniment le Jury de reconnaître avec ce prix le besoin avide et viscéral qu’on a d’un monde plus inclusif et plus fluide. Merci au Jury d’appeler pour plus de diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos vies. Et merci au Jury de laisser entrer les monstres  1.

 

Les « monstres » ne sont plus les représentations traditionnelles du Mal, du désordre ou du « fonctionnement malsain de la force vitale 2 », mais deviennent la métaphore d’un film hybride, citationnel et à la narration éclatée ; ils incarnent surtout les avatars de la marginalité, de l’exclusion, de l’a-normalité. S’interrogeant sur les rapports qu’entretiennent le cinéma et la figure du monstre, Alain Julien Rudefoucauld affirme que « la monstruosité est la définition même du cinéma 3 ». La formule de Julia Ducournau – « laisser entre les monstres » – vaut pour un manifeste esthétique et un contrat fictionnel : son film d’horreur se veut d’abord allégorique et militant. Son discours de remerciement fonctionne comme un discours d’accompagnement : il régule et oriente la réception du film. De fait, la presse française a fait chorus en louant la visée quasi argumentative du film. Ainsi, Alexandre Janowiak se réjouit que « [d]errière le slasher gore et trash tant espéré s’offrant aux spectateurs, Julia Ducournau dissimule en fait une œuvre bien plus passionnante et déroutante 4 ».

Cependant, certains critiques, peut-être choqués par le progressisme du film, ont tantôt raillé son « esprit de sérieux » 5, tantôt son maniérisme, ou encore ses effets trop appuyés. Sélectionné pour représenter la France aux Oscars 2022, Titane n’a finalement pas été retenu par l’Académie ; cité quatre fois aux Césars la même année, il n’est pas nominé dans la catégorie du meilleur film. Sur cette dernière absence, Thomas Desroches s’interroge : « Titane paye-t-il le prix de sa radicalité et du manque de reconnaissance fait aux films dits “de genre” lors des cérémonies de prix ? 6 ». Si l’on considère les arguments avancés par les détracteurs et les partisans du film, on remarque que le débat porte moins sur sa dimension horrifique que sur les idées qu’il défend. Tout se passe comme si le film d’horreur, que l’on soit progressiste, conservateur ou réactionnaire, se devait de dépasser sa nature purement divertissante pour enfin développer un propos « intelligent » et ainsi être reconnu comme un chef-d’œuvre ; comme s’il se devait d’être enfin porteur d’un véritable message moral, social ou politique ; comme si, en somme, il lui fallait impérativement sublimer sa nature grossière par la beauté d’un vrai geste de cinéma.

Ce succès critique – pour citer Balzac, la polémique est souvent « le piédestal des célébrités » ! 7 – renouvelle une problématique qui dynamise depuis des décennies le cinéma d’horreur, à savoir la tension entre le plaisir des sens et le sens de ce plaisir : « la recherche du plaisir », écrit Alain Riou, « est la seule explication à ce besoin étrange, qui nous pousse à payer pour subir deux heures durant des tortures qui seraient au-dessus de nos forces deux minutes dans la vraie vie 8 ». Ce triomphe paradoxal est aussi le reflet d’une certaine doxa, celle d’une culture dominante qui ne cache pas son dédain pour les films d’horreur et pour la culture de masse qui, elle, érige ces films en chefs-d’œuvre. Ces débats trahissent de même une forme d’aveuglement consistant à se concentrer sur le seul cinéma et à ne pas se confronter aux mutations qui touchent le champ culturel et médiatique depuis deux décennies ; enfin, ils mettent en relief l’écart qui se creuse entre les goûts du public et ceux promulgués par les instances de légitimation que sont, entre autres, les grands festivals. Sans remettre en question ni les qualités du film, ni la valeur de son engagement, on peut reconnaître que Titane est loin d’égaler les grands succès horrifiques de ces dernières années, et quoi qu’en pensent les idéalistes, l’angle économique présente l’avantage d’être objectif.

Certes, Titane est un film d’horreur primé, mais il appartient à un corpus beaucoup plus large, qu’il convient de définir et d’interroger dans le contexte actuel.

 

Un genre horrifique ?

Ce que l’on peut appeler le « genre horrifique » regroupe a priori deux grands formats de récit filmique : les films d’horreur et les séries d’horreur.

La catégorie du film d’horreur est centrale, mais elle fait l’objet de définitions variées. Historiquement, le film d’horreur serait issu du film fantastique, dont il se distinguerait à partir des années 1950 9 ; mais l’on pourrait tout aussi bien remonter au Nosferatu (1922) de Murnau, voire au Manoir du Diable (1898) de Méliès.  Le cinéma d’horreur gagne en autonomie avec les productions de la Hammer en Grande-Bretagne et les films de Ricardo Freda et Mario Bava en Italie. Dans les années 1960, le corpus se partage en deux ensembles thématiques 10. Le premier, surnaturaliste, reprend les motifs fantastiques de la menace maléfique : ce sont par exemple des films comme L’Exorciste (1973) de William Friedkin ou La Malédiction (The Omen, 1976) de Richard Donner. Le second, plus réaliste en apparence, exploite les motifs criminels, notamment à travers la figure du psycho-killer : on songe naturellement à Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre, 1974) de Tobe Hopper. Certaines définitions, plus sémantiques, reprennent ces deux topiques et répertorient des thèmes, des motifs et des sujets spécifiques, qui se combinent au gré des scénarios 11 ; d’autres définitions, inspirées de la narratologie, dégagent une grammaire de l’horreur, fondée sur des structures narratives minimales caractérisant ce type de récit 12. Les approches stylistiques, comme celle d’Éric Dufour, définissent l’horreur comme un ensemble de procédés filmiques employés dans des œuvres de nature très diverses 13. Sur le plan de l’étiquetage générique 14, on compte presque autant de sous-genres qu’il y a de thèmes horrifiques 15 ; un même film peut changer de catégorie selon les époques, les stratégies commerciales ou les goûts du public ; pour les mêmes raisons, l’horreur a souvent été associée à un autre genre, jugé plus noble : par exemple, en 1954, Universal présente L’Étrange créature du Lac noir (Creature from the Black Lagoon) de Jack Arnold, authentique film de monstre, comme un film de « science-fiction », genre plus vendeur à l’époque. Du reste, de nombreux longs métrages croisent les paradigmes génériques : ainsi, Alien (1979) de Ridley Scott est qualifié de « film de science-fiction horrifique » ; de même Les Dents de la mer (Jaws, 1975) de Spielberg serait tout à la fois un thriller, un film à suspense et un film d’horreur animalière. Enfin, ces films sont classés selon leur degré d’horreur, suivant un continuum allant du film d’épouvante, qui fait appel à l’effroi, au film gore, qui se complait dans l’explicite 16. Le film d’horreur n’est pas, on le voit, une catégorie aisée à cerner du point de vue du genre ; néanmoins ces différentes définitions se rejoignent à un niveau pragmatique : ainsi, pour Christian Oddos, « le but essentiel des films d’horreur est de transmettre une horreur visuelle et sordide ou encore d’infliger au spectateur, par l’intermédiaire d’un personnage, une horreur intellectuelle et morale 17 ». Le « genre horrifique » se caractérise avant tout par sa visée perlocutoire 18.

La série d’horreur reprend la matière du film d’horreur mais dans un format (le narration sérielle) et selon des modalités énonciatives (la diffusion télévisuelle, du moins jusqu’à l’apparition de la VHS) qui mettent cette matière en perspective. Moins nombreux que les productions cinématographiques, les séries d’horreur accompagnent la naissance de la télévision et se présentent dès les années 1950 comme des anthologies. Ainsi, chaque épisode ou presque de La Quatrième Dimension (The Twilight Zone, 1959-1964) raconte une histoire unique s’inscrivant dans un registre particulier : science-fiction, fantastique et bien entendu horreur. Au-delà du réel (The Outerlimit, 1963-1965) fait suite à La Quatrième Dimension et reprend le même principe. Les années 1980 et 1990 sont marquées par Les Contes de la crypte (Tales From the Crypt, 1986-1996), une série anthologique plus spécifiquement horrifique adaptée des comics de William Gaines et Al Feldstein. Mais avec X-Files : Aux frontières du réel (The X-Files, 1993-2002, puis 2016-2018), la narration se complexifie : créée par Chris Carter, la série présente la particularité d’être à la fois anthologique, bouclée et feuilletonnante. De saison en saison, l’intrigue principale (les agents Mulder et Scully tentent de déjouer un complot gouvernemental impliquant des extraterrestres) se déploie en différents arcs narratifs ; ce récit premier se double d’histoires secondaires qui s’étendent sur un ou deux épisodes, rarement davantage, et se démarque des thèmes fantastiques ou horrifiques plus traditionnels. Buffy contre les vampires (Buffy the Vampire Slayer, 1997-2003) et Supernatural (2005-2020) proposeront des logiques narratives analogues. À partir des années 2010, les formes se diversifient : American Horror Story (2011) consacre chaque saison à une histoire originale convoquant des thèmes et des motifs particuliers ; The Walking Dead (2010-2022) renouvelle la figure du mort-vivant et constitue l’une des premières séries d’horreur réellement feuilletonnante. Des années 1960 à nos jours, les séries n’ont cessé d’illustrer la nature plurielle et composite du genre horrifique ; elles perpétuent et revivifient toute une imagerie de l’horreur.

Cependant, l’horreur ne se limite pas au seul récit filmique : les grands classiques du genre sont souvent adaptés de romans ou de bandes dessinées et les autres arts ont produit, et produisent encore, d’authentiques chefs-d’œuvre de l’horreur. En peinture, Le Cauchemar (1781) de Füssli, Saturne dévorant un de ses fils (1819-1823) de Goya ou Le Dragon rouge et la Femme vêtue de soleil (1805-1810) ont inspiré des générations d’artistes. En littérature, l’horreur s’enracine dans le roman gothique et le conte merveilleux – que l’on songe à « Barbe Bleue » de Perrault – ; elle colore les récits fantastiques de Poe et n’a cessé durant le siècle dernier d’explorer les possibilités offertes par la prose narrative, de Lovecraft à Stephen King en passant par Matheson et Shirley Jackson. Dans l’univers de la bande dessinée, l’horreur a acquis depuis plusieurs décennies ses lettres de noblesse, de La Créature du marais (Swamp Thing, 1971-2015) de Len Wein et Bernie Wrightson, à Spirale (Uzumaki, 1998-1999) de Junji Ito. La musique populaire n’est pas en reste, avec des courants comme le heavy metal et le death metal, dérivés du rock, et l’horrorcore, issu du rap. Le théâtre d’horreur lui-même a eu son heure de gloire : de 1896 à 1963 et bien avant les excès jouissifs du cinéma gore, le Théâtre du Grand-Guignol s’est rendu célèbre par ses spectacles macabres et sanglants. Avant l’avènement de la télévision, les auditeurs américains pouvaient frissonner en écoutant des fictions radiophoniques telles que Suspense (1942-1962) et Inner Sanctum Mystery (1941-1952) 19. Dans le domaine ludique enfin, de nombreux jeux de rôle et jeux vidéo permettent aux joueurs de vivre des expériences effroyables en toute sécurité. Mais ce qui frappe le plus, ce sont les liens complexes que l’horreur tisse entre les arts : le tableau de Blake a inspiré le roman éponyme de Thomas Harris (1981) ainsi que sa tétralogie consacrée au personnage d’Hannibal Lecter, elle-même à l’origine du Sixième sens (Manhunter, 1986) de Michael Mann et de Dragon Rouge (Red Dragon, 2002) de Brett Ratner, conçu comme une préquelle au Silence des agneaux de Jonathan Demme. De même, le Dracula (1897) de Bram Stocker ne compte plus ses adaptations sur grand et petit écran. Un dernier exemple, plus récent : le jeu vidéo horrifique The Last of us (2013), produit par Neil Druckmann pour Naughty Dog, a été adapté en série sur Amazon Prime Video.

De toute évidence, le « genre horrifique » est une catégorie aux contours flous recouvrant des réalités thématiques, formelles, historiques et poétiques très diverses. La notion de « film de genre » illustre parfaitement ce caractère hétéroclite. Sans doute le « genre » est-il une notion à manier avec précaution. Ce qui fédère néanmoins ce paradigme, c’est que ces œuvres affectent singulièrement le destinataire.

 

A delightful horror

La portée perlocutoire de l’horreur suggère une approche d’ordre psychologique et esthétique.

En premier lieu, l’horreur peut être envisagée comme une émotion de base que la langue permet de décrire. Étymologiquement, horreur vient du latin horror qui signifie « hérissement, frissonnement  20 », mais aussi « frisson d’effroi » et « frisson religieux ». En langue, le substantif désigne, dans son sens subjectif, « l’impression violente causée par la vue ou la pensée d’une chose affreuse ou repoussante 21 » ; dans son sens objectif, c’est le « [c]aractère de ce qui inspire ou peut inspirer de l’effroi, de la répulsion ». Par métonymie, le terme dénote également la « chose qui inspire ou devrait inspirer un sentiment d’horreur ». L’adjectif horrible caractérise cette chose, autrement dit ce « [q]ui fait horreur, remplit d’horreur ou de dégoût 22 », ce qui est « [t]rès laid, très mauvais », et ce qui est « excessif », en parlant « d’une chose désagréable et dangereuse ». Si l’on se fie à ce champ sémantique et lexical, l’horreur renverrait à une réaction psychologique et physique, une émotion et une sensation mêlant peur et répulsion ; l’horrible est monstrueux par sa difformité, sa démesure et son caractère transgressif 23 ; le double sens du substantif confond dans une même expérience archétypale l’horrible et l’horreur ; par le trouble qu’il suscite, l’horrible touche à l’irrationnel.

En second lieu, cette émotion complexe, (re)produite par l’artiste et ressentie par le spectateur, devient une émotion « esthétique 24 ». Anne Souriau définit l’horreur comme une « violente réaction de rejet, physique et/ou morale, devant ce qui répugne et effraie de manière intense et profonde 25 ». On peut s’interroger sur ce qui motive, chez les créateurs comme chez le public, cette « attitude paradoxale » consistant « à s’attarder à plaisir sur ce qui dégoûte et terrifie ». Le fait est que l’horreur dans les arts illustre toute l’ambivalence de la catharsis telle que la définit Didier Deleule : en tant que purification, « la contemplation esthétique participe du phénomène d’ascèse, du renoncement, par métamorphose interne d’un certain type d’émotions 26 » ; en tant que purgation, elle « participe du phénomène de l’excès, de la saturation, par libération directe d’un surplus affectif ». De ce mouvement double et circulaire naît un plaisir esthétique. L’horreur transmute les émotions « d’évitement 27 » que sont la peur et le dégoût en émotions « d’approche » comme la surprise, la joie, l’intérêt ou la jouissance. L’horreur rejoint ainsi d’autres catégories esthétiques : par le biais du grotesque, elle s’associe au rire ; par l’excitation qu’elle provoque, elle se marie à l’érotisme, voire à la pornographie ; par la fascination qu’elle engendre, elle confine au sublime. De fait, Edmund Burke qualifie le sublime d’« horreur délicieuse 28 ». Or, le latin horror évoque, on l’a vu, le « frisson religieux ». Dès lors, le sentiment de répulsion qui compose l’horreur n’est peut-être qu’une des manifestations du mysterium tremundum, la terreur mystique et néanmoins fascinante qui naît de la contemplation du numineux, expression par laquelle Rudolf Otto désigne l’expérience intime du sacré :

 

Le sentiment d’horreur n’est pas la crainte naturelle et ordinaire, c’est déjà la première apparition et comme un vague pressentiment du mystérieux sous la forme rudimentaire du « sinistre », la première évaluation d’après une catégorie qui ne se trouve pas dans le domaine commun et naturel et ne s’applique pas à quelque chose de naturel  29.

 

Même provoquée par une cause rationnelle, l’horreur reste confusément liée à l’irrationnel.

L’horrible pour sa part « qualifie ce qui fait naître l’horreur 30 » ; il s’incarne dans une figure, le monstre, et dans un attribut, le monstrueux. Le monstre, c’est l’« [ê]tre, l’animal fantastique 31 », l’« [a]nimal réel gigantesque ou effrayant », l’« [ê]tre vivant ou[l’]organisme de conformation anormale » ; c’est aussi la « [p]ersonne d’une laideur effrayante », ou « effrayante par son caractère, son comportement (spécialement sa méchanceté). Le substantif monstre dérive du latin monstrum 32 (de monere, « avertir », « éclairer », « inspire », dérivé de monstrare, « montrer », « indiquer » 33), terme du vocabulaire religieux désignant le « prodige qui avertit de la volonté des dieux », puis l’« objet de caractère exceptionnel » ou l’« être de caractère surnaturel ». Le monstrueux, c’est ce qui « a la conformation d’un monstre », ce qui est « [d]ifforme 34 », qui est « d’une taille, d’une intensité prodigieuse et insolite », qui « choque extrêmement la raison ou la morale ». Sous la double apparence du monstre et du monstrueux, l’horrible se montre : il symbolise la transgression d’un ordre esthétique, morale ou physique ; il déclenche une réaction de répulsion et de fascination ; il traduit sous une forme artistique le mysterium tremundum.

Poétiquement, la représentation de l’horreur semble reposer sur trois principes : de vocation épiphanique, cette représentation emprunte au modèle rhétorique de l’hypotypose, que ce soit sur le mode de la prétérition (ne pas montrer l’horrible), de l’euphémisme (suggérer l’horrible) ou de l’hyperbole (montrer l’horrible) ; de nature perlocutoire, elle vise à provoquer une réaction émotionnelle violente chez le public ; de tendance narrative, elle privilégie les arts impliquant une temporalité. C’est sur ce point que l’on gagne à distinguer entre les deux grandes formes de peur que suppose l’horreur : d’une part la terreur, qui est cette « [c]rainte très intense 35 », « due à un risque très grave, une menace suspendue portant sur quelque chose de fondamental » ; d’autre part l’épouvante, cette « [t]erreur violente et soudaine causée par un événement ou un phénomène extraordinaire et imprévu, provoquant trouble et angoisse 36 ». Comme l’explique Marina Scriabine, les « arts se déroulant dans le temps […] sont particulièrement propices 37 » à l’épouvante et « permettent à l’auteur de conditionner le public, de ménager le moment du choc psychologique et de prolonger l’angoisse en retardant le dénouement ». Les œuvres d’horreur instaurent un climat de terreur et maintiennent une tension narrative dont la résolution – la monstration de l’horrible – provoque une réaction d’épouvante. Si l’horreur dans les arts est une émotion esthétique, elle correspond également à une émotion « fictionnelle 38 ».

Mais avant d’aller plus loin, il convient encore de distinguer l’horreur du fantastique. En effet, l’horreur est souvent décrite comme une sous-catégorie du fantastique. Ainsi, en anglo-américain le terme horror met l’accent sur la peur et le choc 39. De même, l’expression horror story se réfère à une histoire rapportant des faits étranges et effrayants conçue pour divertir le public 40. Et surtout, dans le vocabulaire de la critique anglo-saxonne la notion d’horror englobe le fantastique et l’horreur. Cette confusion est compréhensible : d’une part, les récits horrifiques et fantastiques sont des œuvres à sensations qui s’adressent moins à la tête qu’au cœur et au corps ; d’autre part, le fantastique et l’horreur ont la peur (la terreur et/ou l’épouvante) en commun ; enfin, les deux notions sont historiquement liées, et ce dès le roman gothique. Néanmoins, il est aisé de les distinguer : le fantastique est presque toujours surnaturaliste, ne serait-ce que sur le mode de l’hypothèse, et l’horreur non ; le fantastique peut convoquer l’horreur, mais l’horreur n’est pas un élément essentiel du fantastique ; l’horreur ne se limite pas aux récits fantastiques et s’étend, entre autres, au genre policier, au thriller et à la science-fiction. Les deux notions se situent en réalité à des niveaux différents : si l’horreur est vécue comme une émotion esthétique et fictionnelle, le fantastique procède plutôt d’un pacte narratif fondé sur une « pétition de créance 41 » : « [l]a crédulité que le miracle exploite religieusement et que le merveilleux sollicite par convention, le fantastique l’impose grâce à la rigueur d’une organisation […] basée sur la contamination du surnaturel par le naturel 42 ». Confondre le fantastique et l’horreur, c’est se méprendre sur l’une et l’autre des deux notions.

Il n’y aurait donc pas un « genre horrifique » à proprement parler, mais des « genres horrifiques » néanmoins très codifiés et déclinant tout un paradigme de thèmes, de motifs et de procédés éprouvés. Ce large corpus nourrit – et même revendique – une intertextualité très forte. Plus encore, ces œuvres fonctionnent de manière spéculaire et reflètent leur propre fonctionnement. Le phénomène n’est pas nouveau : le roman gothique se distinguait déjà par la mise en lumière de ses clichés, de ses redites et de ses automatismes 43. Mais comme l’écrit Antonio Dominguez Leiva, « c’est dans le sillage de la récupération pop des formules postmodernes que s’est opéré le véritable tournant métafictionnel du genre 44 ». Cette métahorreur se surimpose au climat horrifique et se manifeste à plusieurs niveaux : à l’échelle des œuvres, les créateurs signalent la nature fictionnelle de leur récit, affichent ses références tout en soulignant sa fonction perlocutoire de manière subtile ou caricaturale ; à l’échelle du corpus, l’emprunt, l’allusion, la citation, le pastiche et la parodie sont autant de moyens de s’approprier la matière horrifique et de la renouveler par la réécriture et la ré-imagination 45. La métahorreur est exemplaire d’une culture de masse qui a érigé la référence et l’autoréférence en principes ; elle rappelle également que la fonction cathartique de l’horreur se double d’une fonction ludique ; elle met en relief et renforce la connivence qui existe entre créateurs et public. Car l’horreur est un jeu, une distanciation de l’horrible qui s’effectue par le biais de l’art et de l’artifice.

Reste à cerner ce qui fonde la singularité du récit filmique par rapport aux autres formes d’expression. Dans L’Excellence de chaque art, Thierry Groensteen écrit que « [t]oute œuvre narrative est le résultat d’une rencontre et d’une négociation entre les virtualités du sujet traité et les capacités du média choisi 46 ». Formulés par Philippe Marion, les concepts de médiativité et de médiagénie permettent de décrire cette articulation. La médiativité est « cette capacité propre de représenter – et de placer cette représentation dans une dynamique communicationnelle – qu’un média possède quasi ontologiquement 47 » ; la médiagénie est la possibilité pour certains récits « de se réaliser de manière optimale en choisissant le partenaire médiatique qui leur convient le mieux et en négociant intensément leur “mise en intrigue” avec tous les dispositifs internes à ce média 48 ». D’une part, la médiagénie filmographique de l’horreur découle de ses présupposés poétiques, à savoir sa vocation épiphanique, narrative et perlocutoire ; elle présente des affinités particulières avec les moyens d’expression audiovisuels, qui mettent l’horreur en récit et en spectacle. D’autre part, le récit filmique tire profit d’une médiativité redoutable : ses possibilités techniques en constant progrès permettent d’orchestrer des hypotyposes de l’horreur d’un réalisme saisissant ; grâce à l’image animée et à la bande-son, les films et les séries racontent des histoires qui sont d’abord des expériences narratives, affectives et sensorielles. Toutefois, en tant que simulacre réaliste le récit filmique autorise dans le même temps une distanciation rassurante qui encourage la catharsis.

L’horreur à l’écran est assurément un monstre : c’est la rencontre d’un plaisir de voir et d’un besoin de montrer, ou d’un besoin de voir et d’un plaisir de montrer. Mais jouant sur le non-dit et le mystère, sur le champ et le hors-champ, ces œuvres horrifiques laissent entrevoir des univers plus vastes et plus terrifiants.

 

Horreur et fiction

Le concept de « genre horrifique » a montré ses limites : doit-on lui préférer celui de « fiction horrifique » ? En effet, par un glissement métonymique que les dictionnaires cependant n’ont pas encore enregistré, le terme « fiction » peut s’employer, dans les discours critiques et médiatiques, pour désigner toute sorte d’œuvres audiovisuelles narratives. Le mot semble pratique, mais il faut s’entendre sur son acception.

La notion est complexe, car polysémique 49 : pour la logique, la fiction apparaît comme une contre-vérité ; pour la sémantique et la narratologie, elle constitue un monde inventé cohérent et vraisemblable représenté dans une création artistique ; pour les théoriciens de la littérature, la fiction est un genre littéraire regroupant les œuvres d’imagination (roman, conte, nouvelle etc.) par opposition à la non-fiction, qui regroupe les formes dénotant le monde réel (chronique, témoignage, biographique, autobiographie etc.) ; pour la psychologie cognitive, la fiction correspond à un état mental vécu par les sujets impliqués dans diverses formes de jeux de rôles (lecture, théâtre, cinéma, jeux vidéo et jeux traditionnels).

Adoptant une approche synthétique inspirée de la pragmatique, Jean-Marie Schaeffer définit la fiction comme une « feintise ludique partagée 50 » : distincte du leurre et du mensonge, la fiction se fonde sur un consensus énonciatif, une conscience commune de l’expérience fictionnelle ; différente de la tromperie et du mythe, qui imposent la croyance, la fiction produit des représentations auxquelles le sujet adhère par jeu, en suspendant volontairement et momentanément son incrédulité, pour paraphraser Coleridge 51. Cette feintise procède d’une « immersion fictionnelle 52 », opération mentale présentant quatre caractéristiques : l’inversion hiérarchique des relations entre imagination et perception ; la coexistence simultanée des mondes fictionnel et réel ; l’incomplétude des représentations imaginaires, qui dynamise le processus d’immersion fictionnel ; l’investissement affectif du sujet, enfin, qui se projette dans la fiction.

Réfutant, d’une part, les approches sémantiques et narratologiques, qui réduisent la fiction à un texte ou à une structure narrative, et dépassant, d’autre part, l’opposition entre le vrai et le fictif, qui postule un rapport foncièrement conflictuel au réel, Jean-Marie Schaeffer redéfinit la fiction comme un « genre de la réalité 53 », un « dispositif fictionnel 54 » plutôt qu’une propriété de l’œuvre, une « modélisation du réel 55 » traduisant un rapport particulier au monde positif. Cette avancée théorique présente l’avantage d’étendre la notion de fiction à toutes les formes de jeu ainsi qu’aux récits filmiques. Chaque dispositif fictionnel met en œuvre un « vecteur d’immersion 56 » et une « posture d’immersion ». Les dispositifs comme le cinéma et la télévision créent une « simulation de mimèmes quasi perceptifs 57 ». Les fictions audiovisuelles sont des fictions par excellence car, à la différence des fictions verbales, elles font vivre au spectateur une « expérience pluriperceptive 58 ». Aristote a montré que l’espèce humaine imitait par nature et qu’elle prenait un grand plaisir aux représentations. Il y aurait donc selon Jean-Marie Schaeffer une « sélection culturelle des imitations les plus réussies 59 », ce que confirme l’articulation de la médiagénie des sujets et de la médiativité des supports.

Cependant, la fiction est trop souvent réduite à sa dimension narrative ; or, le récit fictionnel peut être défini comme la mise en œuvre d’un univers fictionnel. Pour Thomas Pavel, il s’agit d’un monde imaginaire, plus ou moins similaire au nôtre, dans lequel évoluent des personnages fictifs auxquels sont attachées des situations. Selon Lubomír Dolězel, cet univers possède trois propriétés essentielles. Premièrement, ses éléments sont homogènes 60. Deuxièmement, il résulte d’un acte créateur et par conséquent, il demeure à la fois incomplet et complétable 61. Troisièmement, il présente une structure concentrique : au centre, se trouve le noyau constitué par des propositions narratives minimales ; à la périphérie, se dessine un cadre spatio-temporel implicite ; au-delà, s’étend un espace de potentialités narratives stimulant l’imagination du lecteur ou du spectateur 62. Dans la culture de masse, les univers fictionnels tendent ainsi à se développer sous forme d’univers étendus, et ce sur différents supports (films, séries, livres, BD, jeux vidéo…). Pour décrire ce processus, Henry Jenkins propose le concept de transmedia storytelling, ou narration transmédiatique :

 

Le transmedia storytelling représente un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés systématiquement à travers de multiples plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement unifiée et coordonnée. Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de l’histoire  63.

 

Le corpus horrifique offre de nombreux exemples de telles narrations. On peut citer le cas du Projet Blair Witch (The Blair Witch Project, 1999), de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez : l’univers du film, esquissé dans le premier long métrage, s’est décliné en suites, en site web et en jeux-vidéos. De façon encore plus significative, les films Alien et Predator ont engendré leurs propres univers étendus. Un cross-over, publié chez Dark Horse Comics en 1989, fait se rencontrer les deux monstres. Depuis, l’univers Alien vs Predator s’est considérablement enrichi, proposant des romans, des films, des bandes dessinées et des jeux vidéo. Pour le plus grand plaisir du public, les récits horrifiques appellent des continuations et des extensions ; ils prospèrent à la faveur d’un décloisonnement médiatique qui semble désormais la règle.

On parlera donc de « fictions horrifiques » pour évoquer ces œuvres qui, dans différents domaines artistiques et médiatiques, travaillent, au moyen d’une feintise ludique partagée, à immerger le destinataire dans des univers fictionnels potentiellement étendus et transmédiatiques marqués du sceau de l’horreur. En raison de leur médiagénie filmographique, ces fictions sont majoritairement de nature filmique.

 

L’horreur numérique

La révolution numérique qui a marqué ces deux dernières décennies a profondément modifié le paysage socio-culturel. Le numérique est une notion d’ailleurs complexe : suivant Éric George et Lena Hübner, le terme renvoie

 

non seulement à une réalité d’ordre technique, mais également à des considérations d’ordre économique, liées à la concentration et à la convergence des entreprises culturelles et médiatiques, ou bien d’ordre politique, avec la mise en place de nouveaux types d’aides publiques de soutien au secteur, ou bien encore d’ordre culturel, avec l’essor d’une « culture du numérique » en lien avec les dispositifs techniques interactifs  64.

 

On peut se demander dans quelle mesure cette révolution a affecté la création et la réception des fictions horrifiques.

Durant tout le XXe siècle, l’horreur a profité de chaque nouveau support médiatique. Ces inventions induisent des régimes fictionnels qui ne sont pas concurrents, comme on pourrait le croire, mais complémentaires : ils convergent en pratique et vont dans le sens d’une immersion fictionnelle plus profonde. En effet, le cinéma projette, ritualise et sacralise l’expérience horrifique ; le grand écran impressionne le spectateur. La télévision diffuse l’horreur, l’installe dans l’intimité et le quotidien du téléspectateur ; le petit écran provoque chez lui une émotion singulière. Cette émotion, la vidéo la fétichise ; en l’affranchissant des contraintes imposées par les séances et les grilles de programmes, les cassettes, les DVD et enfin les fichiers vidéo, stockés sur les appareils ou lus en ligne, permettent au consommateur de s’approprier les fictions horrifiques. Les jeux vidéo, enfin, réalisent ces fictions en tant qu’expériences subjectives et totales.

Pour des raisons esthétiques, morales et économiques, les fictions horrifiques ont durant des décennies occupé une position ambivalente : marginalisée voire rejetée par la culture savante, l’horreur a tout au long du siècle nourri l’imaginaire populaire. Bien entendu, l’histoire du cinéma compte un certain nombre de films d’horreur parmi ses classiques et de nombreux festivals rendent hommage à ces productions ; néanmoins, il faut se rappeler que longtemps, l’essentiel de ces films était rangé dans la catégorie des séries B et qu’ils étaient souvent projetés dans des cinémas de quartier, voire dans des salles dédiées, à l’imitation des films érotiques et pornographiques. Certes, la télévision leur a accordé une audience nouvelle et plus large, mais toujours dans les limites de la « deuxième partie de soirée », ou plus tard, sur les chaînes spécialisées. Cependant, le succès de la VHS dans les années 1980 et 1990 a permis à ces œuvres de conquérir un public de cinéphiles passionnés, qui ont vu dans l’horreur l’expression d’une contre-culture cinématographique opposée à un cinéma institutionnel considéré comme guindé et consensuel.

Mais depuis les années 2000, les fictions horrifiques sont beaucoup plus lucratives et elles ont ainsi pleinement intégré le mouvement de massification culturel. Les récents triomphes commerciaux le confirment : les deux films consacrés à Ça (2017 et 2019) de Stephen King font partie des productions les plus rentables des dernières années et les grandes séries horrifiques telles que The Haunting (2018) ou Stranger Things (2016), pour ne citer que les plus connues, sont légion. La culture populaire et les fictions pour la jeunesse témoignent de la vitalité nouvelle de ces fictions qui transcendent les catégories, les médias et les modes énonciatifs pour s’épanouir sur les chaînes de télévision comme HBO, FX ou AMC, à travers le système de replay des chaînes virtuelles et plus encore sur les plates-formes de streaming comme Netflix, Hulu ou encore Shadows : cette dernière est exclusivement consacrée à l’horreur, signe que l’industrie du divertissement, bien avant les instances de légitimation, a parfaitement cerné les goûts du public actuel. Les raisons de ce succès sont sans doute diverses et s’inscrivent pleinement dans l’ère numérique. On peut en esquisser quelques-unes.

D’une part, les effets spéciaux atteignent aujourd’hui un niveau époustouflant. Les trucages n’ont rien de gratuit dans le domaine des fictions de l’imaginaire : au contraire, la nature factice des images numériques consacre le primat de l’imagination face à celui de l’imitation. Les images fabriquées remplissent pleinement désormais leur mission épiphanique et renforcent l’immersion fictionnelle.

D’autre part, l’émergence des networks, le développement d’Internet et l’apparition des appareils connectés a bouleversé notre rapport à la fiction cinématographique et télévisuelle. Selon Sophie Dubois-Paradis, Martin Têtu et Ariane Filion, la multiplication des écrans aurait produit une forme neuve de culture populaire, à savoir la  « culture de l’écran » :

 

Une forme de lien social se développerait de la sorte autour de la participation à cette nouvelle culture de l’écran, où sont conjuguées les précédentes technologies audiovisuelles (télévision, VHS, DVD, jeux vidéo, Internet, etc.) et leur circulation/remédiation maintenant exponentielle via Internet, accessible sur une multitude de supports et à volonté  65.

 

Désormais, l’immersion dans les fictions horrifiques s’effectue de manière quotidienne et discontinue, proprement à loisir, sur un mode pour une part individuel et pour l’autre part collectif. De plus, les films et les séries sont de façon générale plus nombreux, plus immédiatement disponibles. De l’avis de Marjolaine Boutet, les séries, surtout, connaissent un nouvel âge d’or :

 

Il est trop tôt pour dire que les séries télévisées sont l’art majeur du XXIe siècle. En revanche, en tant que forme d’expression, elles ont sans aucun doute acquis une maturité et une dose d’inventivité qui en font des objets complexes et passionnants, avec une liberté de ton que beaucoup de films de cinéma n’ont plus  66.

 

Le développement de la sériephilie et la reconnaissance critique dont jouit désormais ce format a sans nul doute profité aux fictions horrifiques 67.

Enfin, les pratiques et les expériences spectatorielles se transforment. Comme le montrent Lucien Perticoz et Catherine Dessinges, le télé-spectateur tend à devenir un « télé-créateur 68 », un individu idéal qui « se serait affranchi ou non de la grille de programmes via l’usage de plateformes – légales ou non – de mise à disposition (Netflix, Amazon) ou de logiciels de peer-to-peer », qui « visionnerait ses séries sur un ou différents types d’écrans connectés (poste de télévision, écran d’ordinateur, tablette, smartphone, etc.) », et pour qui « le visionnage serait une étape donnant lieu à de nouvelles créations (fanfictions, parodies, blogs de fans, etc.) ». Entre l’archétype du télé-spectateur soumis au programme et ce « télé-créateur » idéal, le « télé-acteur » sera celui qui

 

dispose des mêmes caractéristiques que le télé-créateur mais dont les pratiques (sans aller jusqu’à la production de nouveaux contenus créatifs) se traduisent par différentes modalités de partage, de prescription, de recommandation et/ou des interactions avec les différents acteurs qui participent à la production de ces contenus […]  69.

 

On ajoutera que ce « télé-acteur » demeure un « spectateur » dans la mesure où cette nouvelle forme de visionnage concerne également les longs métrages, qu’ils soient produits pour le cinéma, la télévision ou les plates-formes. En outre, ces nouvelles postures contribuent à la création de « communautés interprétatives 70 », qui permettent à un public maîtrisant son sujet et ses références, de s’impliquer de son propre chef dans la création et la génération du sens des œuvres qu’il plébiscite.

Ces changements accompagnent les dynamiques transmédiatiques et métafictionnelles qui régissent désormais la culture de masse ; ils confirment et consolident la place de l’horreur dans le champ culturel et favorisent le phénomène d’immersion fictionnelle propre au genre tout en amorçant des métamorphoses esthétiques et formelles qu’il serait intéressant d’étudier.

Avant les années 2000, l’amateur de film d’horreur fréquentait les cinéclubs, collectionnait les cassettes VHS ou parcourait les programmes télévisés. Depuis, les chaînes thématiques sont apparues et l’usage de l’internet s’est généralisé. Le téléchargement et le streaming ont pris une ampleur telle que l’on peut visionner un film ou un épisode d’une série presqu’à tout moment, sur son ordinateur, sa tablette ou son téléphone portable. Dans quelle mesure ces nouveaux écrans et ces nouveaux modes énonciatifs influencent-ils les pratiques du public et la représentation de l’horreur ? Retraçant l’histoire des Contes de la crypte, Stéphane Ledien révèle les liens qu’entretiennent les différentes formes de streaming et le processus de nostalgie qui a érigé cette fiction horrifique au rang de série culte. Revenant sur l’importance qu’a jouée la vidéo dans l’essor des fictions horrifiques, Tinam Bordage choisit une approche à la fois esthétique et sociologique afin d’analyser un phénomène de désacralisation engendrant de nouvelles formes de monstration de l’horreur. Analysant le fonctionnement complexe des algorithmes de recommandation de Netflix, Émeline Chauvet et Sylvie Périneau-Lorenzo montrent comment le genre de l’érotico-horrifique, malgré son invisibilité générique, infiltre le catalogue de la plate-forme. Gabriel Gaudette se propose pour sa part d’analyser les conditions médiatiques de production et diffusion de la série Marble Hornets, lesquelles ont permis de canaliser l’essence horrifique du Slender Man et de cristalliser cette figure contemporaine du croque-mitaine contemporain dans l’imaginaire collectif. Enfin, Hélène Godin décrit avec précision la nouveauté du dispositif narratif et horrifique de Host (2021) de Rob Savage, film conjuguant streaming pluriel et pluralité des écrans.

Dans le vaste champ de la culture de masse, la citation, l’emprunt et la réécriture sont de mise. L’horreur n’échappe pas à la règle et depuis des décennies, les adaptations, les remakes et autres ré-imaginations nourrissent le genre : entre la littérature, le cinéma, la bande-dessinée et la télévision, les échanges sont nombreux et constants. Les nouvelles fictions horrifiques puisent à cette source, multipliant les références explicites ou les clins d’œil au spectateur. Quelles sont les tendances et les modalités de cette réécriture dans l’univers du streaming ? Étudiant un corpus de films et de séries récentes, Isabelle-Rachel Casta met au jour les liens que ces productions entretiennent avec les paradigmes gothique et fantastique : sources littéraires et cinématographiques se mêlent et se croisent dans un mouvement de nature anthologique. De même, Mike Zimmerman se penche sur la présence de Lovecraft dans les fictions récentes et questionne le sens et la forme de ces adaptations.

La série est peut-être la forme narrative dominante aujourd’hui. Dans le domaine des longs métrages, les diptyques, les trilogies ou les sagas foisonnent. Les séries d’horreur, feuilletonnesques ou anthologiques, constituent une part importante du catalogue des chaînes virtuelles et des plates-formes de vidéo à la demande. Les formats évoluent, les épisodes se font plus longs et se rapprochent des films en termes de réalisation, de rythme et de durée. On peut se demander comment ce principe poétique et économique de sérialité informe la fiction horrifique. C’est ce que s’attache à faire Andréa Romani-Parthonnaud dans son étude de The Haunting of Bly Manor, série où la narration sérielle est mise au service d’un drame intime aux visées militantes et inclusives.

Le récit d’horreur revêt de plus en plus souvent un sens allégorique. Mais on peut à bon droit s’interroger sur la portée métaphorique des fictions horrifiques contemporaines tant elles abordent de manière explicite, frontale, voire didactique, les questions qui animent nos sociétés : Titane en offre un bon exemple. Il serait intéressant de réévaluer la forme et les fonctions de l’argumentation dans ces œuvres qui touchent désormais un très vaste public. Nadine Boudou interroge ainsi à nouveaux frais la figure iconique du zombie, image et métaphore absolues du concept d’horreur en ces temps d’éco-anxiété.

Ce dossier, réunissant les travaux de tous horizons, n’a pas pour finalité une révolution théorique mais d’ouvrir la voie à de futures réflexions sur la forme, le sens et la fonction des fictions horrifiques à l’ère du numérique.

 

  1. Verbatim du discours de réception de la 74e Palme d’Or du Festival de Cannes par Julia Ducournau, Allociné, 17/07/2021, https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18701263.html.
  2. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, « Monstre », pp. 644-645, in Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, « Bouquins », p. 645.
  3. Alain Julien Rudefoucauld, « Le Monstre et le visuel. Monstruosité du cinéma », Imaginaire et inconscient, n°13, 2004, « Les Représentations du monstrueux », Jacques Arènes (dir.), pp. 109-115, p. 112.
  4. Alexandre Janowiak, « Titane : critique d’une mutation palme d’or », Écran large, 16/05/2022, https://www.ecranlarge.com/films/critique/1387644-titane-critique-dune-mutation-palme-dor.
  5. Adrien Gombeaud, « Titane » : Julia Ducournau ou l’horreur gentrifiée », Les Échos, 14/07/2021, https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/titane-julia-ducournau-ou-lhorreur-gentrifiee-1332130.
  6. Thomas Desroches, « Titane : pourquoi la Palme d’Or n’est pas nommée au César du meilleur film ? », Allociné, 23/02/2022, https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18707164.html.
  7. Balzac, Illusions perdues (1837).
  8. Alain Riou, « Cinéma : ces peurs qui nous habitent », Imaginaire & Inconscient, n° 22, 2008, « Ces peurs qui nous habitent », Geneviève de Taisne, Michèle Taillandier (dir.), pp. 73-82, p. 73.
  9. Vincent Pinel, Genres et mouvements au cinéma, Paris, Larousse, « Essais et documents », 2017, p. 124.
  10. Ibid., p. 124.
  11. Philippe Rouyer distingue sept grandes catégories thématiques : « les tueurs fous (inspirés ou non de la réalité) ; les non-morts (les zombies et les vampires) ; les monstres créés par l’homme (Frankenstein et ses dérivés) ; les monstres extraterrestres ; les revanches de la nature (les animaux monstrueux et les autres catastrophes provoquées ou non par l’homme) ; les pouvoirs de l’occulte (sorcellerie, esprits et autres diableries) ; les métamorphoses » (Philippe Rouyer, Le Cinéma gore : une esthétique du sang, Paris, Le Cerf, 1997, p. 18 ».
  12. « [L]e cinéma d’horreur ne privilégie pas tant l’intrigue elle-même (alors que c’est souvent le cas dans le cinéma fantastique où une enquête guide la succession des événements) que la succession des scènes d’horreur : le quoi et le pourquoi n’ont pas autant d’importance que le comment et le quand (comment et quand tous ces personnages vont-ils être assassinés ?) » (« Horreur », in Dictionnaire mondial du cinéma, Paris, Larousse, 2011, p. 487)
  13. Éric Dufour, Le Cinéma d’horreur et ses figures, Paris, PUF, « Lignes d’art », 2006.
  14. Sur ces questions, voir Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma, Paris, Armand Colin, 2015.
  15. On peut citer le film de zombies, le slasher, le survival, le film de vampire, les films de possession et de hantise ou encore le folk horror. La liste est longue.
  16. Vincent Pinel, Genres et mouvements au cinéma op. cit., p. 124.
  17. Christian Oddos, « La Tripe cinématographique », Solaris, no 81,‎ 1988, p. 41.
  18. L’acte performatif selon John Longshaw Austin se définit par deux effets distincts : l’effet illocutoire, qui renvoie à la portée performative de l’énoncé sur le plan conventionnel ; l’effet perlocutoire, qui décrit l’effet psychologique de l’énoncé sur le destinataire (John Longshaw Austin Quand dire, c’est faire, Gilles Lane [trad.], Paris, Seuil, 1970, p. 112-115.
  19. Stephen King se souvient de ces programmes avec nostalgie dans son Anatomie de l’horreur : « Je ne vais pas me lancer dans une dissertation sur les raisons de la mort de la radio, ni sur sa supériorité par rapport à la télé en tant qu’outil d’éveil de l’imagination […]. » (Stephen King, Anatomie de l’horreur, Paris, J’ai lu, 1997, pp. 164-168)
  20. « Horreur », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, https://www.cnrtl.fr/etymologie/horreur.
  21. « Horreur », Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1996, p. 1102.
  22. « Horrible », Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 1102
  23. Sur l’horrible, voir Alkemie, n°28, 2021, « L’Horrible », Mihaela-Genţiana Stănişor, Răzvan Enache (dir.).
  24. « Les émotions « esthétiques » sont typiquement déclenchées par la perception d’œuvres d’art ou de spectacles de la nature qui possèdent des valeurs produisant, par exemple, un ressenti de sublime ou de fascination » (David Sander, « Psychologie des émotions », in Encyclopædia Universalis, http://www.universalisedu.com/encyclopedie/psychologie-des-emotions).
  25. Anne Souriau, « Horreur/Horrible », pp. 835-836, in Étienne Souriau (dir.), Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, « Quadrige / Dicos poche », 2009, p. 835.
  26. Didier Deulele, « ART (Aspects esthétiques) – La contemplation esthétique », in Encyclopædia Universalis, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/art-aspects-esthetiques-la-contemplation-esthetique
  27. David Sander, « Psychologie des émotions », op. cit.
  28. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Baldine Saint Girons (trad.), Paris, Vrin, « Les Philosophiques », 2009, [1803], p. 227.
  29. Rudolf Otto, Le Sacré, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 1969, p. 31.
  30. Anne Souriau, « Horreur/Horrible », op. cit., p. 835.
  31. « Monstre », Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 1434.
  32. « Monstre », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, https://www.cnrtl.fr/definition/monstre.
  33. « Monstrum », Félix Gaffiot, Dictionnaire Français-Latin, Paris, Hachette, 1934, p. 993.
  34. « Monstrueux », Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 1434.
  35. Anne Souriau, « Terreur », p. 1342, in Étienne Souriau (dir.), Vocabulaire d’esthétique, op. cit.
  36. Marina Scriabine, « Épouvante », pp. 678-679, in Étienne Souriau (dir.), Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p. 679.
  37. Ibid., p. 679.
  38. David Sander, « Psychologie des émotions », op. cit.
  39. « [A] feeling of great shock or fear » (« Horror », Oxford Learner’s Dictionary, https://www.oxfordlearnersdictionaries.com/definition/english/horror?q=horror.)
  40. « [A] story about strange and frightening things that is designed to entertain people », Oxford Learner’s Dictionary, https://www.oxfordlearnersdictionaries.com/definition/english/horror-story.
  41. Christian Chelebourg, Le Surnaturel, Poétique et écriture, Paris, Armand Colin, « U », 2006, p. 35.
  42. Ibid., pp. 35-36.
  43. Selon Francis Lacassin, telle est la recette du roman gothique : « un vieux château dont la moitié est en ruine, un long corridor avec beaucoup de portes, dont plusieurs doivent être cachées, trois cadavres encore toutsanglants » (Francis Lacassin, « Quand les statues saignaient du nez », Romans terrifiants, Paris, Robert Laffont, 1984, p. VII). Voir également, Maurice Lévy, Le Roman « gothique » anglais, 1764-1824, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1995.
  44. Antonio Dominguez Leiva, introduction au dossier thématique « Métahorreur(s) », http://popenstock.ca/dossier/metahorreurs.
  45. La ré-imagination est le terme qu’emploie Tim Burton pour définir sa conception d’un cinéma fondée sur transformation d’images héritées et accumulées en images neuves et originales. Voir à ce propos Florence Cheron, Tim Burton, un cinéma de la ré-imagination, Arras, Artois Presses Université, « Lettres et civilisations étrangères », 2023.
  46. Thierry Groensteen, L’Excellence de chaque art, Tours, Presses universitaires François Rabelais, « Iconotextes », 2018, https://books.openedition.org/pufr/29530.
  47. Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n° 7, 1997, « Le Récit médiatique », pp. p. 61-87, p. 79
  48. Ibid., p. 80.
  49. Sur la fiction, voir Christine Montalbetti, La Fiction, Paris, GF, « Corpus », 2019.
  50. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 148.
  51. « [W]illing suspension of disbelief » (Samuel Taylor Coleridge, La Ballade du vieux marin et autres textes, Jacques Darras [trad.], « Autobiographie littéraire, chapitre XIV », Paris, Gallimard, « NRF Poésie », 2013, p. 379).
  52. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, op. cit., pp. 179-198.
  53. Ibid., p. 212.
  54. Ibid., p. 242
  55. Ibid., pp. 198-230.
  56. Ibid., p. 244.
  57. Ibid., p. 255.
  58. Ibid., p. 255.
  59. Ibid., p. 237.
  60. Lubomir Dolezel, Heterocosmica, Baltimore, The John Hopkins University, 1998, p. 17.
  61. Ibid., p. 99.
  62. Ibid., pp. 170-173.
  63. « Transmedia storytelling represents a process where integral elements of a fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels for the purpose of creating a unified and coordinated entertainment experience. Ideally, each medium makes its own unique contribution to the unfolding of the story. » (Henry Jenkins, « La Licorne origami contre-attaque. Réflexions plus poussées sur le transmedia storytelling », Mélanie Bourdaa [trad.], Terminal, n°112, 2013, « Le Transmedia storytelling », Jacques Vétois (dir.), p. 11-28, p. 13. Article original : Henry Jenkins, « The Revenge of the Origami Unicorn: Seven Principles of Transmedia Storytelling (Well, Two Actually. Five More on Friday) », 12 décembre 2009, http://henryjenkins.org/blog/2009/12/the_revenge_of_the_origami_uni.html.
  64. Éric George, Lena Hübner, « Introduction », Cahiers du CRICIS, numéro spécial, 2017, « [Méta]morphoses numériques de la culture et des médias : quelques pistes de réflexion », Éric George, Lena Hübner, Karelle Arsenault (dir.), pp. 1-12, p. 2.
  65. Sophie Dubois-Paradis, Martin Têtu, Ariane Filion, « “Crise” ou “mutation” du public en salle ? Le cas du cinéma au Québec », ibid., pp. 115-126, p. 123.
  66. Marjolaine Boutet, « Les Séries télévisées sont-elles l’art majeur du XXIe siècle ? », Nectart, n°1, 2015, p. 107-117, p. 117.
  67. Sur ce point, voir notamment Jean-Pierre Esquénazi, Les Séries télévisées. L’avenir du cinéma ? Paris, Armand Colin, 2010 ; Hervé Glevarec, « Le Régime de valeur culturel de la sériephilie : plaisir situé et autonomie d’une culture contemporaine », Sociologie et sociétés, vol. 45, n°1, 2013, « Inégalités, parcours de vie et politiques publiques », Charles Fleury, Hicham Raïq (dir.), pp. 337-360, https://doi.org/10.7202/1016406ar ; Clément Combes, « Figures de la sériphilie. Des traits signifiants de la pratique des séries télévisées contemporaine à une typologie des amateurs », Terrains & travaux, vol. 31, n° 2, 2017, « Consommer autrement », Jean-Samuel Beuscart, Frédérique Giraud et Marie Trespeuch (dir.), pp. 223-243.
  68. Lucien Perticoz, Catherine Dessinges, « Du télé-spectateur au télé-visionneur. Les séries télévisées face aux mutations des consommations audiovisuelles », Études de communication, n°44, 2015, « Pratiques télévisuelles à l’ère du numérique », Élodie Kredens, Florence Rio (dir.), http://journals.openedition.org/edc/6309.
  69. Ibid.
  70. Stanley E. Fish, « Interpreting the Variorum », Critical Inquiry, vol. 2, n°3, 1976, pp. 465-485, p. 483.