
Buffo par Buten : le principe d’ambivalence
À une époque où la tendance, chez les observateurs du monde clownesque, était à déplorer le « déclin du clown 1 » sur les scènes et pistes françaises, l’apparition de Buffo, le clown créé par Howard Buten, a été remarquée aussi bien par les spécialistes que par le grand public. Alfred Simon évoque « la révélation de Buffo », qu’il tient pour « un événement important, peut-être capital 2 ». Arrivé en France au début des années quatre-vingt à la faveur du succès de son roman Quand j’avais cinq ans je m’ai tué 3, Howard Buten y a trouvé petit à petit un réseau, des lieux de diffusion visibles, une notoriété qui se refusaient à lui aux États-Unis. Après des premiers pas relativement discrets sur les scènes françaises, à Nantes et au Théâtre Daniel Sorano de Vincennes lors de la saison 1983-1984, Buten rencontre le succès à partir de 1987 : il évolue sur la scène du Café-Théâtre le Tintamarre, puis, entre autres, au Théâtre du Ranelagh, à l’Olympia, au Cirque d’hiver et au Théâtre du Rond-Point. En 1998, Buten reçoit le Molière du meilleur one man show, récompense qui manifeste la reconnaissance d’une partie de la profession théâtrale. Il s’est également produit avec succès en Suisse et en Belgique, mais également en Espagne et dans plusieurs pays africains. Le cœur de cette carrière internationale est toutefois resté la France et les pays francophones frontaliers. Avec Slava Polunin, représentant d’une veine russe reconnue de longue date, Howard Buten a probablement été le clown de scène le plus connu du grand public français dans les années 1990 et 2000. De fait, bien que Buten ait suivi la formation de clown organisée par le Cirque Ringling Bros, Barnum & Bailey, son univers esthétique le rattache nettement à une certaine tradition européenne du clown de scène ou de music-hall incarnée par Grock, référence privilégiée de l’artiste.
Sur le modèle de Grock, Howard Buten n’a jamais prétendu présenter qu’un seul spectacle évoluant petit à petit au fil du temps, de la maturation et des trouvailles. Un état du solo de Buffo, en date de 2005, a fait l’objet d’une captation de qualité qui permet une étude précise du langage clownesque élaboré par Howard Buten. Ce document précieux a été réalisé par Patrick Czaplinski sur la base de la longue série de représentations donnée de janvier à mars 2005 sur la grande scène du Théâtre du Rond-Point sous le titre Tout Buffo 4. Le spectacle peut être lu à la fois comme une suite de séquences autonomes – Buten parle d’une « série de sketches avec des transitions 5 » – et comme le déroulement d’une écriture globale et cohérente fonctionnant par progression, reprises et échos. Chaque moment du spectacle vaut donc doublement, à la fois pour lui-même et en dialogue avec l’ensemble. Ce solo et sa captation sont l’occasion d’examiner de près l’art de l’un des représentants éminents de l’histoire récente du clown. Ces ressources permettent en particulier de porter un regard sur le principe d’ambivalence qui anime de part en part le geste clownesque de Buten – ambivalence constitutive, qui est à la fois un reflet de celle qui anime le phénomène clownesque de manière quasiment générale, et la manifestation d’un art singulier.
Il y a, tout d’abord, le clown et le clown. La langue entretient l’équivoque. Le fait qu’en français le même mot serve à désigner à la fois le personnage clownesque et son interprète, couplé au fait que le clown est l’interprète d’un seul personnage, « son » clown, est un premier élément, cardinal, de l’ambivalence clownesque. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, Buffo est à la fois distinct de Buten et indissociable de lui. Buten souligne tout à la fois la différence et la proximité entre Buffo et Howard. D’une part, il admet que son clown a « un côté petit enfant 6 » qui vient directement de Buten lui-même. D’autre part, il déclare : « Mon personnage a vraiment sa petite vie à lui. On est tellement proches Buffo et moi, qu’une sorte d’interrupteur s’actionne dans la tête et le changement se produit instantanément 7 ». Pour Bruno Masi, « en Buffo, Buten a trouvé plus qu’une ombre : une part de lui-même à qui il prête son enveloppe, par intermittences 8. » En miroir de ce rapport entre l’artiste et son personnage, la relation que le public est invité à tisser avec le clown est elle-même ambivalente, entre prise de distance par rapport à celui qui est manifestement un Autre et instauration d’une connivence, voire d’une sympathie, avec celui dont les fragilités, les défaites et les drames ressemblent visiblement aux nôtres. Vu de la salle, le clown a vocation à se laisser percevoir comme un alter ego : à la fois un tout-autre du spectateur et une projection de celui-ci. Pierre Etaix a souligné la singularité du clown en tant qu’ « être hors du commun et paradoxalement très proche des autres 9 ». Meriem Menant, créatrice d’Emma la clown, a souligné à sa façon la vocation du clown à représenter chacun : « On rit, grâce au clown, de notre propre tragédie. Celle de devoir se porter, d’être vivant, d’être un humain 10. » La capacité du clown à être à la fois d’une totale singularité, inassimilable, et d’une profonde représentativité, est un élément majeur de son succès et de la fascination que suscite cette figure. Buten déclare ainsi espérer « que chacun trouvera un peu de lui-même pendant la soirée 11 », comme si la vocation de Buffo était de proposer un concentré d’humanité.
Selon les mots mêmes son créateur, Buffo représente sur scène « les tribulations fondamentales de l’humaine condition à l’état pur – sans aucun récit 12 ». Un être humain, l’espace de la scène et ses objets, la présence d’autrui en l’occurrence manifestée par le public : la scène de Buffo concentre l’attention sur un jeu de relations qui structure de manière fondamentale l’existence humaine. Michel Tournier a qualifié de « petit drame à trois 13 » le schéma de base de la robinsonnade : Robinson + l’île + Vendredi, comme épure de la relation soi / monde / autrui. Le solo de Buffo-Buten pourrait se résumer à la manière mathématique proposée par Tournier : Buffo + les objets + autrui. Le spectacle apparaît comme une manière de poser une loupe grossissante sur certains aspects fondamentaux de l’inscription humaine dans l’existence.
Du fait de la simplicité formelle de sa performance, réduite à un face à face avec le public et aux interactions avec un certain nombre d’objets, Buffo met en scène « les caractères les plus fondamentaux de la production humaine » identifiés par Leroi-Gourhan : « le geste, c’est-à-dire le domaine technique, et la parole, c’est-à-dire la dimension symbolique 14. » Tout, dans le solo, repose sur les relations que Buffo entretient avec ce qui l’entoure : le monde matériel d’une part, autrui d’autre part, autour notamment de la question de la parole. Le spectacle met en scène le drame d’être, qui est toujours un drame d’être avec – avec les objets, avec l’Autre. Et il se trouve que, dans le monde de Buffo, être avec est à la fois nécessaire et problématique. Les relations de Buffo avec ce qui l’entoure sont ainsi, par principe, placées sous le signe d’une profonde ambivalence. Au cœur de l’être scénique de Buffo se trouve une tension profonde, un « et à la fois » structurant qui fait du personnage une figure éminemment paradoxale, et en même temps susceptible de permettre, pour chacun des spectateurs, des instants de reconnaissance. Ce clown spécialiste de la conjonction des inconciliables met en scène avec acuité certains des liens fondamentaux, et fondamentalement mobiles, que l’humain construit avec le monde des choses et des êtres au sein duquel, qu’il le veuille ou non, il lui faut évoluer.
Gauche et adroit
Comme tout clown, Buffo s’inscrit dans la réalité d’une manière atypique. Pour lui, il n’y a pas d’évidence du réel. Sa condition est la découverte perpétuelle des objets et du monde qui l’entourent. Buffo est comme extérieur aux procédures et habitudes à travers lesquelles nous recevons comme une évidence une grande partie du réel. De cette posture fondamentale découle une ambivalence majeure : dans son rapport aux objets, il est tour à tour totalement dépassé et étonnamment virtuose. Il alterne les échecs en cascade et les soudaines réussites magiques. Il parvient à être tour à tour plus gauche que quiconque et plus adroit que n’importe qui.
Le costume de Buffo, qui l’inscrit dans la tradition de l’Auguste, signale classiquement une vocation à s’empêtrer dans le réel. Chaussures trop grandes, veste trop ample, nœud papillon tenu par une pince à linge : ce clown est, par vocation, mal ajusté. Il ne cesse pourtant de rechercher la confrontation avec la matérialité la plus concrète, au point d’en faire un élément essentiel de son mode de vie scénique. Des câbles en pagaille, un micro et son pied, un chiffon à carreaux, une trompette et son embouchure amovible, un balai, une poubelle à pédale, une chaise, un violoncelle, un duo de ‘violonceaux’ – bébés violons à l’échelle, respectivement, 1/16ème et 1/32ème – un tutu, une pince à linge, un cure-dents, une feuille portant une partition, des lunettes, un poulet en caoutchouc, une marionnette anthropoïde, un ballon de baudruche : l’aventure scénique de Buffo est jalonnée d’interactions avec une multiplicité d’objets, à la fois dérisoires et incontournables, qui prennent la dimension de véritables partenaires de scène et que Buten, en bonne logique, associe aux saluts clôturant le spectacle. Le solo clownesque se déroule en grande partie comme une succession de duos entre Buffo et tel ou tel objet, duos qui sont aussi des duels avec la matérialité. Tous les objets sont des occasions de jeu pour le clown ; ils sont aussi autant d’occasions de rencontrer des problèmes. Buffo est irrépressiblement attiré par les objets, avec lesquels il entretient une relation ludique et qui sont pour lui autant de portes vers des possibles. Dans le même temps, le clown se heurte aux objets, ce qui occasionne une série de gags qui, s’ils sont plutôt attendus, parviennent à surprendre par l’art avec lequel ils sont exécutés. Lorsque Buffo entreprend de jouer de la trompette, sa langue se coince dans l’embouchure, Buten s’inscrivant ce faisant dans les pas de Zavatta et de Jerry Lewis 15 ; intrigué par un micro, Buffo tente de le mordre, le percute et se casse une dent ; lorsqu’il essaie de lire une bande dessinée, il découvre que sa vue est mauvaise, et doit emprunter des lunettes à un spectateur ; après avoir emprunté les lunettes, il s’empêtre dans le sol, tombe et casse les lunettes ; sa mauvaise vue, manifestation concrète de sa vocation à se cogner aux choses, l’amène à se tromper sur le violoncelle, qu’il prend d’abord pour une dame aux formes généreuses 16. Le solo clownesque de Buten tisse une série de heurts avec le monde des objets.
Complémentairement à ces échecs et accidents récurrents, Buffo connaît des réussites magiques et des moments de grâce. Inexplicablement, si ce n’est par les pouvoirs du jeu, Buffo répare ce qui était rompu. Le brise-tout est mâtiné d’un prestidigitateur, voire d’un magicien. Pierre Etaix conseillait à l’apprenti clown de « faire un peu de magie, car l’irrationnel fait partie de l’univers du clown 17 ». Les lunettes du spectateur, détruites par une chute maladroite, retrouvent miraculeusement, en un clin d’œil, leur intégrité. Le violonceau, malencontreusement écrasé par le clown qui avait commis l’imprudence de poser à terre l’enfant-instrument, ressuscite inopinément après un bref séjour dans la poubelle à pédale. D’un geste de ses mains étrangement expertes, le clown fait apparaître portées et notes sur une partition qui semblait totalement vierge 18. Au chapitre de ces moments de grâce, il convient d’inscrire également les échappées musicales qui, pour quelques instants, suspendent le cours du cycle des échecs. Soudain, le clown se lance dans un air, parfaitement maîtrisé, de La Traviata de Verdi 19. Au-delà des couacs, des grincements et des gags qui surviennent inévitablement lorsque Buffo manipule des instruments de musique, le miracle de la mélodie advient : un air de trompette, un solo d’une batterie improvisée à partir d’une poubelle à pédale, d’une petite pelle, d’un manche à balai et de deux ventouses, quelques mesures de violon miniature 20. Tout se passe comme si Buffo s’attachait à confirmer ce vers d’un poème composé par Howard Buten à l’intention de l’agente d’artistes Barna Ostertag : « Un miracle est toujours possible, un point c’est tout 21. »
Buffo apparaît ainsi comme un spécialiste paradoxal dont les domaines d’élection sont l’échec prévisible d’une part, d’autre part la réussite impromptue. Mais l’esthétique du clown invite à dépasser cette opposition : les performances de Buffo se situent bien souvent sur l’exacte ligne de crête entre échec et réussite. L’ambivalence du geste, entre réussite et échec, se lit d’abord sur le double plan du clown-acteur et du clown-personnage. Durant les épisodes de maladresse et d’échec, le spectateur, qui perçoit simultanément l’acteur et le personnage – en d’autres termes, le clown et le clown –, ne peut manquer de constater que jouer la maladresse demande une grande adresse, voire une virtuosité. « Il lui faudra savoir jongler pour rendre drôles toutes ses maladresses feintes 22 », écrit Pierre Etaix au sujet de l’apprenti clown. Buten figure, aux côtés de Chaplin ou Keaton, parmi les maîtres de l’engluement dans le réel, de l’embarras dans les choses, du heurt avec la matérialité. Dès lors, le spectateur est invité à dédoubler son acte de perception : tout à la fois, il lui est proposé de rire de celui qui échoue et d’admirer celui qui parvient à jouer l’échec.
Au-delà de ce premier plan d’entrelacement, l’on constate que le solo de Buffo accorde un privilège aux gestes et situations qui apparaissent comme des points de coalescence entre échec et réussite. La myopie du clown en offre un exemple signalé. Elle l’amène à la fois à se tromper sur le réel et à ouvrir un espace d’inventions. Le violoncelle n’est pas une femme, et le clown souligne lui-même, par sa gestuelle, qu’il s’est trompé lourdement. Mais la méprise se fait occasion : occasion de jouer l’amour et ses drames, occasion d’entraîner le public dans le jeu de l’imagination partagée en lui proposant d’ « à la fois y croire et refuser d’y croire 23 ». Un autre exemple emblématique de la rencontre fusionnelle entre échec et réussite est l’usage des instruments de musique miniaturisés, très caractéristique de l’art de ce clown musicien. Tout en empruntant à Grock le principe de la miniaturisation du violon, Buten a franchi un pas supplémentaire en faisant fabriquer un minuscule violon à l’échelle de 1/32ème, petit frère du violon à l’échelle de 1/16ème utilisé par l’artiste suisse. Cet instrument, qui contraint l’artiste à jouer « des gammes minuscules avec des doigts gigantesques24 », produit des sons spécialement aigus, ténus et fragiles. Même si Buten en joue avec compétence, la petite taille de l’objet fait que les notes, mêmes justes, sont à chaque instant à la limite de la fausse note. L’espace entre la note juste et la note fausse se réduit jusqu’à presque disparaître. Le morceau joué au violonceau par Buffo est ainsi d’une parfaite maladresse, ou bien encore d’une harmonieuse dysharmonie 25. Quelques instants avant la naissance du premier violonceau, le violoncelle est utilisé de manière voisine, en un balancement virtuose entre harmonie et maladresse feinte 26. La chanson finale de Buffo évolue elle aussi sur un fil entre justesse de la mélodie et surgissement de ratés dans la voix du chanteur 27.
Au fil de ses démêlés avec le monde matériel, sous le signe de la pesanteur comme de la légèreté, Buffo apparaît ainsi comme un délégué du spectateur, à la fois dans l’échec et dans la maîtrise du réel. Ses corps à corps multipliés avec les choses font de lui comme un représentant de nos vies matérielles. Buffo donne à voir, comme une épure, les dynamiques du rapport de l’humain avec les objets qui l’environnent. Il est notre délégué dans l’échec : il est à la fois celui nous ne voulons pas être et celui avec qui nous ne pouvons pas ne pas nous reconnaître des points communs. Il est aussi celui qui réalise l’impossible et incarne alors le fantasme d’une réussite magique dans le rapport aux choses. Au-delà, Buffo, comme bien d’autres figures clownesques, invite à réinventer la dichotomie qui, dans la pensée courante, oppose la réussite et l’échec. Chacun de ses échecs est en effet en lui-même une réussite clownesque, qui ouvre une communication avec le public. Plus Buffo échoue dans ses démêlés avec les objets, plus il tisse avec le public une relation potentiellement intense. Buffo amène ses spectateurs à un constat d’ambivalence – échouer, c’est aussi réussir ; réussir, c’est aussi admettre de vivre dans l’échec – qui contredit un certain nombre d’évidences injonctives véhiculées par le libéralisme contemporain : performance, compétence, efficacité. Ce clown tendre et perdu dans le monde des objets est le contraire d’un winner. Il n’est pourtant pas sans capacités. Il dessine un autre mode d’être, possible et habitable.
Vers et contre l’autre
Dans ce solo d’un clown muet qui, petit à petit, chemine vers la parole, se déploie la question du langage et, au-delà, la problématique, abyssale, de la relation à autrui. Comme les objets, autrui n’est jamais une évidence pour Buffo. Rencontrer l’autre, établir un commerce avec lui est toujours une aventure, avec ce que ce concept implique d’imprévus, de hasards et d’accidents ; une aventure tout à la fois recherchée et redoutée. Cet aspect central de la figure de Buffo n’est probablement pas sans rapport avec l’intérêt approfondi que Howard Buten a manifesté, tout au long de sa carrière de psychologue clinicien, pour les enfants autistes. Interrogé sur sa triple activité de psychologue, de romancier et de clown, Buten a déclaré : « Je pourrais arrêter de monter sur scène, cesser d'écrire des livres. Mais le contact avec les autistes, je suis né pour ça 28. » Dans son témoignage sur sa pratique auprès de ce public, intitulé Il y a quelqu’un là-dedans – Des autismes, Buten choisit précisément le terme d’ambivalence pour désigner le cas d’un enfant autiste avec lequel il a été amené à travailler. Mettant en œuvre le principe d’ « identification 29 » qu’il défend dans sa pratique, le psychologue clinicien utilise la première personne du singulier comme pour se mettre à la place de l’enfant et comprendre de l’intérieur son comportement paradoxal. La phrase semble signée de la main même de Buffo :
Je cherche le contact avec l’autre et, à l’instant où je le trouve, je dois le fuir ; ce contact m’est à la fois nécessaire et intolérable […].
[…]
Comment contourner une ambivalence comme celle de Hakim 30 ?
Comme probablement toute figure clownesque, Buffo exprime une part d’enfance. La singularité de l’enfance de Buffo est qu’elle présente des liens forts avec les problématiques de l’autisme. Tout l’art de Buten est de se nourrir de ces dernières sans pour autant s’y réduire. Parce qu’il voisine avec des modes d’être dans lesquels le rapport à autrui est particulièrement problématique, Buffo rend visibles et spectaculaires, dans un geste cousin des tropismes de Nathalie Sarraute, les petits drames intérieurs induits par toute relation. Tout Buffo n’apparaît pas comme un spectacle sur une forme particulière de handicap mais plutôt, de manière plus générale voire universelle, comme une représentation de ce que Meriem Menant nomme « notre inadaptitude 31 », ou encore comme une mise en œuvre de cette ambivalence relationnelle que Beckett, empruntant à Ovide, a désignée par l’expression nec tecum nec sine te 32.
La relation avec autrui apparaît ainsi, sur la scène de Buffo, comme le drame fondamental. Elle est à la fois désirée et crainte, attendue comme salvatrice et pressentie comme menaçante. La question de la relation de Buffo à autrui et des ambivalences qui nourrissent cette relation, constitue la moëlle épinière du spectacle. Buffo joue et rejoue inlassablement, sur scène, le drame de la relation – et ce, en premier lieu, à travers l’anthropomorphisation des objets. Comme l’« enfant [qui] est en nous 33 », Buffo ne cesse de donner vie au monde d’objets qui l’entoure. Buffo anime tour à tour un poulet en plastique, une marionnette, un violoncelle et deux enfants violoncelles. Ce geste enfantin apparaît comme une manière de donner une forme et une incarnation aux espoirs et aux craintes que suscite la relation avec autrui. À travers cette succession de scènes de mise en vie des choses, Buffo interagit avec les objets comme s’ils étaient des sujets, offrant son activité comme un petit laboratoire scénique du rapport à autrui – ou un « miroir de concentration » qui « ramasse et condense les rayons colorants 34 », pour reprendre l’expression vieille et vive de Victor Hugo. Au sein de ce rapport, l’ambivalence n’est jamais absente. Lorsque le clown ventriloque prête parole et vie à un poulet en caoutchouc, c’est pour jouer successivement le rejet radical – agacé par les interventions chantées de l’animal, Buffo lui brise le cou puis le jette à la poubelle – et la détresse de la perte – une fois le poulet supposément mort, le clown manifeste une tristesse extrême 35. Une variante de ce petit drame sera donnée peu après avec le premier violonceau, nouveau-né à la fois réel et imaginaire qui suscite, chez Buffo, aussi bien l’attendrissement que l’agacement, jusqu’au rejet radical 36. Le jeu de ventriloquie avec la marionnette anthropoïde est l’occasion d’une autre modalité du jeu entre soi et l’autre. La hiérarchie entre le sujet manipulateur et l’objet manipulé vacille : la marionnette se moque de Buffo, prétend qu’elle est elle-même le ventriloque, et fait du clown son objet 37. À travers cette série de jeux et d’inversions cocasses, une inquiétude double s’exprime : celle qu’autrui constitue une menace pour moi et, inversement, celle que je puisse de mon côté constituer une menace pour l’autre.
Le drame d’être avec autrui se joue tout naturellement sur le plan du rapport entre Buffo et le public réellement présent dans la salle. Celui-ci apparaît comme le grand Autre, un Autre dont le regard est alternativement fui et recherché ; un Autre qui s’inscrit tour à tour comme une menace dont il faut se protéger et comme un indispensable partenaire de jeu – « le public devenait collectivement mon clown blanc 38 », écrit Howard Buten au sujet de ses débuts en solo sur la scène du Tintamarre, pour la première fois sans le pianiste accompagnateur et comparse qui était à ses côtés dans ses productions précédentes. Au-delà de la succession des sketches, l’écriture du solo Tout Buffo dessine une progression réelle et cohérente. De la première séquence à la dernière, le personnage effectue en direction du public un parcours qui se donne à lire en termes d’espace et de jeu. Appréhendé dans son déroulement, le solo s’offre comme l’aventure d’un cheminement en direction de l’Autre. Au début du spectacle, une voix off annonce l’entrée en scène du « célèbre clown russe Pipovska 39 ». Sans qu’on le sache encore, cette séquence initiale marque une première étape. Buffo, bien qu’étant sur scène, n’est pas encore visible, protégé qu’il est par un attirail d’auguste russe stéréotypé incluant perruque orange, ample costume à motifs arlequinesques et masque blanc figé dans un sourire perpétuel. La gestuelle tout aussi stéréotypée, marquée par la redondance et l’ostentation, est accompagnée par la diffusion à fort volume du tube soviétique Katioucha dans une version pré-enregistrée. Cette scène initiale convoque, comme un contre-modèle, une figure de clown pourvoyeur d’un divertissement univoque à la recherche d’une approbation de surface. Buffo est là, mais il reste invisible, bien caché derrière une armure d’apparences. Après quelques instants, le numéro stéréotypé tourne court. Les ratés de la bande-son, qui font suite aux ratés dans le jeu des accessoires, contraignent le clown à s’interrompre. Il se débarrasse alors de son accoutrement 40. Sous les oripeaux de l’auguste préfabriqué, l’on découvre la silhouette et la gestuelle de Buffo, dont les caractéristiques se lisent par contraste avec le contre-modèle initial. Au costume et à la gestuelle amplifiés et ostentatoires succède un être scénique tout en nuances. La perruque orange et les losanges multicolores d’Arlequin sont remplacés respectivement par un bonnet noir à peine visible et par une veste noire sur une chemise blanche. Le motif arlequinesque bigarré trouve un discret écho dans le motif à carreaux du chiffon blanc et rouge qui sera un des accessoires majeurs de Buffo. Le clown s’offre à présent aux regards, dans un langage de scène marqué par une forme de sobriété.
Aussitôt sorti de sa coquille initiale, Buffo découvre la présence du public et la difficulté qu’il y a à évoluer sous ses yeux. Il lui faudra faire avec la présence du public. Ses premières réactions sont marquées par la gêne. À plusieurs reprises, Buffo manifeste le désir se soustraire aux regards. De manière emblématique, il dessine plusieurs fois le geste de congédier un spectateur, voire la totalité d’entre eux, sous l’effet de telle ou telle contrariété 41. À deux reprises, il éteint brusquement, d’un souffle, les lumières de la scène, pour disparaître dans le noir et ainsi se débarrasser du regard posé sur lui par autrui 42 – comme un écho à « la recherche du non-être par suppression de toute perception étrangère 43 », figurée par le protagoniste de Film de Samuel Beckett. Il est notable à cet égard que les moments de grâce musicaux n’interviennent que dans l’obscurité, comme si celle-ci apportait à Buffo l’illusion d’une protection. Mais le désir de s’offrir aux regards et de tenter la rencontre est au moins aussi fort que le désir de disparaître. Le clown se rapproche progressivement de son auditoire. Comme une manifestation de cet élan de partage avec le public, la parole vient petit à petit à ce grand silencieux. Buffo s’empare du micro, et cherche, dans son savoureux grommelot angloïde, à raconter une blague dont il ne parviendra jamais à dire la chute 44. Le cheminement vers un contact par la parole se poursuit : à mi-spectacle, Buffo produit pour la première fois un discours articulé – non pas encore directement en direction du public, mais indirectement, à la faveur de son numéro de ventriloquie fondé sur l’interaction avec la marionnette. Enfin, sans plus passer par la médiation de l’objet, Buffo termine son aventure par une adresse frontale au public, assis sur le bord de la scène, au plus près des spectateurs, et chante une chanson d’amour qui semble destinée non seulement à la femme-violoncelle pour qui il a eu un coup de foudre, mais aussi au public lui-même.
Le solo de Buffo se présente ainsi comme un voyage de la distance protectrice au risque de la proximité, des apparences trompeuses de maîtrise dans un numéro stéréotypé, jusqu’à l’aveu de la faiblesse et de la fragilité que formule la dernière chanson. Comme souvent dans le langage de ce clown poly-instrumentiste, c’est un instrument de musique qui s’offre en emblème de ce chemin parcouru : le concertina. Initialement accessoire anecdotique de l’auguste sur-spectacularisé, rendu inaudible par la musique soviétisante diffusée à fort volume dans la séquence initiale, l’instrument devient in fine le principal partenaire du clown, pour accompagner avec fragilité la chanson de Buffo, ultime et maladroite tentative du personnage pour aller vers l’Autre.
Toute l’aventure de la relation traversée par Buffo se sera jouée sur les lisières de l’échec. Les tribulations scéniques du clown suggèrent en effet que, pour le personnage, la relation n’existe, et n’a, paradoxalement, une chance de réussir que dans l’affirmation de l’échec de la relation. La chanson finale, qui joue le rôle de point d’orgue du spectacle Tout Buffo, est emblématique à cet égard. Cette performance dérisoire, accompagnée au son fragile et imparfait du concertina, et chantée dans un mauvais français laborieusement prononcé – Buffo n’est pas, en effet, du royaume de la perfection –, dit en ses deux derniers vers : « Si je pouvais donner mon cœur à vous / Ça changerait tout. 45 » La réussite de la relation apparaît suspendue à une condition dont il est d’emblée présupposé qu’elle est irréalisable. Rêvant de « donner son cœur », Buffo formule le fantasme d’une relation à autrui qui soit aussi simple que le geste de se passer un objet, comme le clown a cru pouvoir le faire en tendant un cœur en papier au violoncelle qu’il prenait pour une dame séduisante 46. En disant dans sa chanson finale tout à la fois le désir de la relation et l’impossibilité d’une rencontre complète, Buffo établit paradoxalement une relation réussie avec le public, sous la forme d’un partage d’émotions. L’aveu du ratage, l’aveu de la vocation de Buffo au ratage de la rencontre avec autrui, exprimé dans une chanson où les fausses notes et les ratés de l’harmonie ont leur place, ouvre un espace, paradoxal, d’échange. Buten parvient ainsi à tisser avec son public une relation de connivence qui inclut les gestes de l’hostilité : au terme du spectacle, à la fin du salut, il reprend le geste de congédiement, devenu signe conniventiel d’un rejet à la fois signifié et déréalisé par son exécution – devenu un élément de la complicité entre le clown et son public 47.
Conclusion
Tout Buffo met ainsi en œuvre une véritable collection d’ambivalences. Comme bien des clowns, Buffo, à la fois gauche et adroit dans ses rapports avec le monde matériel, problématise l’opposition courante entre l’échec et la réussite. L’endroit le plus sensible et spécifique de son univers est assurément le rapport profondément paradoxal à l’altérité dont il témoigne. Suscitant à la fois mise à distance et effets de reconnaissance de soi en l’autre, permettant à chacun de constater, voire d’épouser ses relations mobiles et paradoxales avec les choses et avec les êtres, Buffo invite ses spectateurs à se plonger eux-mêmes dans un état d’ambivalence.
Tout se passe comme si, à travers le principe d’ambivalence dont il procède, Buffo travaillait à dé-simplifier notre lecture de l’humain, de son rapport au monde et à autrui ; comme si, à sa mesure, il proposait une « objection tenace à tout processus de pensée unifiante 48 », pour reprendre une expression employée par Michel Vinaver au sujet de son propre geste d’écriture théâtrale. Il se peut alors que le clown, avec une infinie modestie, prenne part au vaste mouvement de « remise en question de plus en plus forte des schémas d’intelligibilité prévalant en Occident depuis ce qu’on a appelé la modernité » et qui mettent en œuvre « nombre de distinctions bien établies 49 ». Perturbateur des dichotomies, le clown se comporterait alors en agent derridéen, ou encore agirait à la manière du Neutre barthésien qui « défait, annule ou contrarie le binarisme implacable du paradigme 50 ». Plus humblement, le clown se donne comme une figure de la ténacité à préserver des lieux humainement habitables, comme autant de contrepoints aux « impressionnants bâtiments de la certitude définitive 51 », des cabanes modestes et vitales – en l’occurrence, des lieux indispensables à la vie de Buffo : des lieux de la nuance.
- Alfred Simon, La Planète des clowns, Lyon, La Manufacture, 1988, p. 248.
- Id., p. 290.
- Publié en traduction française en 1981 par Jean-Pierre Carrasso : Quand j’avais cinq ans je m’ai tué, Paris, Seuil, 1981. L’adaptation scénique de ce roman par le Théâtre du Galion, dans une mise en scène d’Alain Sabaud, est à l’origine du rapprochement entre Howard Buten et cette compagnie qui a, dès 1984, joué le rôle de producteur et diffuseur des spectacles de Buffo-Buten.
- Howard Buten s’est à nouveau produit au Rond-Point du 16 janvier au 3 février 2008, la performance étant cette fois simplement intitulée Buffo.
- Howard Buten, Entretien avec Philippe Jousserand, in Howard Buten, Tout Buffo, Patrick Czaplinski (réal.), © SOPAT, 2006, 00:04:00.
- Id., 00:05:00.
- Howard Buten cité par Dominique Simonnet, « Plus je fais rire, plus je suis fier de moi », L’Express, 19 octobre 2000.
- Bruno Masi, « Bouffon Buffo », Libération, 25 février 2005.
- Pierre Etaix, Il faut appeler un clown un clown, Paris, Séguier Archimbaud, 2002, p. XV.
- Meriem Menant, Emma est moi – La sagesse d’une clown, Paris, Bayard, 2015, p. 226.
- Howard Buten cité par Catherine Robert, « Être un clown sans faire le clown », La Terrasse, 10 janvier 2008.
- Howard Buten, Buffo, Arles, Actes Sud, 2005, p. 245.
- Michel Tournier, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 1977, p. 229.
- Marc Groenen, Leroi-Gourhan – Essence et contingence dans la destinée humaine, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 1996, p. 135
- Howard Buten cité par Solange Levesque, « Howard Buten en spectacle ce soir – Lui-même et son double », Le Devoir, 18 février 2003.
- Howard Buten, Tout Buffo, op. cit., 00:11:03, 00:16:50, 00:21:10, 00:21:45, 00:37:45 et suivantes.
- Pierre Etaix, Il faut appeler un clown un clown, op. cit., p. XI.
- Howard Buten, Tout Buffo, op. cit., 00:22:20, 00:54:20, 00:45:15.
- Id., 00:29:45.
- Id., 00:15:06, 00:18:40, 01:02:55.
- Howard Buten, Buffo, op. cit., p. 180.
- Pierre Etaix, Il faut appeler un clown un clown, op. cit., p. XI.
- Jean Genet, « Comment jouer Les Bonnes », Théâtre complet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 126.
- Howard Buten, Buffo, op. cit., p. 129.
- Howard Buten, Tout Buffo, op. cit., 00:51:00, 01:03:00.
- Id., 00:47:00.
- Id., 01:05:05.
- Howard Buten cité par Catherine Bedarida, « Le jeu des émotions de Buffo, le clown blanc de Howard Buten », Le Monde, 16 mai 1997.
- Howard Buten, Il y a quelqu’un là-dedans – Des autismes, Paris, Odile Jacob, Coll. « Poches / psychologie », 2004 2003, p. 194.
- Ibid., p. 159.
- Meriem Menant, Emma est moi – La sagesse d’une clown, op. cit., p. 226.
- Samuel Beckett, Lettre à Alan Schneider en date du 29 décembre 1957, in George Raig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck (éd.), The Letters of Samuel Beckett, Cambridge, Cambridge University Press, 2009-2016, vol. 3 [2014], p. 82.
- Jacques Lecoq, cité par Jean Perret, « L’explosion du mime. La pédagogie du mouvement. Entretien avec Jacques Lecoq », in Jacques Lecoq (dir.), Le Théâtre du geste, Paris, Bordas, 1987, p. 117.
- Victor Hugo, Préface de Cromwell (1827), Œuvres complètes : critique, Paris, Robert Laffont, Coll. « Bouquins », 1985, p. 25.
- Howard Buten, Tout Buffo, op. cit., 00:32:00, 00:32:40.
- Ibid., 00:50:00, 00:51:50.
- Ibid., 00:34:20 et suivantes.
- Howard Buten, Buffo, op. cit., Arles, Actes Sud, 2005, p. 216. Cette remarque suggère que Buten considère Buffo comme un auguste. Son maquillage, sa signature font pourtant signe en direction du blanc. Son costume évoque l’auguste inauguré par Tom Belling et dont la silhouette a été reprise et adaptée par Charlie Chaplin. Ce dernier est, aux côtés de Grock, l’autre grande référence clownesque de Buten. L’on peut avancer l’hypothèse que, comme d’autres, Buffo est une figure clownesque hybride, qui participe à la fois du principe de l’auguste et du principe du blanc. Nouvelle ambivalence.
- Howard Buten, Tout Buffo, op. cit., 00:00:02.
- Ibid., 00:01:55.
- Ibid., 00:14:50 (geste de congédier un spectateur ou une spectatrice), 00:20:40 (geste de congédier la totalité des spectateurs).
- Howard Buten, Tout Buffo, op. cit., 00:15:00 et 01:03:50.
- Samuel Beckett, Film, dans Comédie et actes divers, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 113.
- Howard Buten, Tout Buffo, op. cit., 00:24:00.
- Id., 01:07:00.
- Id., 00:41:00.
- Id., 01:09:00.
- Michel Vinaver, Écrits sur le théâtre, Tome 1, Paris, L’Arche, 1998, p. 127.
- Henri-Jacques Stiker, Au-delà de l’opposition valide et handicapé, Toulouse, Érès, 2023, p. 17.
- Roland Barthes, Le Neutre, cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Le Seuil, 2002, p. 115.
- Jean-Luc Lagarce, Du Luxe et de l’impuissance, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2004, p. 19.