De boue, de sang et d’or… la « mytho-poétique » de Sheridan Le Fanu?

De boue, de sang et d’or… la « mytho-poétique » de Sheridan Le Fanu?

Par CASTA Isabelle-Rachel
Illustration : Lawrence Rasson

Nous avons utilisé ici les éditions suivantes :

  • Joseph Sheridan Le Fanu, In a Glass Darkly, introduction by Paul M. Chapman 1, Wordsworth Editions, Ware (Hertfordshire, England), 2008. Les citations en anglais sont tirées de cette l’édition. Nous les ferons suivre directement du titre abrégé et du numéro de page, pour plus de fluidité 2.
  • Joseph Sheridan Le Fanu, Les Créatures du miroir, ou Les Papiers du Docteur Hesselius, Michel Arnaud (trad.), Paris, Le Terrain vague, Éric Losfeld éditeur, 1967. Seules quatre nouvelles sur cinq sont présentes : manque Carmilla. Signalons quand même qu’elle existe à part, dans la même collection. Des raisons économiques nous semblent être à l’origine de cette bizarrerie… Carmilla assurant une audience publique plus avérée et donc rentable que le titre plus anonyme des créatures et du miroir !
  • John [sic] Sheridan Le Fanu, Carmilla, dans Les Evadés des ténèbres, Jacques Papy (trad.), Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 485-553.

Rappelons maintenant, à l’orée de cette étude, l’argument sommaire de chaque nouvelle :

Green Tea raconte l’histoire d’un jeune révérend, Robert L. Jennings, qu’Hesselius rencontre chez une lady, et qui va lui confier peu à peu son inguérissable tourment : depuis qu’il s’abreuve de thé vert, il est hanté par un petit singe, méchant et blasphémateur ; et la terreur du jeune pasteur ira jusqu’à lui faire choisir le suicide… malgré les tentatives du Docteur pour le calmer ou le rassurer.

The Familiar rapporte la persécution qui anéantit la vie d’un ancien capitaine, Mr Barton, et lui faisant partout rencontrer un petit homme menaçant et exaspérant… double ou spectre d’un marin qu’il avait durement puni autrefois. Là encore, le héros est retrouvé mort dans sa chambre, foudroyé par la terreur que lui inspire ce « visiteur » - visiblement venu une dernière fois sous la forme d’un oiseau de nuit.

Troisième récit de hantise, Mr Justice Harbottle met aux prises un juge épouvantable, vicieux et impitoyable, avec l’apparition d’un condamné… et de toute une suite de scènes « infernales », pendant lesquelles le juge est à son tour condamné à mort et exécuté… On le retrouve en effet pendu ; suicide, ou vengeance surnaturelle ?

The Room in Le Dragon volant est la seule nouvelle qui finisse à peu près « bien » : une bande de malfaiteurs repère, trompe et détrousse les voyageurs naïfs et fortunés, qui viennent s’amuser en France, juste après la chute de Napoléon ; mais le héros, le jeune Beckett, échappe de peu à la mort et voit ses persécuteurs – dont une « comtesse » aguicheuse – emprisonnés et/ou exécutés.

Enfin Carmilla raconte l’impossible amitié entre une jeune anglo-styrienne de 19 ans et une femme-vampire aussi tendre que dangereuse ; démasquée et traquée, Carmilla est finalement mise hors d’état de nuire par le père de la narratrice et l’un de ses amis, dont la vampire avait de la même façon séduit et « consommé » la nièce.

 

There is a spiritual system – great God, how I have been convinced! – a system malignent, and implacable, and omnipotent, under whose persecution I am, and have been, suffering the torments of the damned! – yes, sir- yes – the fires and frenzy of hell! (FA, 49).

 

Plus spécifiquement associé à quelques chercheurs (Pierre Brunel, Véronique Gély…), le champ notionnel de la « mytho-poétique » renvoie prioritairement aux structurations des univers seconds, comme celui de Tolkien ou celui de Star Wars ; néanmoins, il désigne également – et c’est ainsi que nous l’entendons – la ré-articulation des éléments premiers, constitutifs de notre sensibilité (contact tactile, vision, interaction avec la matière, retour/recours aux « structures anthropologiques de l’imaginaire » selon Gilbert Durand), pour figurer un rapport singulier à la fiction, à travers quelques principes de création qui scandent la volonté démiurgique d’un artiste. L’humeur, le sang, la terre… s’opposent dans les œuvres que nous allons maintenant aborder à l’éclat des chairs féminines, à la délicatesse des vêtures ou au ressac marin ; au-delà même des histoires, nous sentons et touchons les différents composants, picturaux et sensuels, qui bâtissent en profondeur ce monde surgissant.

Désigné comme « l’ange du bizarre irlandais » par Marcel Schneider (Le Figaro, 26 décembre 1997), Joseph Sheridan Le Fanu (1814-1873) a créé avec l’allemand Martin Hesselius un type de « détective psychologue ésotérique » bien particulier, s’il faut en croire Lauric Guillaud : « Les proto-détectives de l’étrange sont tout d’abord des médecins qui affrontent les mystères du psychisme (“psychic sleuths”). La rationalité scientifique n’est en fait qu’un leurre permettant à l’auteur de déguiser de vieilles fables avec des oripeaux modernes 3. »

C’est vrai qu’il faut d’abord s’entendre sur les termes : ce n’est qu’a posteriori, et singulièrement par les propositions critiques de Lauric Guillaud, ou bien encore d’Arnaud Huftier et Roger Bozzetto 4, que nous sommes amenés à associer le personnage du Docteur Martin Hesselius à ce qu’il est convenu d’appeler « les détectives de l’étrange ». En effet, dans le corps des cinq récits qui forment le recueil In a Glass Darkly 5 (1872), il n’est quasiment jamais « acteur » d’une histoire (sauf pour la toute première, et encore !), mais au mieux consultant, ou le plus souvent narrataire d’une expérience éprouvante vécue et/ou rapportée par d’autres, intermédiaires ou protagonistes ; l’ensemble de ses « papiers » (puisque tel est le sous-titre retenu par l’édition française : Les Créatures du miroir, ou Les Papiers du Docteur Hesselius) ne nous est d’ailleurs connu que par une transmission supplémentaire, celle dont témoigne le prologue intitulé « Martin Hesselius, médecin allemand 6 » , dû à la plume d’un disciple anonyme déférent et fidèle, qui se désigne comme un « secrétaire 7 » ; dans la masse documentaire à lui échue après la mort du Docteur Hesselius, une correspondance, adressée par le chercheur allemand à l’un de ses amis et collègues hollandais, le Professeur Van Loo de Leyde, lui paraît particulièrement intrigante et importante. C’est donc à la « traduction » en anglais de ces missives « allemandes » que nous avons, finalement, à faire…puisque l’argument général du propos est que le Docteur Hesselius, lors d’un voyage en Angleterre, a croisé ou recueilli cinq histoires, toutes plus bizarres les unes que les autres, et toutes baignées des mystères swedenborgiens qu’affectionne l’intelligentsia de l’époque.

L’encorbellement complexe des narrateurs et des récepteurs est toujours signalé par une « note introductive » avant chaque « cas », qui précise en fait le degré de proxémie et d’intimité de Martin Hesselius avec l’histoire rapportée. Il nous faut ici noter une singularité : le récit bien connu Carmilla – dont la critique fait à juste titre le précurseur du Dracula de Stoker – appartient aux fameux « papiers » (c’est le quatrième chapitre), mais dans la version française de l’édition Losfeld il n’est pas associé, et il nous faut le trouver à part (dans le regroupement Les Évadés des ténèbres, pour l’édition de référence de cette étude). Le « Joseph » original du prénom de l’auteur est converti en « John », et le traducteur et préfacier Jacques Papy ne fait nulle allusion à la structure englobante de cette nouvelle, dont on nous dit seulement qu’elle est « une des meilleures histoires de vampires qui ait jamais été écrite, une étude singulièrement pénétrante du cœur humain » (p. 484) ; le prologue, bien présent pourtant, désigne sans hésitation la concaténation des récits… comme dans la version originale, où nous apprenons un peu mélancoliquement la mort de la narratrice : « Much to my regret, howewer, I found that she had died in the interval » (CA, p. 207).

Quoi qu’il en soit, ces cinq récits sont emprunts d’une « poétique » – au sens de principe de création – qui les lie aux forces de l’inconscient, au retour du refoulé et aux « humeurs » thymiques que l’on pourrait regrouper en trois sous-ensembles majeurs : l’effusion sanguine (très euphémisée d’ailleurs, y compris, et même surtout, dans le récit vampirique), la materia prima de terre et de boue, et enfin l’illumination, souvent menteuse, des décors et des êtres : l’or, éclairant de son pigment brillant la reliure d’un livre ou l’armoirie d’une voiture. On peut enfin s’étonner de trouver, avec The Room in Le Dragon volant, une histoire apparemment dénuée de tout substrat fantastique 8 (les crimes étant factuels et techniquement réalistes), mais l’atmosphère gothique et les travestissements mystérieux rappellent bien aux lecteurs l’autre chef d’œuvre de Sheridan le Fanu, cet « Oncle Silas » (1864) qui a eu en France un grand retentissement – porté par les commentaires enthousiastes de Claude Fiérobe, François Rivière ou Bertrand Leclair.

 

1. Des « averses de sang » (Showers of wicked blood, JH, p. 80)

Le sfumato aux pourpres profonds qui baigne l’opus (alcôves retirées, chandelle vacillante, rues ténébreuses à souhait…), permet de lire la trace d’une écriture victorienne « post-gothique », qui emprunte au tellurique le chaos des âmes, la boue des chemins et surtout le sang, métaphorique ou littéral, qui scelle les noces de l’horrible et du déchirant. Les commentaires d’Hesselius viennent bien un temps cautériser ces microcosmes infernaux, mais nous n’en avons jamais qu’une vague indication, un résidu négligeable qui atteste en effet du gigantisme brisé de l’œuvre… Comme un détail minuscule témoigne du « monumental » effondré d’un palais, les constantes et sibyllines références présentes dans les prologues accroissent l’obscurité, en distillant des allusions évidemment vides de contenu sur tel ou tel grave dysfonctionnement de la psyché humaine.

 

1.1. Hesselius « et » Carmilla…

Dans son article consacré à Le Fanu, Max Duperray traite un peu bizarrement Hesselius de « détective psychotique » (lapsus ?) tout en saluant dans le recueil « une étonnante collection de nouvelles [...] paradoxe entre la forme souvent conventionnelle du récit de terreur et la modernité psychologique qui s’y investit 9 ». Plus empathique que psychotique (!), Hesselius a seulement « écrit » sur le « strange subject », le « mysterious subject » (CA, p. 207) dont traite Carmilla ; son légataire encore une fois ne peut qu’introduire l’histoire en déplorant qu’on ne puisse y associer l’essai théorique que lui consacre le Docteur… qui en l’espèce apparait vraiment comme un simple marqueur textodromique, une facilitation sans réelle portée ; la narratrice est morte (« so many years before »), lui aussi… place à l’envoutante et mélancolique Carmilla/Millarca/Mircalla.

Le sang ne colore que discrètement ce récit vampirique, qualifié d’ailleurs par le jeune secrétaire de « some of the profundest arcana of our dual existence and its intermediates » (p. 207). Ce n’est guère qu’à la toute fin que le corps du vampire apparaît enfin dans son horreur cruente et sa splendeur vénéneuse : « the leaden coffin floated with blood, in which, to a depth of seven inches, the body lay immersed » (CA, p. 269). Tout se passe un peu comme si la longue suite d’agressions nocturnes perpétrées contre la jeune narratrice trouvait ici sa « lettre écarlate », flamboyante dans les quelques phrases de fin : « a torrent of blood flowed from the severed neck » (p. 269), puis « Its horrible lust for living blood supplies the vigor of its waking existence » (p. 270).

Peu à peu s’affirme la volonté picturale de l’auteur, et l’utilisation de nos trois composantes (sang, boue et or) pour tracer l’ekphrasis des passions interdites… car comment ne pas être frappé par le contraste saisissant entre ces corps féminins lumineux, charmants, gracieux, souvent enlacés, et la fresque sombre de « nobles » vieillards qui les côtoient, les scrutent, les entourent ? Le père de l’héroïne, le général Spieldorf (sans sa pupille, exact et malheureux double de la narratrice), le baron Vordenburg et son ancêtre le « gentilhomme de Moravie », enfin le colporteur et le bucheron créent un isolat de voyeurs à demi rassurant mais surtout étouffant, que viennent finalement compléter et parfaire les « notes de lecture » d’Hesselius et le prologue pensif de son légataire. Monde – et paroles - d’hommes, ombres et chairs laiteuses de femmes : une toile d’Hogarth 10, en d’autres termes. Suzanne(s) et les vieillards !

 

1.2. Une « cruauté » endémique ?

Si le sang est consubstantiel à la geste vampirique, il teinte de cramoisi tous les autres récits : le révérend Jennings se tranche la gorge, dans une débauche d’effets visuels violents et éprouvants ; rappelons encore que c’est le seul récit directement rapporté par Hesselius, profondément bouleversé par l’échec de sa « cure » : « I was schocked to see that booth his hands were covered with blood », «  (GT, p. 29), dit-il en découvrant l’état du domestique… qui prélude à l’arrivée dans la chambre elle-même : « it was steeped in blood », « the immense pool of blood » ; ce bain de sang est d’autant plus frappant qu’il se détache à peine du continuum sombre de la demeure ; citons pêle-mêle : « in this sombre and now horrible room », « darkened the house », « the shadow », « this dreadfull floor », « that terrible house and his dark canopy » (p. 29-30).

Soulignons encore que le sang, motif esthétique et éthique, traverse la littérature frénétique et spécifiquement vampirique comme l’emblème inversé d’une eucharistie de doute et de crime ; on peut se référer aux propos de Julia Kristeva qui, dans Pouvoir de l’horreur. Essai sur l’abjection, met en syntonie la dépossession des êtres aliénés (par exemple, les nazis dans leur culte du mal) avec la confrontation entre notre grandeur « apprise » et notre insanité « naturelle » : le physique tient lieu de psychisme, le psychisme de physique, dans une révulsion de l’individu en proie au manque et au vacillement ; alors le sang se met à couler, unifiant dehors et dedans, dans une ordalie consentie de l’exténuation – l’exsanguination : « L'abjection de ces flux de l'intérieur devient soudain le seul “objet” du désir sexuel – un véritable “ab-ject” où l'homme, apeuré, franchit l'horreur des entrailles maternelles et, dans cette immersion qui lui évite le face-à-face avec un autre, s'épargne le risque de la castration 11 ». La vampirisation, ou l’égorgement, permettent littéralement au « dedans » de jaillir à l’air libre et de colorer le monde, signe de puissance et d’épuisement quasi simultanés – donc participant du fascinans et du tremendum : « [...] ce qui a irrémédiablement chuté, cloaque et mort, bouleverse plus violemment encore l’identité de celui qui s’y confronte 12 »… autrement dit, le lecteur.

La fin est de plus constamment annoncée, comme un hyper-thème déjà présent par toute une série de notations propitiatoires et inquiétantes ; lors d’une précédente conversation, Hesselius avait déjà symétrisé l’empourprement du visage du pasteur et l’obscurité environnante, comme le motif récurrent d’une angoisse viscérale : « that fixed face of suffering that so oddly flushed stood out, like a portrait of Shalken’s, before its background of darkness » (p. 17). On soulignera au passage l’allusion à l’art pictural, avec la référence à Shalken qui résonne aussi comme une forme d’intra-textualité avec son récit Shalken le peintre (1839).

Plus métaphorique, le sang entache de même l’histoire de Barton, lui qui punissait trop cruellement ses hommes sur son bateau : « the wounds inflicted in one of the recent and sanguinary punishments » (FA, p. 68). Quant au juge Harbottle, c’est son visage altéré et son « mauvais » sang qui sont au cœur de nombreuses et horrifiques descriptions : « a great mulberry-coloured face » (p. 73), « the judge’s mulberry-coloured face, pimples and all, was bleached to a dingy yellow » (p. 75) ; mais l’un de ses domestiques porte vraiment dans sa chair les marques sanglantes d’une attaque inattendue : « leaving him bleeding and senseless in the gutter », « still stupid and covered with blood » (p. 79). Ces allusions débouchent sur une mise en accusation assez radicale du système pénal britannique – on peut penser que l’irlandais Le Fanu n’est en effet pas spécialement anglomane : « That sarcastic  and ferocious administrator of the criminal code of England, at that time a rather pharisaical, bloody and heinous system of justice [...] » (p. 79).

Les valeurs sanguines inondent pareillement la Room… mais en s’attachant surtout au personnage à la fois grotesque et sympathique nommé Gaillarde, qui ne cesse en vieux grognard de l’empereur, de décrire et d’évoquer ses blessures, ses cicatrices, ses hémorragies : « I lost so much blood, I have been as the bottom of a plate ever sinces [...] Blood well spent, gentlemen’ » (RDV, p. 119). Soupçonnant – à juste titre – le couple infernal d’avoir tué son frère, il les interpelle d’ailleurs systématiquement en les comparant à des… vampires, sans pourtant parvenir à se faire entendre du jeune et naïf Richard Beckett, tout à son admiration pour la jolie comtesse : « You ! you ! both – vampires, wolwes, ghouls » (p. 124) ; ce champ lexical est particulièrement savoureux puisqu’il croise, à l’intérieur du recueil, une « vraie » vampire, dé-métaphorisée cette fois, et, à l’intérieur de la nouvelle, un autre avertissement sans frais donné au même candide jeune voyageur : « young, gay, generous, a thousand ghouls and harpies will be contending who shall be the first to seize and devour you » (p. 118). Rien n’y fera, et la machination va presque jusqu’au bout.

Cauchemars, prémonitions, drogues, remords hantent les vies et les demeures des « cas » choisis pour supposément étayer les « essais » et les « manifestes » du Dr Hesselius ; mais seule la toute première nouvelle nous donne l’opportunité de suivre son chemin déductif, qui consiste à conclure que le suicide est une tare familiale ! Et que le thé vert, ouvrant la sur-conscience du sujet, peut en effet laisser percevoir des créatures d’un autre monde ; sans doute l’une des clés figure-t-elle à la page 6, comme un credo spirite d’où le rationnel n’est pas absent, conciliation équivoque de deux modes de représentations – disons, une « zone de transition/transaction » où Sherlock Holmes s’apprêterait à courir après le comte Dracula : « I believe the entire natural world is but the ultimate expression of that spiritual world from whitch, and in witch alone, it as its life. I believe that the essential man is a spirit, that the spirit is an organized substance, but as different in point of material from what we ordinarily understand by matter as light or electricity is » (GT, p. 6). Ces affirmations programmatiques nous renvoient précisément aux notes critiques de Lauric Guillaud, pour qui « le savant Hesselius [...] est l’héritier du Docteur Freuel (Marie Melück Blainville) imaginé par Achim von Arnim [...]. Synthèse insolite de psychologie et de parapsychologie, de scientisme et de mysticisme 13 ».

 

2. Ombres et Lumière : traité d'un vain combat ?

Vaste psychomachie, le legs du Dr Hesselius dessine en trompe l’œil la majestueuse chaîne hercynienne d’un massif intellectuel majeur. Mais les cinq prologues, malgré leur récurrente obsessionalité de l’écriture, n’en font qu’enregistrer la perte et l’échec ; serties dans un cadre somptueux mais dé-substantifié, les nouvelles n’en paraissent que plus insolites, plus absconses aussi parfois : c’est que leur matière principale, c’est le temps – un temps vertigineux où les vieillards d’aujourd’hui évoquent les enfants d’avant-hier, où les « je » se succèdent, s’éclipsent et se chevauchent, où les mondes finissants s’entrechoquent avec les premiers feux de la modernité ; Hesselius est le dernier des « Doctor Faustus », démiurge et thaumaturge, et le premier des freudiens… d’avant Freud ; mais ses « sujets » appartiennent encore à la vieille superstition et les petits singes grimaçants, sans doute débarqués du Double assassinat dans la rue Morgue, peuplent les psychoses des hommes d’église trop solitaires.

 

2.1. La facticité trompeuse

Liquidité du doute et du crime, principe de vie mais instrument de mort, le sang s’essentialise en deux sous-catégories, l’or lorsqu’il est élevé au rang de trésor précieux et d’abstraction bienfaisante, la boue lorsqu’il dégénère et se fige en déchet abject.

Cette double postulation, si prégnante dans la mytho-poétique de Le Fanu, s’actualise souvent dans la juxtaposition du luxe et de l’ordure, par exemple dans la scène de la divination dans la Room… où le « mage » dissimulé n’est en fait qu’un cadavre, bien habillé mais déjà puant : « He is covered with gold and red, and has an embroidered hat on like a mandarin’s ; he’s fast asleep, and, by Jove, he smells like a polecat ! [...] Fiew ! pooh ! oh ! it is a perfume. Faugh ! » (RDV, p. 162). Un peu plus tôt, il était déjà présenté comme étrangement apathique, à la fois magnifiquement vêtu mais dénué de toute réaction : « This face look blood-red » (p. 149). Faux diamants : « the countess’s magnificient brilliants were examined by a lapidary and pronounced to be worth about five pounds to a tragedy queen » (p. 205), fausse comtesse : « The countess had figured somes years before as one of the cleverest actresses on the minor stage of Paris » (p. 205), mais vrai mort : « the introduction of a real corpse [...] involved no real danger » (p. 206), dessinent la face trouble d’une cité dépravée, d’un monde anéanti.

L’or, la pourpre, la rigidité, la puanteur, autant d’intersignes puissants adressés au jeune Candide ; l’un des deux précédents disparus avait d’ailleurs emporté avec lui « the bag, [...] contained, no doubt, a large sum in gold » (RDV, p. 160). Funeste exemplum… Le juge Elijah Harbottle porte lui aussi, jusque dans la mort, les signes contradictoires du vice et de la puissance, de la noblesse et de la déchéance : « This old man wore a flowered silk dressing-gown and ruffles, ans he remarqued a gold ring on his finger » (p. 71). Cette apparition, car c’en est une, terrifie évidemment le locataire des lieux, qui partira sans demander son reste ; la conjonction de la bague en or et du rouleau de corde, portés par la même main, signifie à la fois la puissance chtonienne du juge, et son impuissance « célestielle », puisque ses victimes l’entraînent au suicide sans qu’il puisse résister. Quant au capitaine Barton, c’est au moment de se marier avec une charmante Miss Montague qu’il est assailli par un démon en gilet rouge (« a certain little man in a cap and greatcoat, with a red vest and a bad face, who follows you about » (FA, p. 34)… père de son ancienne amante, sans doute morte des mauvais traitements de cet homme.

La sexualité – euphémisée par le mariage – se manifeste ainsi par les tourments de l’âme coupable, et l’impossibilité de mener à terme ce projet conjugal ; plus la date approche, plus le spectre multiplie ses « attaques », incarnation voyante de la mauvaise conscience et des remords stériles du capitaine. Persistance rétinienne du gilet rouge, écho maléfique des pas dans les rues désertes, le scénario fantasmatique se met en place et amène Barton au tombeau.

Ne pourrait-on pas lire, dans au moins trois nouvelles sur cinq, une revanche de « classes » des humbles contre les puissants ? Barton était capitaine, et pouvait donc punir ses marins ; le juge envoyait à la potence les pauvres bougres qui le gênaient (car la victime devenue tourmenteur était incidemment l’époux de sa gouvernante et maîtresse). Quant à Richard Beckett, c’est en Anglais « vainqueur » qu’il vient s’amuser sur la terre de France encore mal remise de Waterloo, même si les « nobles » criminels dont il est la dupe ne peuvent avoir de sympathie pour Napoléon ; l’ambiguïté des rapports de sexes, de classes, de nationalités informe et réarticule donc la psychostasie préternaturelle qui se déroule, de cas en cas.

 

2.2. Le retour du refoulé

Cependant, une constante nous interpelle : démesurément ouvert (les voyages, l’Australie, la marine, le singe…) ou méticuleusement refermé (tous, ou presque, meurent dans leur foyer…), le monde ne protège jamais les êtres tourmentés de leurs bourreaux ; l’espace se laisse infiniment contaminer, et c’est toujours au cœur de l’intimité la plus recluse que l’agression la plus violente se déchaîne : Carmilla vampirise ses victimes dans leur propre lit, et c’est dans leur chambre également que Barton et Jennings sont retrouvés morts ; le juge se pend à son propre escalier, et le jeune Beckett est lui aussi enfermé dans un cercueil, au vu et su de tous, mais sous un autre nom que le sien ! Catalepsie, somnambulisme, narcolepsie entrainent dans la nuit des silhouettes spectrales, dans une dramaturgie de l’intime et du lointain que domine la seule logique du cauchemar éveillé ; les oppositions ville/campagne, Irlande/Angleterre/France, ou plus profondément Europe des Lumières/Europe danubo-pontique (Carmilla) nervurent les récits de leur aporie.

Sheridan Le Fanu se montre d’ailleurs plutôt précurseur, puisque les grandes manifestations spirites (en particulier le succès de la secte Golden Dawn et de la Théosophie en général) se situent en aval de son œuvre – qui, notons-le, est écrite une vingtaine d’années avant la publication de 1872. Mais si l’espace s’infecte aussi aisément (les miasmes de la décomposition cadavérique symbolisant évidemment l’effondrement de toute une société, de tout un monde, dans RDV), le temps permet de fulgurants rapprochements, faisant cohabiter les mémoires des narrateurs successifs et les souvenirs d’époques défuntes, qui vont brusquement faire retour dans les préoccupations contemporaines d’Hesselius, puis de son jeune disciple. Là encore, l’épistémè – ou, si l’on préfère, l’horizon de réception – éclaire grandement cette stratification temporelle : « La société victorienne, confrontée au progrès technique et scientifique, n’en oublie pas pour autant la crainte du démon et de l’enfer. [...] Le fantôme, justement dénommé revenant, incarne cet archétype du retour menaçant 14. »

En effet les connecteurs temporels, et autres déictiques, surabondent littéralement : « I was a young man at the time [...] Somewhere about the year 1794 », dit par exemple le révérend Thomas Herbert, premier narrateur de The Familiar (p. 34). « Mrs Trimmer, of Tunbridge Wells (June 1805) » (JH, p. 69), écrit Hesselius au début de ses remarques sur le juge Harbottle ; mais ce n’est que la première datation d’une chaîne ininterrompue de cercles temporels, puisque Mrs Trimmer est immédiatement remplacée par une autre relation, celle de Mr Harman : « Thirty years ago », inaugure ce récit, qui à bifurque vers une lettre, cette fois rédigée par un ami du précédent, mais « much my senior » (72), lequel à son tour remonte vers des sources temporelles très lointaines : « I was still a boy, in the year 1808. I was about twelve years old » (p. 73) ; cet ami est donc né en 1796, mais nous allons encore remonter plus loin, puisqu’il parle maintenant de son propre père : « He had, when a child, seen Judge Harbottle [...] before his death, which took place in 1748 15. [...] The judge was at the that time a man of some sixty-seven years » (p. 73). Enfin nous remontons encore de deux années : « One night during the session of 1746 » (p. 74). Sachant qu’il meurt pendu le 10 mars 1748, nous pouvons en déduire que la hantise aura duré deux ans… avant de s’achever par un « suicide » sous influence occulte.

L’impressionnant feuilleté des récits (légataire/Hesselius/Mr Harman/un locataire /un vieil ami/le père du vieil ami…) installe l’anecdote elle-même dans l’écrin oppressant d’une toile d’araignée temporelle qui littéralement étrangle l’affreux juge. Plus primesautier, l’incipit de The Room in Le Dragon volant fait seulement état de l’âge du héros, et de la date à laquelle se déroule cette histoire : « In the eventful year 1815, I was exactly three-and-twenty ». De nombreuses prolepses permettront de nous projeter dans le futur – le temps de la narration, peut-on dire ; en revanche rien n’est dit sur la transmission de ce récit à Hesselius, sinon qu’il en a illustré sa réflexion sur les drogues, et autres hypnotiques. Carmilla enfin est ponctué par l’opposition entre la jeunesse de la narratrice (« I, then only nineteen [...] Eight years have passed since then. [...] I can’t have been more than six years old » etc. (CA, p.  209) et la pérennité inquiétante du corps la belle Karnstein : « The feature, through a hundred and fifty years has passed since her funeral, were tinted with the warmth of life. » (CA, p. 268). Vénusté contre éternité, pureté contre maléfice… Là encore, la scénographie gothique fait merveille en commençant par le prologue qui, nous l’avons dit, annonce la mort de celle qui fut l’innocence même. La nature, et rien que la nature, a accompli son œuvre paisible.

 

Venu de la jungle primitive (et colonisée ?), le petit singe tourmenteur de Green Tea importune certes Jennings de ses pulsions animales trop longtemps contenues et déniées ; mais il en appelle aussi au « chainon manquant » de la théorie darwinienne, qui sert de Zeitgeist au pensable de l’époque : les forces – et les formes – de l’inconscient balaient la vieille rationalité des Lumières, sans pour autant avoir encore trouvé leur clé de lecture… que le critique Lauric Guillaud discerne dans les futures productions de notre « détection de l’étrange » : « Sa genèse part des brumes du victorianisme et son renouveau s’affirme dans l’essor actuel du fantastique américain, de tonalité morbide ou apocalyptique 16. »

C’est pourquoi nous aimerions laisser le provisoire dernier mot de cette mytho-poétique au critique Arnaud Huftier, qui certes réfléchit ici sur George le Faure, mais dont les propos retentissent avec une particulière acuité si l’on considère l’occultiste Martin Hesselius : « Et comme l’anticipation s’est trouvée dans l’impossibilité de s’autonomiser, comme le fractionnement du fantastique engendre une perte de repères [...] les récits mélangent allégrement le registres et les effets, pour être sûrs de toucher un large lectorat ; cela constitue le creuset dans lequel viendront s’inscrire les détectives de l’étrange 17. »

 

  1. Assez curieusement, la 4e de couverture crédite un autre critique, comme commentateur de l’œuvre : un certain David Stuart Davies. C’est néanmoins bien Paul Chapman que nous retrouvons à l’intérieur du livre.
  2. Voici les titres et les codes que nous proposons d’adopter : « Green Tea » (GT, « Thé vert »), « The Familiar » (FA, « Le Familier »), « Mr Justice Harbottle » (JH, « Monsieur le Juge Harbottle »), « The Room in Le Dragon volant » (RDV, « La Chambre de l’auberge du dragon volant ») et « Carmilla » (CA).
  3. Lauric Guillaud, « Détectives de l’étrange », p. 498-502, in Claude Mesplède (dir.), Dictionnaire des littératures policières, Nantes, Joseph K., 2003, t. 1, p. 498.
  4. On lira en particulier Arnaud Huftier et Roger Bozzetto, Les Frontières du fantastique, approches de l’impensable en littérature, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004.
  5. Il s’agit d’un emprunt biblique quelque peu transformé ; en effet l’épître aux Corinthiens (1, 13) parle de « through a glass darkly », pour décrire la perception du monde par l’humanité : « Car aujourd’hui, nous voyons comme dans un miroir, confusément… ».
  6. « Martin Hesselius, the German Physician » ; à noter : si dans l’édition anglaise ce prologue apparaît comme partie intégrante de la première nouvelle « Green Tea », il est situé dans notre édition française avant le commencement du récit, comme en dénominateur commun du recueil tout entier ; en revanche, les autres prologues sont bel et bien placés après l’annonce de chaque titre.
  7. « For nearly twenty years I acted as his medical secretary. His immense collection of papers he has left in my care, to be arranged, indexed and bound » (p. 3).
  8. C’est ce que souligne Paul Chapman : « There are also more refined terror most notably a Poesque moment in which the drugged Beckett is almost buried alive by his criminal persecutors » (op. cit., p. XIII). Il n’en demeure pas moins que la « chambre » du titre, où réside le héros sans défense, est plus ou moins hantée par deux disparitions inexpliquées : celle d’un Russe et d’un riche Français (chap. 15). On devine immédiatement que ce qui est arrivé au Français pourrait bien arriver à l’Anglais !
  9. Max Duperray, « Sheridan le Fanu », p. 503-505, in V. Tritter (dir.), Paris, Encyclopédie du fantastique, Paris, éd. Ellipses, 2010, p. 504. C’est bien entendu également la thèse de Gérard Gaïd dans Joseph Sheridan le Fanu, une écriture fantastique, Paris, Champion, 2005. 
  10. Ce peintre est explicitement cité dans JH : « dress in mourning of a very antique fashion (such a suit as we see in Hogarth » (p. 71).
  11. Julia Kristeva, Pouvoir de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 65.
  12. Idem, p. 11.
  13. Lauric Guillaud, « Détectives de l’étrange », op. cit., p. 499.
  14. Ibidem.
  15. Bizarrement, la traduction française des éditions Losfeld spécifie : « 1784 » ; ce qui est de toute évidence absurde.
  16. Lauric Guillaud, « Détectives de l’étrange », op. cit., p. 502.
  17. Arnaud Huftier, « George le Faure, ou l’art de la copie », p. 73-91, Le Rocambole, n°31 : Approches de George le Faure, été 2005, p. 87.