Des trains en hiver : grand froid dans toutes les classes ?

Des trains en hiver : grand froid dans toutes les classes ?

Par FREYHEIT Matthieu

Une civilisation hivernicide ?

« Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du confort », écrivait Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer (« Adieu », 1873), faisant du froid hivernal l’occasion d’un repli vers la sphère intérieure et privée qui ferait taire, dans son abri, les rudesses climatiques extérieures. Bien au contraire, la conscience hivernale exacerberait la conscience de notre compétence au confort, faisant ainsi par exemple de Jack London, paradoxalement, un écrivain du nid douillet : 

 

Jack London a bercé mon enfance, avec la couverture cartonnée qui habillait les ouvrages dans la Bibliothèque verte. J’avais dix ans, quinze ans. Rien que certains de ses titres, puis à les dévorer avec mon frère plus jeune, les scènes, ambiances et drames de la neige qui se déroulent sous sa plume au tout début du XXe siècle dans le Yukon, me faisaient frissonner et d’autant plus apprécier la chaleur douillette de notre appartement  1.

 

Cette lecture (littérale) de l’hiver par le livre nous rappelle que les saisons sont d’abord, précise Martin de la Soudière, « une abstraction, une construction (en partie) culturelle 2 » : une performance, pourrait-on ajouter s’agissant de l’hiver, tant sa réalité dépend des conditions dans lesquelles il est vécu et tantôt subi, tantôt évacué.

De fait, l’hiver n’existe qu’en tant que nous le réalisons dans nos rapports avec lui. Le propre de nos sociétés contemporaines serait à ce titre de faire taire l’hiver, de ne le vivre qu’en réalisant son absence ou son éloignement, notamment des centres-villes, glissant peu à peu vers une civilisation hivernicide – un terme que nous proposons d’ajouter au vocabulaire de la nordicité répertorié par Louis-Edmond Hamelin ; un travail poursuivi, depuis, en particulier par Daniel Chartier. « C’est l’administration qui maintenant gère l’hiver3 », souligne Martin de la Soudière, armée de machines fascinantes, seules capables de remporter ce que l’auteur appelle une « guerre froide 4 ».

C’est que la machine, semble-t-il, n’a pas froid et se joue de l’hiver, privant l’homme de l’occasion d’une lutte climatique directe, et de cette fascination de la victoire obtenue sur le froid que Jack London met en scène dans To Build a Fire (1902-1908). Capable d’enrayer l’hiver, la machine impliquerait une stratégie spécifique de narration hivernale : comment raconter l’hiver au temps des machines ? La machine nous fait-elle autrement traverser l’hiver ?

Car si celle-ci semble détenir ce pouvoir de nous faire nier l’hiver, elle est dans le même temps celle qui, ce faisant, nous invite à le raconter, la saison froide révélant nos adjuvants ainsi que les dépendances dans lesquelles nous vivons afin de réaliser cet exploit annuel qu’est le fait de « passer l’hiver : une surprenante fierté, – celle de résister – qui marque et définit profondément l’identité 5. » La machine devient alors performance identitaire collective en ce qu’elle joue un rôle dans notre victoire sur l’hiver, donc dans notre imaginaire de la survie.

Surtout, retenant la proposition de Martin de la Soudière d’un hiver devenu l’affaire d’une administration détentrice de l’infanterie shivernante, on peut envisager l’association machine/hiver à partir d’un questionnement sur le pouvoir : car l’hiver est une mise à l’épreuve autant, précise Daniel Chartier, qu’un « vaste, complet et implacable dérangement de l’ordre établi et imposé 6 ».

C’est ce discours culturel d’une approche politique de l’hiver par l’entremise de la machine comme image du collectif qu’il s’agit ici d’explorer à partir de deux œuvres rendues publiques à la même période et mettant en scène deux motifs conjoints que sont l’hiver d’un côté et le train de l’autre : The Polar Express, album de jeunesse de Chris Van Allsburg publié en 1985 aux États-Unis (traduit en français sous le titre Boréal-Express), et Transperceneige, roman graphique de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, publié de 1982 à 1983 en France.

S’il n’est pas utile de rappeler la présence de l’hiver dans l’œuvre de Jack London, peut-être peut-on en revanche préciser que le train n’y est pas absent. En 1907, London publie The Road, traduit en français pas Les Vagabonds du rail, récit-témoignage dans lequel il rapporte ses mois passés auprès de ceux qui, par dizaine de milliers, mendient le long des rails en attrapant quelque wagon pour gagner, dans la famine et la misère, le Capitole, afin d’y réclamer du pain et du travail. Nous sommes alors en 1894, les États-Unis traversent une crise économique grave qui met en marche une armée de chômeurs et soulève de nombreuses grèves de cheminots. « Chômeur lui aussi, Jack London s’est mêlé à ces hordes de gueux qui se dénommaient eux-mêmes ‟armée industrielle” 7. »

Dans cette conjoncture d’effondrement des conditions économiques, la machine perd sa direction pour devenir agent de nomadisation d’une population paupérisée, livrée à l’inconfort du vagabondage que ne vient pas contrecarrer le train mais que l’hiver ne manque pas d’appuyer : « Se trouver sur le premier wagon postal d’un rapide dans une tourmente de neige ne constitue pas précisément une partie de plaisir. Le vent vous traverse, frappe le devant de la voiture et revient en arrière 8 », raconte London qui rappelle, lorsqu’il parvient à gagner l’intérieur d’un wagon, qu’« on y gelait autant qu’à l’extérieur 9 ». Il reste que l’expérience mène London en prison (que certains vagabonds du rail recherchent en hiver, précise l’auteur), mais qu’elle le conduit, surtout, ainsi que l’écrit Francis Lacassin, à devenir l’écrivain de la lutte des classes qu’il sera par la suite : de fait, le train en hiver demeure une image privilégiée de la résurgence des classes, division faite entre ceux qui peuvent se payer le confort de l’extériorisation de l’hiver et ceux pour qui l’intérieur n’est pas une frontière climatique avec l’extérieur.

 

America is back ! Nier l’hiver ou la grande chaleur consumériste

Ordre, repli, mais aussi résistance voire lutte, l’hiver a culturellement été investi d’un imaginaire politique basé sur une surexposition des différences : si le gel et la neige sont surface instable de recouvrement et illusion provisoire du même, l’hiver fait cependant remonter à la surface des divisions sociales, politiques, économiques que met en scène le clivage intérieur/extérieur (avec prolongement de l’extérieur vers l’intérieur quand on ne peut se prémunir du froid et prolongement de l’intérieur vers l’extérieur, par le biais par exemple du jardin d’hiver, dans les classes aisées), souvent doublé par le clivage confort/inconfort.

Dans ce contexte, la machine semble jouer un double rôle : marqueur civilisationnel de notre capacité à rendre l’hiver confortable, la machine révèle aussi les limites de notre résistance collective à l’hiver qui constitue bel et bien, précise de la Soudière, un sociodrame 10, au sein duquel le destin individuel rejoint le destin collectif. Symbole temporel et climatique de décroissance, l’hiver ne pouvait en fiction que favoriser le développement d’un imaginaire de la crise mais aussi, parallèlement ou par opposition laudative, celui de notre victoire sur le déclin par des images de croissance exacerbée et heureuse.

Ainsi en va-t-il du Polar-Express de Chris Van Allsburg (1985) qui, fonçant et tonnant dans le silence de la nuit hivernale, éclaire autour de lui le tapis de la neige tandis qu’en ses wagons se joue une scène de profusion victorieuse sur le froid : « Le train était plein d’enfants, tous en pyjamas et en chemises de nuit. Nous chantâmes des cantiques de Noël et mangeâmes des bonbons au cœur de nougat blanc comme neige. Nous bûmes du chocolat chaud épais et riche comme des barres de chocolat fondues 11. »

C’est dans cette atmosphère à la fois onirique et sucrée que la machine, véritable utopie enveloppante, après avoir traversé forêts profondes et hautes montagnes, gagne le cœur du pays hivernal : « Le Pôle Nord. C’était une ville gigantesque qui se dressait, solitaire, au sommet du monde ; rien que des usines où se fabriquaient tous les jouets de Noël 12. » Chez Chris Van Allsburg, la machine traverse l’hiver sans que l’hiver lui-même, outre son omniprésence dans l’image comme seul décor, ne soit actualisé par les sensations qui le caractérisent.

Au contraire : la ritualisation de Noël, par le biais de la machine devenue machine à rêve ainsi que machine à chaleur par généralisation de son fonctionnement, évacue le sensible au profit du seul sentiment hivernal tel qu’il se voit transformé par le merveilleux de la production et de la consommation qui redit, dans cette course folle vers le pays du « shopping » qui ne se dit pas mais s’emballe aux couleurs linguistiques du « cadeau » et du « présent », notre capacité à produire une axiologie de l’hiver qui contrecarre ses réalités physiques, alors même que le train roule à destination du cœur du froid.

Il reste que chez Van Allsburg cette victoire de la consommation sur la saison de la famine n’est pas exempte d’un effondrement métaphorique à l’échelle de l’individu dans la diégèse : celui du temps de l’enfance et de la feintise ludique nécessaire à la transmission de la fiction de Noël. Le héros se trouve ainsi dans une année critique, celle de la fin possible de la « magie » que traduit cette traditionnelle assertion, entre la frayeur et le doute : « Le Père Noël n’existe pas 13. »

On pourrait, certes, ne voir dans cette belle fable qu’une fiction sur la fiction, mais là n’est pas la finalité qui nous intéresse. On l’a dit, la machine onirique roule ici à la faveur d’une ruée consumériste pleine d’assurance, devenant la mécanique-symbole d’un monde ostensiblement victorieux par sa capacité à conjurer les gels extérieurs – symbole, partant, de la prise en charge du récit collectif de notre « guerre » contre l’hiver.

À ce titre, l’invitation du chef de train à rejoindre l’imperturbable convoi et l’appel au renouvellement d’une croyance ébranlée (ici, le Père Noël comme père prodigue) ne sont pas sans évoquer, plus largement, la période reaganienne de ce début des années 1980 où paraît le livre de Van Allsburg. On relèverait dans ce sens, si l’on voulait y voir malice, que la figure du Père Noël offerte par Van Allsburg reprend avec un ton de défi autant que d’ironie les marques formelles de la statuaire de glorification qui, dans le bloc de l’Est, nourrit le « culte de la personnalité ». Au terme en partie déjà annoncé de cette guerre « froide », ce héros seul s’élève. « America is back », jurait alors Reagan, invitant ses suiveurs à renouveler leur croyance dans une machine américaine capable de traverser le grand hiver et de retrouver sa place au sommet, ce Pôle Nord que doit atteindre le Polar-Express au terme de sa course. Et, avec lui, la grande chaleur consumériste au cœur même aussi bien du froid que symbolisait un bloc adverse que du gel de la crise.

 

Les « années d’hiver » ou la mécanique perpétuelle de la crise perpétuelle

La crise individuelle à la faveur de l’hiver permet à Van Allsburg de mimer la crise collective au profit d’un optimisme que nourrit l’attente liée à la fiction de Noël comme fiction heureuse. La rencontre de la machine et de l’hiver donne alors naissance à une fiction satisfaisante, et rassurante.

L’autre pendant de la machine est, au contraire, de permettre à la fiction de désigner nos dépendances au profit, cette fois, d’un imaginaire du désastre, pour reprendre la formule de Susan Sontag, ou de l’effondrement, si l’on emprunte la terminologie de Jared Diamond, pour qui nos technologies représentent à la fois l’occasion d’un drame et d’une sauvegarde 14, dans l’hypothèse notamment d’un écocide – un suicide écologique.

Qu’est-ce qu’un effondrement ? Diamond définit les choses ainsi : « Par effondrement, j’entends une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante. Le phénomène d’effondrement est donc une forme extrême de plusieurs types de déclin moindres 15. » La machine accompagne alors dans la fiction hivernale un rituel de défaite anticipée - de « collective nightmares 16 », dirait Sontag.

Si le train perd sa direction en devenant support au nomadisme chez London, il prend une direction qui n’en est pas une et roule « à perte » dans Le Transperceneige de Lob et Rochette, publié à partir de 1982, soit trois années seulement avant le Polar-Express de Van Allsburg, mais sur un autre continent.

Dans cette fiction post-apocalyptique, l’utilisation d’une arme climatique fige le monde dans un hiver semble-t-il sans fin qui anéantit toute l’humanité. Toute ? Non ! Car un train peuplé de très réductibles humains résiste tant bien que mal à l’envahisseur hivernal. En effet, une infime partie de l’humanité a trouvé refuge dans un train qui suit invariablement son parcours sur rails grâce au principe fantasmé de mouvement perpétuel, lequel sacralise la machine à traverser l’hiver : 

 

La machine à mouvement perpétuel qui tire le transperceneige est également entourée de mystère, porteuse d’une charge mythique, comme si elle s’apparentait à l’invention d’un savant fou, mais elle est aussi marquée par la distance a priori infranchissable qui la sépare de la majorité des habitants du train, et en fait une véritable figure, un « objet auratique »  17.

 

Les motifs hivernaux viennent doubler l’absence d’entropie dans un monde gelé et condamné au même, ce dont témoigne la redondance des longues vignettes horizontales reprenant la litanie à la fois graphique (la longueur du train roulant dans la neige) et narrative (« Parcourant la blanche immensité d’un hiver éternel et glacé d’un bout à l’autre de la planète roule un train qui ne s’arrête jamais. C’est le Transperceneige aux mille et un wagons. C’est le dernier bastion d’la civilisation 18 ! »).

Cette apparence de sérialité qu’Elaine Després qualifie de « récitatif 19 » gèle le mouvement machinique au cœur de l’hiver, réduisant la fiction à la rencontre d’un temps qui n’a plus cours (littéralement aussi, puisqu’il s’agit bien d’un hiver perpétuel) et d’un mouvement qui est certes aboli dans sa répétition mais qui se trouve, pourtant, lui aussi sacralisé face à l’angoisse de l’arrêt « parmi la communauté du train, terrifiée par les exercices de freinage réguliers qui stoppent leur fuite en avant perpétuelle 20 ».

La survie comme système autotélique se traduit ainsi par un degré sub-zéro de la fiction : l’effondrement n’est pas alors l’occasion d’une refonte ou d’un renouveau mais d’une reconduction dans l’urgence d’un ordre connu, d’une préservation stérile qui contrevient aux opportunités offertes par l’imaginaire du désastre : « The expectation of the apocalypse may be the occasion for a radical disaffiliation from society 21 », précise Susan Sontag.

Dans le cas de Transperceneige, le désaveu n’opère guère : la catastrophe hivernale est affrontée via la machine-refuge qui impose à ses habitants une organisation qui lui semble inhérente : l’horizontalité du train et sa composition en wagons produisent une verticalité hiérarchique qui cloisonne les populations et distingue clairement ceux de l’avant de ceux de l’arrière.

L’homme devient alors machine en se réduisant à la machine qu’il ne quitte guère, et dont il reproduit la mécanique inviolable en intégrant sa disposition spatiale pour en faire son organisation sociale. Le gel météorologique devient ainsi gel socio-politique de formes promises à l’échec final : c’est que « the imagery of disaster in science fiction films is above all the emblem of an inadequate response 22. »

Une idée que l’on retrouve chez Jared Diamond, pour qui un défi climatique n’est « que la moitié de l’histoire » : « En réalité, si les conditions environnementales rendent sans doute plus difficile le maintien des sociétés humaines dans certains milieux plutôt que dans d’autres, les raisons de la réussite ou de l’échec tiennent aussi aux choix qu’opère une société23. »

Ce postulat est aussi celui de Félix Guattari qui fait résistance à l’idée de crise comme idéologie de la fatalité, et sans doute n’est-il pas anodin que Transperceneige soit publié au cœur des années baptisées par Guattari les « années d’hiver », caractérisées selon le philosophe par un étouffement de l’esprit critique par l’esprit de crise.

Or, chez Guattari, la métaphore climato-politique de ces « années d’hiver » s’accompagne précisément d’une réflexion sur l’agencement machinique et sur la « mécanosphère » par lesquels il pense l’identité collective. De fait, la notion guattarienne de machine regroupe aussi bien la technique que le social, l’esthétique ou encore le théorique, condensés ici dans le train comme contenant machinique absolu.

En effet, dans Transperceneige, machine-notion et machine-technique se confondent : l’hiver opère par repli une réduction de la première aux dimensions de la seconde qui lui impose, dans un principe mécaniste, la poursuite continuelle du même (par le motif du rail circulaire), la répétition qui pour Guattari n’est autre que « du signifiant gelé 24 ». Si le train devient à ce titre expression d’une immanence mécaniste chère à Deleuze et Guattari, le gel du mouvement comme de la structure empêche la machine totale de devenir machine désirante : « Il ne reste que le mouvement, mais vers un futur inexistant, dans un espace-temps qui tourne à vide 25. » En somme, si les wagons sont nécessairement couplés et que ses habitants forcés sont les représentants de ce « corps plein sans organes [qui] ne se dérobe [jamais] à la production et donc à la matière en mouvement 26 », la « Sainte Loco » elle-même ne se couple à rien et ne produit rien, rompant avec le flux du produire. Florence Andoka précise, en citant Deleuze et Guattari, que le corps plein sans organes, « parce qu’il est hors de l’organisme des machines désirantes, […] ‟est l’improductif, le stérile, l’inengendré, l’inconsommable” 27. » Dans le cas de Transperceneige, le rapport est étrangement inversé : les corps sans organes que sont les habitants du train sont intégrés à l’organisme de machines apparemment désirantes, les wagons, formant cependant un ensemble soumis au pouvoir d’une machine indésirante, non couplée, mais sacralisée. La chaîne des désirs aboutit à une tête inaccessible, intouchable et non désirante. Le flux du désir productif est ainsi illusoirement maintenu pour la survie de l’espèce et le maintien d’une course folle, car stérile.

Enfin, Christian Kerslake rappelle que « Le désir n’émerge en tant que tel qu’entre le moment de l’effondrement d’une structure signifiante et son remplacement par une autre. C’est précisément la rupture révolutionnaire qui nous permet de renouer avec le sujet social en son pouvoir d’énonciation 28. »

Dans la fiction de Lob et Rochette, la crise hivernale n’est pas effondrement d’une structure signifiante mais perpétuation de celle-ci et empêchement de la rupture. Transperceneige met alors en scène l’idée guattarienne d’une crise comme instrument de gouvernance fonctionnant en écho avec le fantasme-promesse de la relance. Le couple gel par l’hiver/course du train double ainsi le piège idéologique constitué par le couple crise/relance qui s’impose au cours des années 80. Il s’agit bien de transpercer la neige, mais pas la crise, puisque la glace se reforme et redonne continuellement sens au train, qui pourtant se vide de toute substance par la mort de ses occupants.

 

Conclusion : le retour des années 1980 ?

La première réédition en 2009 des Années d’hiver est née d’une hantise formulée par François Cusset : l’hiver des années 80 n’est pas terminé. On peut relever alors qu’au même moment, le cinéma propose une adaptation du Polar-Express par Robert Zemeckis (2004) et une adaptation du Transperceneige par Bong Joon-Ho (Snowpiercer, 2013).

Peut-être peut-on rappeler dans le même temps le mouvement contemporain de réédition des œuvres de London, dont l’on soulignait en introduction que s’il fut l’écrivain de l’hiver, il fut également celui du train.

De manière anecdotique, les yeux d’un amoureux de London ne peuvent s’empêcher de retrouver la figure de l’écrivain dans la version cinématographique de Polar-Express. Au gré de ses aventures, le jeune héros rencontre un véritable vagabond du rail, hobo évoluant à son gré sur le toit du train qu’il attrape à son passage dans un grand Nord dont il s’autoproclame le roi. Portant veste brune, casquette et baluchon sur l’épaule, cet aventurier du froid à la mâchoire carrée échappe difficilement à une assimilation à London et à l’imaginaire londonien, d’autant que ce vagabond si semblable se distingue par sa capacité, ici quasi magique, à…construire un feu.

Retenons, enfin, que l’expérience menée par London le long des rails le conduit à devenir l’écrivain dit (parfois abusivement) socialiste : 

 

[…] au contact des chômeurs, vagabonds, sinistrés de tous ordres, venus de tous les horizons, une mutation s’amorce en lui, dont les effets se manifesteront à retardement. Sa fraternité va sortir d’un étroit cadre corporatiste pour s’élargir et, d’impulsions affectives en prises de conscience, devenir un sentiment de solidarité. Et bientôt, solidarité de classe  29.

 

Or, c’est bien l’étouffement de la pensée socialiste que met au jour Guattari dans Les Années d’hiver, regrettant que la gauche n’enferme toute réflexion collective dans l’enlisement technocratique des jeux de pouvoir. De fait, l’adaptation cinématographique de Transperceneige insiste nettement sur l’administration de l’équilibre des forces (démographiques, de nourriture, d’eau, d’espace, etc.) au nom du bon vouloir de la tête non-pensante du convoi, la locomotive devenue « Sainte Loco » comme on connaissait le Saint Esprit (alors que le dernier homme qui l’habite est devenu fou), et qui semble dire que dans l’hiver de la crise comme idéologie de la gouvernance, l’esprit devra être technique, ou ne sera pas.

 

  1. Martin de la Soudière, Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison, Paris, Créaphis, 2016, p. 44.
  2. Id., p. 110.
  3. Id., p. 70.
  4. Id., p. 70.
  5. Daniel Chartier, Préface à Martin de la Soudière, Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison, op. cit., p. 10.
  6. Id., p. 8.
  7. Francis Lacassin, Préface à Jack London, Les Vagabonds du rail, Louis Postif (trad.), Genève, Edito-Service, 1975 [1907], p. X.
  8. Jack London, Les Vagabonds du rail, op. cit., p. 169-170.
  9. Id., p. 169.
  10. Martin de la Soudière, Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison, op. cit., p. 36.
  11. Chris Van Allsburg, Boréal-Express, Isabelle Reinharez (trad.), Paris, L’Ecole des loisirs, 1985, s.p.
  12. Id.
  13. Id.
  14. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Agnès Botz, Jean-Luc Fidel (trad.), Paris, Gallimard, “folio essais”, 2006 [2005], p. 22.
  15. Id., p. 16.
  16. Susan Sontag, « The Imagination of disaster », in Susan Sontag, Against Interpretation and other Essays, New York, Picador, 1966 [1965], p. 225.
  17. Elaine Després, « L’Éternelle fuite en avant de la Sainte Loco », Otrante, n°43, 2018, « Mutations 2 : homme/machine », Isabelle Boof-Vermesse, Jean-François Chassay (dir.), p. 29-49, p. 41.
  18. Lob, Rochette, Legrand, Transperceneige : intégrale, Paris, Casterman, 2014 [1984-2000], p. 7.
  19. Elaine Després, « L’Éternelle fuite en avant de la Sainte Loco », op. cit., p. 45.
  20. Id., p. 46-47.
  21. Susan Sontag, « The Imagination of disaster », op. cit., p. 224.
  22. Ibid.
  23. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, op. cit., p. 677.
  24. Félix Guattari, « La causalité, la subjectivité et l’histoire », in Félix Guattari, Psychanalyse et Transversalité, Paris, La découverte, 2003 [1974], p. 176.
  25. Elaine Després, « L’Éternelle fuite en avant de la Sainte Loco », op. cit., p. 48.
  26. Florence Andoka, « Machine désirante et subjectivité dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari », Philosophique, n°15, 2012, « Hegel – Deleuze », https://journals.openedition.org/philosophique/659.
  27. Ibid.
  28. Christian Kerslake, « Les machines désirantes de Félix Guattari », Multitudes, n°34, 2008/3, « L’effet-guattari », https://www.cairn.info/revue-multitudes-2008-3-page-41.htm.
  29. Francis Lacassin, Préface à Jack London, Les Vagabonds du rail, op. cit., p. XXXV-XXXVI.