Désacralisation et représentation sociale de la fiction horrifique : une métamorphose contemporaine

Désacralisation et représentation sociale de la fiction horrifique : une métamorphose contemporaine

Par BORDAGE Tinam

 

Dans ce que l’on nomme essentiellement l’âge d’or du cinéma horrifique – les années 1970-1980 –, le genre a connu une mythification et même une forme indéniable de sacralisation. L’obtention de telles œuvres revenait à se livrer à de l’archéologie cinéphilique et inspirait un certain mérite. L’escale au vidéoclub s’apparentait à un pèlerinage et les VHS s’échangeaient entre les passionnés. Certains semblaient biberonnés au genre par un proche de leur famille, comme un héritage culturel précieux, d’autres tombaient dedans par divers déterminismes sociaux.

L’avènement du streaming comme conséquence de l’émergence d’internet a complétement bouleversé les codes et il devient désormais courant de tomber par le hasard d’une suggestion vidéo sur un film jadis presque confidentiel. Le film d’horreur parvient ainsi à atteindre d’autres sphères sociales et touche par conséquent un plus large public. Une production effervescente avec des sujets plus actuels ou une volonté de justement stimuler la fibre « sacrée » des années 80. Le succès d’une série telle que Strangers things, produite par Netflix, n’est pas anodin et semble convoquer une nostalgie en l’exhibant avec des outils pourtant modernes.

 

Désacralisation de la fiction horrifique

Dans l’imaginaire fantasmatique des années 1970-80, la fiction horrifique se présente comme un genre iconique et des œuvres cultes naissent en formant une génération de cinéphiles du bizarre émerveillés par les infamies qu’ils visionnent. Bercés par les synthétiseurs de John Carpenter, les lumières chromatiques de Dario Argento ou les vrombissements de la tronçonneuse de Leatherface, les spectateurs de cette époque assistent à la naissance de véritables légendes qui s’inscriront dans le temps et définiront l’ADN du genre.

Lorsque ces œuvres cinématographiques débarquent dans la sphère publique, internet n’existe pas et la communication passe par des magazines tels que Mad Movie et l’Écran fantastique ou se fait de bouche à oreille. Les films s’accumulent et des codes récurrents – esthétiques comme narratifs – constituent une atmosphère distinctive et caractéristique que l’on parvient très nettement à identifier des décennies plus tard.

On parle souvent d’une « ambiance années 70/80 » qui semble mythique et stimule une nostalgie même chez ceux qui ne l’ont pas connue. Curieusement, on retrouve dans cet imaginaire fantasmé (car la fiction horrifique prédominante de l’époque comporte très souvent des éléments surnaturels et fantastiques) une forme d’insouciance éloignée des angoisses du monde social. Les protagonistes semblent évoluer dans leur bulle et n’affronter que des problématiques extraordinaires que l’image se plait à nous montrer.

Accéder à cette insouciance pourtant effrayante doit se mériter. Parcourir le trajet qui nous sépare du vidéoclub, obtenir ce précieux objet qu’est la VHS, et l’insérer dans son magnétoscope. Aucun hasard ; très peu de chances de tomber par inadvertance sur un film d’horreur réellement subversif si ce n’est quelques perturbantes séries B à la télévision sur RTL9 ou quelques autres chaînes parfois aventureuses.

Dans l’imaginaire collectif, la VHS symbolise une forme de circuit direct et une matérialisation de l’objet fantasmatique par lequel on visionne son film. D’une certaine façon, la VHS se représente elle-même comme une entité à part et des films tels que Ring (1998) d’Hideo Nakata incarnent cette idée de l’objet maudit (en l’occurrence cette fameuse cassette) contenant une « âme ».

L’équivalent se retrouve aussi dans les salles de cinéma avec les mythiques bobines 8 millimètres – matériaux souvent assimilés au snuff movie comme dans le film du même nom de Joel Schumacher (1999).

La majorité des films horrifiques désormais « cultes » ont rarement manqué un passage par l’incontournable festival d’Avoriaz, qui a vu défiler des œuvres indélébiles telles qu’Halloween, la nuit des masques (1978) de John Carpenter, Les Griffes de la nuit (1985) de Wes Craven) ou encore Candyman (1993) de Clive Barker. Le spectre de ces films iconiques vit encore et raisonne notamment à travers un regain d’intérêt pour la Synthwave, déclinaison de l’électro popularisée par le groupe Carpenter Brut, lui-même largement inspiré par les compositions de John Carpenter et leurs sonorités. L’engouement pour Carpenter Brut comme effigie de la Synthwave est tel que l’on peut en retrouver des morceaux dans des spots publicitaires pour des voitures ou pour le site de rencontre « Adopte un mec 1 ». Irriguant différentes sphères musicales populaires, il n’est pas rare lors des concerts que le public de Carpenter Brut ignore qui est…John Carpenter. De toute évidence, le sacré semble s’être perdu en chemin.

Dans une société de l’instantané appuyée par la croissance de l’intelligence artificielle, un robot d’usine remplace 10 employés et l’évolution de la high-tech métamorphose n’importe quel objet à fonction unique en une machine multitâche. Le consommateur semble connaitre la même mutation et souhaite pouvoir accomplir le plus de tâches possibles avec des interfaces ergonomiques et intuitives. Une simplification absolue du processus de recherche et d’acquisition lui permet d’obtenir ce qu’il veut dans l’instant. Le streaming et le téléchargement illégal classique libèrent de la contrainte financière mais centralisent parfois de façon assez aléatoire les films, leurs spécificités et leurs catégories.

Pendant une période, Megaupload et le torrent ont dominé ce nouveau marché – celui du téléchargement illégal – qui ambitionne de concurrencer très nettement celui du DVD en n’incluant aucun coût financier de la part du spectateur. L’année 2005 marque un tournant décisif avec la création de Megaupload (fermé en 2012 à la suite de la mise en examen du créateur et de six autres membres 2), qui démocratise le téléchargement illégal, mais aussi par l’arrivée officielle de la VOD en France via Canal +, qui rachète la start-up MovieSystem 3.

Avant de devenir la machine tentaculaire que l’on connait, Netflix saisit dès 1997 l’opportunité de l’arrivé du DVD aux USA afin d’utiliser ce support et ainsi de mettre en place un système de vente par correspondance basé sur un catalogue de films. Ce vidéoclub virtuel amorce une modernisation totale du système de consommation. Pourtant, le concept rencontre des difficultés et ses créateurs tout droit venus de la Silicon Valley peinent à faire des bénéfices car à cette époque les lecteurs DVD sont encore rares dans les foyers américains. Mais avec la mise en place de leur plateforme de streaming VOD en 2017, Netflix se développe de manière fulgurante et devient au cours des années suivantes la sixième plus grande société internet de l’histoire 4. Un simple abonnement, peu onéreux, et l’immense catalogue se déroule sous vos yeux, les nouvelles suggestions de films se multiplient jusqu’à l’infini et vous ne cherchez presque plus à vous en procurer ailleurs. Paroxysme de la dématérialisation du cinéma, Netflix rachète et produit ; et le cheminement des œuvres cinématographiques se fait tout naturellement jusqu’aux yeux du spectateur peu sollicité à l’initiative. Les vidéoclubs de l’époque symbolisent encore une forme de nostalgie mais se raréfient progressivement, la majorité mettant la clé sous la porte par manque de clientèle.

Pourtant peu aidé par le CNC sur le plan de la production nationale, le cinéma de genre et plus spécifiquement le cinéma horrifique séduit les Français qui se ruent sur les nouvelles productions comme Blumehouse. Tout porte alors à croire que le spectateur français serait friand du genre mais les institutions nationales refusent pourtant de s’aventurer sur ce terrain et sont peu enclines à financer nos propres productions. Au cinéma sur grand écran ou sur Netflix devant sa télé, le succès de l’horreur est pourtant indéniable. FilmoTV déterre des raretés du cinéma de genre et propose certaines œuvres exclusives en créant une émission annexe intitulée « Le bistro de l’horreur », où différentes thématiques liées au sujet sont évoquées. Shadows se spécialise intégralement dans l’horreur en voyant là un terrain fertile et lucratif. En somme, ces plateformes de streaming fraternisent avec la fiction horrifique.

Le cinéma pornographique connait d’ailleurs la même destinée avec la capitalisation des tubes gérés par d’énormes entreprises dont les locaux ressemblent davantage à ceux d’une multinationale qu’à l’antre d’un producteur de cinéma, quel qu’il soit 5. De toute évidence Pornhub, Youporn et consorts ont symboliquement remplacé la mythique VHS porno ringarde du frère que l’on subtilisait discrètement et clandestinement du placard. On remarque ainsi des similitudes flagrantes entre les formes supposément « subversives » de cinéma et leur devenir.

 

De l’horreur imaginaire à l’horreur sociale

Si initialement le cinéma « social » était surtout réservé aux films d’auteurs et que le cinéma horrifique prenait essentiellement la forme d’un divertissement orienté vers l’imaginaire, la frontière se fait désormais bien plus ténue. Malgré l’acharnement consistant à réemployer les codes qui firent le succès des fictions horrifiques cultes d’antan, il semble de plus en plus difficile de terrifier une génération désenchantée qui croit de moins en moins aux fantômes. L’anxiété sociale croissante et tous les symptômes qui en découlent impactent inévitablement les productions. Chacun sait que la poupée du film Annabelle (2014), de John R. Leonetti, n’acquerra jamais l’aura maléfique du Chucky de Jeu d’enfant (1988), de Tom Holland, et que n’importe quelle histoire de maison hantée paraitra bien fade face à Amytiville (1979). Les tentatives de résurrection sont vaines et chaque remake marque au mieux un regain d’intérêt pour le genre avant de sombrer doucement dans l’oubli. Au pire, c’est un bide total.

Si ce cinéma veut fonctionner et persiste dans son intérêt pour la fantasmagorie, le surnaturel, les démons ou les fantômes, il doit s’intégrer au corps social, ce qu’a très bien compris Ari Aster avec Hérédité (2018), qui pourtant renoue d’une certaine façon avec une forme de cinéma horrifique traditionnel et intimiste que l’on trouvait dans les années 1960-70 avec des films tels que L’Exorciste (1973) de William Friedkin, ou Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski.

Il n’est nullement difficile de faire bondir un spectateur de son siège avec une succession de jumpscares primaires, et cette redondance lasse finalement une bonne partie du public. Imprégner le spectateur avec une réelle atmosphère et des idées s’avère nettement plus compliqué mais aussi plus efficace pour faire perdurer le sentiment d’horreur. Même l’excellente série The Haunting of Hill House (2008), retranscrivant les maux d’une famille au sein d’une maison hantée, n’est en réalité qu’un drame psychologique déguisé en horreur, et la majorité des représentations fantastiques s’avèrent très distinctement être des allégories des différents aspects de la noirceur humaine.

Autre exemple flagrant, avec l’un des films les plus effrayants et angoissants de la précédente décennie : Citadel (2013), de Ciaran Foy. Le réalisateur irlandais accouche durement de Citadel, véritable film cathartique écrit pour exorciser un traumatisme d’agression urbaine qui l’a durablement marqué. Nous y suivons l’histoire d’un homme habitant dans une géante « citadelle », une cité plus ou moins abandonnée, et qui, après l’agression de sa femme enceinte, sombre dans une profonde agoraphobie. Les agresseurs semblent être d’étranges créatures humanoïdes portant des capuches et le protagoniste développe une peur phobique de leur possible retour. Sa seule alternative ? Retourner dans la si redoutée Citadelle pour les affronter psychologiquement. Sous ses aspects fantastiques, Citadel – diffusé en festival et disponible désormais sur FilmoTV – dépeint surtout les angoisses et les peurs plus profondes du monde social dans un cadre urbain, telle la crainte des transports en commun la nuit, la solitude, etc. Les conclusions sont évidentes et toutes les créatures surnaturelles effrayantes ne sont ni plus ni moins que des métaphores de l’homme moderne dépeint en un véritable croque-mitaine.

Si, depuis les années 1980, les habitants de la Californie ferment davantage leur porte d’entrée à double tour la nuit, ce n’est pas par crainte qu’un fantôme s’introduise chez eux mais parce qu’en 1985 un dénommé Richard Ramirez aussi surnommé The night stalker (le rôdeur de la nuit) sillonnait les rues à la recherche d’une maison aléatoirement choisie afin de s’y introduire et de violer (parfois aussi de tuer) des femmes et d’assassiner leur compagnon 6. Avant cela, on se souciait peut-être moins de savoir si sa porte était fermée à clé ou de si la fenêtre de la cuisine demeurait ouverte…

Les années 2000 voient d’ailleurs fleurir un nombre conséquent de home invasions – de À l’intérieur (2007) d’Alexandre Bustillo et Julien Maury ou Ils (2006) de David Moreau et Xavier Palud en France à Funny Game US (2007) de Micheal Haneke, où le réalisateur remake son propre film (Funny Game, 1997) à destination du public américain et international.

Le premier volume d’American Nightmare (2013) – home invasion à sa façon – représente sous bien des égards un paroxysme de l’horreur sociale à travers une forme de fantasme cathartique inavoué où la morale et la décompression de la haine quotidienne s’expriment. Les volets suivants s’écartent du home invasion et accentuent l’allégorie sociale en se concentrant sur les comportements de guérilla et l’expression de l’instinct grégaire.

Mais dans les plus obscurs recoins du cinéma horrifique (au sens large), rien n’est réellement plus effrayant qu’un Megan is missing (2011), de Micheal Goi, qui cristallise l’une des plus grandes angoisses modernes : les prédateurs sexuels pédophiles d’internet. Si ce film demeure confidentiel, c’est qu’il n’a jamais véritablement circulé sur les grands écrans et qu’il s’est retrouvé, sans publicité particulière, sur les sites de streaming parmi la multitude de productions horrifiques classiques. Quel n’est pas le choc lorsqu’on le découvre par hasard.

Partant d’un postulat, celui de l’hypersexualisation des adolescentes et de la superficialité de leurs relations, Micheal Goi livre avec Megan is missing la plus terrifiante campagne de prévention contre les prédateurs virtuels. Si certains qualifient ce film – found footage prenant la forme d’un journal intime – de « trop réaliste », c’est bien que les éléments qu’il emploie éveillent un écho dérangeant et que chacun peut s’identifier au personnage de Megan, voire à ses parents. Sans fioriture, Megan is missing adopte une réalisation crue et ultra-réaliste en oscillant habilement entre le journal intime face caméra, la reconstitution de faits divers et le snuff movie.

 

D’une certaine façon, l’horreur semble se rapprocher de nous et s’attacher à notre quotidien à travers des représentations dépouillées de leur verni fantasmagorique. Pour autant, si la fiction horrifique durcit ses traits pour mieux aborder des contextes familiers et ainsi affecter davantage le spectateur par l’exploitation radicale d’éléments nouveaux ou réactualisés, l’horreur réelle – celle de la vie de tous les jours que l’on perçoit dans la rue et dans les médias – perd en impact. La censure drastique et parfois même incohérente de YouTube n’est ignorée de personne mais les multiples copies de la célèbre plateforme proposent des myriades de vidéos extrêmes et parfois illégales. Ainsi, cette « ère du streaming » s’associe parfaitement à la prolifération d’images violentes voulue par une génération bercée par le sensationnalisme et le racolage médiatique. Le buzz récurrent des vidéos ultra-violentes témoigne de l’insensibilisation des spectateurs qui relaient ainsi sans réticences morales un contenu devenu trop facilement accessible pour ne se cantonner qu’à un microcosme d’adeptes d’images extrêmes et de real death. Fait assez évocateur : lors de sa publication sur Liveleak (équivalent sans censure de Youtube) la célèbre vidéo « 1 lunatik 1 ice pike », montrant le dépeceur de Montréal Lukas Rocco Magnotta découper et assassiner sa victime, a été durant quelques semaines la vidéo la plus visionnée d’internet 7. L’incroyable viralité du streaming redéfinit ainsi incontestablement le rapport à la monstration de l’horreur.

 

  1. Spot publicitaire du site de rencontre Adopte un mec datant de 2016, accompagné du morceau « Le Perv » de Carpenter Brut, 04/07/2016, https://www.youtube.com/watch?v=FbicGkVwbFU&ab_channel=AdopteUnMecOfficiel.
  2. Vincent Matalon, « La Fermeture de Megaupload en trois question », Francetvinfo, 19/01/2012, https://www.francetvinfo.fr/culture/la-fermeture-de-megaupload-en-trois-questions_52829.html.
  3. Estelle Dumout, « Films à la carte : Canal Plus met la main sur la plate-forme Moviesystem », Zdnet, 04/05/2014, https://www.zdnet.fr/actualites/films-a-la-carte-canal-plus-met-la-main-sur-la-plate-forme-moviesystem-39151307.htm
  4.  Andrew Bloomenthal, « World’s top 10 internet compagnies », Investopedia, 18/07/2020, https://www.investopedia.com/articles/personal-finance/030415/worlds-top-10-internet-companies.asp
  5. Voir Ovidie, Pornocratie, les nouvelles multinationales du sexe © Magnéto Presse, 2017, 77 min. Voir à ce propos Léa Lejeune, « Pornocratie, le documentaire d’Ovidie qui démonte l’industrie du X », Challenges, 18/01/2017, https://www.challenges.fr/media/audiovisuel/pornocratie-le-documentaire-d-ovidie-qui-demonte-l-industrie-du-x_448573
  6. Voir sur cet aspect Nicolas Castelaux, Richard Ramirez : le fils du diable, Rosières en Haye, Camion Noir, 2019.
  7. Sébastien Wesolowski, « Dans les coulisses de BestGore.com, le site le plus horrible du monde », Vice, 01/02/2016, https://www.vice.com/fr/article/wngq49/dans-les-coulisses-de-bestgorecom-le-site-le-plus-horrible-du-monde