Désirs, contournements et non-dits dans les ouvrages lyriques du XIXe siècle consacrés à la figure de Sapho
Introduction
L’opéra a toujours été affaire de plaisir et de désir, et ce ne sont pas nos récents commentateurs qui vont contredire une telle affirmation. Catherine Clément, Michel Poizat ont récemment analysé la jouissance que procure l’opéra, théorisant à partir des situations dramatiques mises en scène tous les processus inconscients suscités par la présence de tant de figures de femmes vouées à la mort et au sacrifice 1. Dans un livre désormais célèbre, tout récemment traduit en français, Wayne Koestenbaum a analysé la portée du phénomène sur le public d’homosexuels masculins, occultant le fait qu’une femme lesbienne pouvait être elle aussi, pour reprendre les termes du titre français, une « folle lyrique 2». Le désir lesbien fait bel et bien l’objet, néanmoins, de quelques études spécifiques consacrées à la musique dans l’ouvrage Queering the Pitch 3, et certains critiques, dans leur analyse de la voix féminine, sont allés jusqu’à développer la théorie de l’« homovocalité », théorie selon laquelle une chanteuse en travesti pouvait s’adresser spécifiquement et prioritairement à un public de femmes. C’est en tout cas ce que démontre Terry Castle dans son article « In Praise of Brigitte Fassbaender (A Musical Emanation) 4 », en partie inspiré du texte de Elizabeth Wood « Sapphonics » tiré de l’ouvrage Queering the Pitch, et qui définit la voix propre à produire les vibrations dites « saphiques » susceptibles de s’adresser à un public spécifiquement lesbien 5. Si l’on s’accorde généralement pour considérer qu’une telle voix est constituée à la fois de graves abyssaux et d’aigus stratosphériques, il est assez piquant de constater que sur les trois noms de modèles « saphiques » donnés par Wood dans son texte, deux chanteuses, Emma Calvé pour Massenet et Pauline Viardot pour Gounod, ont inspiré à un compositeur un ouvrage sur le thème de la poétesse Sapho de Mytilène. Notons que la troisième cantatrice citée par Elizabeth Wood, Olive Fremstad, est l’inspiratrice de trois romans de nature plus ou bien lesbienne : le roman féministe de Gertrude Atherton Tower of Ivory (1910), le roman dit lesbien Of Lena Geyer (1936) de Marcia Davenport ainsi que le roman de Willa Cather The Song of the Lark (1915), ouvrage dont la critique n’a pas manqué de signaler la composante résolument « queer 6 ».
Pourtant, si le désir lesbien semble être aujourd’hui reconnu dans le monde plutôt masculin de l’opéra, force est de constater que le répertoire lyrique n’a pas toujours fait la part belle aux amours entre femmes. On ne connaît pour l’opéra du grand répertoire qu’un seul personnage ouvertement lesbien avec la figure pathétique de la comtesse Geschwitz dans la Lulu d’Alban Berg : une femme qui aime une autre femme, Lulu, qui elle-même n’aime que les hommes ou plutôt qui, trop désirée des hommes, n’aime personne, et qui profite de façon éhontée de la générosité de l’unique être qui l’aime. Le seul partage, ou lien physique, que connaîtront Lulu et Geschwitz sera le triste privilège d’être toutes deux éventrées par Jack the Ripper sur le pavé londonien, dans un final qui constitue pour Geschwitz l’occasion d’exhaler un chant ou cri d’amour déchirant, le seul de tout l’opéra, la seule manifestation musicale d’un amour désintéressé et inconditionnel.
Si ces dix dernières années ont vu, suite à une certaine pression médiatique, la prolifération d’opéras ouvertement « gay », mettant en scène une relation entre deux personnages masculins 7, seul un ouvrage récent propose un sujet véritablement lesbien, l’opéra 27 (2014) de Ricky Ian Gordon consacré aux amours de Gertrude Stein et Alice B. Toklas. Les initiés mentionnent également parfois un ouvrage de la compositrice Paula Kimper, Patience & Sarah (1998), ainsi que l’opéra Astarté (1901) du compositeur Xavier Leroux, ouvrage qui met en scène les amours d’Hercule et d’Omphale, mais qui se termine sur ce que le critique Alex Ross, dans un article paru en 2017 dans The New Yorker, voit comme une orgie saphique 8.
Si les sujets ouvertement lesbiens ne sont pas légion, et si l’amour physique entre femmes a peu fait l’objet de représentations explicites, le répertoire lyrique fourmille de ces situations où le « frisson saphique » complique ou complexifie une intrigue qu’on ne peut plus voir comme la manifestation d’un amour hétérosexuel traditionnel. Cet article se propose ainsi d’évoquer trois types de déclinaisons saphiques en abordant tout d’abord les quiproquos engendrés par des cas où une femme se déguise en homme, puis en mentionnant très brièvement l’ambiguïté liée à l’emploi si fréquent à l’opéra du travesti. Nous nous pencherons enfin sur trois opéras du répertoire qui mettent ouvertement en scène la figure emblématique de la poétesse Sapho. Nous verrons dans chacun des cas les stratégies de contournement ou de détournement qui ont été mises en œuvre afin d’occulter, mais peut-être aussi pour mieux la suggérer, la composante homosexuelle de l’ouvrage en question.
Le déguisement
Si le déguisement de la femme en homme est à l’opéra un outil dramaturgique conventionnel 9, il n’est pas rare que le personnage ainsi déguisé se retrouve en plus imbriqué dans un imbroglio sentimental la mêlant à une autre femme. Cela est un ressort dramatique assez fréquent de l’opéra baroque, qui joue souvent sur la confusion des genres occasionnée à la fois par l’indétermination liée aux typologies vocales, mais également par un goût prononcé pour des situations complexes : le cas de La Dori (1657) d’Antonio Cesti, par exemple, est à cet égard assez emblématique. L’opéra met en scène les amours de deux personnages centraux, d’une part Dori, femme déguisée en homme – Ali – et amoureuse d’un homme, Oronte, et d’autre part Tolomeo, homme déguisé en femme – Celinda – et amoureux d’une femme appelée Arsinoe. Les quiproquos qui nourrissent la trame de l’ouvrage se voient encore compliqués par le fait que le personnage de Tolomeo est traditionnellement interprété par une femme, ce qui donne au public à composer avec un rôle masculin joué par une femme qui se déguise en femme pour incarner un personnage amoureux d’une autre femme… On retrouve une situation encore plus ambigüe dans l’opéra de Haendel Alcina (1735) lorsque Bradamante se fait passer pour Ricciardo afin de libérer son amant Ruggiero du pouvoir de la magicienne Alcina. Ici, c’est à dessein que Bradamante use de son pouvoir de séduction pour charmer Morgana, le personnage n’hésitant pas pour aboutir à ses fins à aller jusqu’au parjure, et cela dans un ouvrage où l’on ne cesse de chanter les vertus de l’honneur et de la noblesse : « Morgana : E sarai mio? [Et tu seras à moi.] / Bradamante : Tel giuro. Ecco la fede [Je te le jure, sur ma foi] » / (Le dà la mano, e poi parte) [(Elle lui donne la main, puis s’en va 10)]. La confusion des genres est encore accentuée par le fait que le registre vocal de Bradamante, contralto, est en réalité plus grave que celui de Ruggiero, rôle composé par Haendel pour un castrat soprano 11.
La situation dépeinte dans Alcina annonce presque celle que l’on trouve dans l’opéra Fidelio de Beethoven, ouvrage dans lequel Léonore, dans son projet de s’introduire dans la prison où est enfermé son époux Florestan, a involontairement (?) séduit Marzelline, la fille du geôlier Rocco. Toute la dramaturgie du premier acte repose sur ce quiproquo qui implique également Jacquino, le fiancé dont Marzelline souhaite désormais se défaire, mais également Rocco, convaincu d’avoir trouvé en Léonore le gendre idéal. Les paroles échangées entre Léonore et Marzelline, les gestes qu’il y a pu avoir, la honte et la gêne que doit ressentir la noble Léonore face à ses mensonges et une situation qu’elle n’a forcément pas souhaitée, tout cela fait partie des non-dits du livret. Fabrice Malkani, à propos du dénouement qui célèbre, au-delà de la réunion finale de Léonore et Florestan l’amour universel, a eu l’occasion d’écrire que Marzelline, fraîchement émancipée de son lien indésirable avec Jacquino, n’est en rien exclue de ce mouvement de libération générale 12. De quel type de libération il s’agit reste, là aussi, dans les non-dits du texte et dans les possibilités qu’ouvre l’interprétation.
Le travestissement
Le phénomène du travestissement, au sens usuel du terme par lequel nous entendons le fait qu’un personnage masculin soit interprété par une femme (ou vice-versa), crée, lui aussi, des situations jugées ambiguës, même si le pacte implicitement passé avec le spectateur, toujours prêt à « suspendre son incrédulité », devrait en principe lever l’ambiguïté qui consiste à mettre face à face deux femmes engagées dans un rapport en apparence hétéronormé. Plusieurs chanteuses lyriques ont eu l’occasion de dire, dans diverses interviews, la gêne – ou, selon les cas, le plaisir ! – qu’elles avaient à jouer une scène d’amour avec une autre femme 13. La scène d’ouverture du Chevalier à la rose, par exemple, qui se passe dans le lit de la Maréchale suite à des ébats nocturnes dont la musique, avant le lever du rideau, se plaît à dépeindre l’érotisme torride et les orgasmes volcaniques, est à cet égard souvent citée pour ses sous-entendus lesbiens plus ou moins déguisés 14.
On pourra mentionner également certaines scènes de déshabillage à l’érotisme feutré mais réel, telle celle où la comtesse et Suzanne des Noces de Figaro déshabillent le jeune page Chérubin afin de vêtir le jeune garçon en femme, s’extasiant devant ce corps supposément masculin dont elles soulignent, ironiquement, tout ce qu’il a de féminin : « Susanna : Cospetto! ha il braccio / Più candido del mio ! qualche ragazza » [Diantre! Son bras est plus blanc que le mien. Une vraie fille !]. L’arrivée sur nos scènes lyriques du contreténor, chanteur masculin pouvant incarner vocalement un personnage à l’ambitus vocal de Chérubin, modifie radicalement, en le rendant beaucoup moins ambigu, l’érotisme discret de cette scène initialement conçue pour être jouée strictement entre femmes. Sur l’érotisme produit par des morceaux de musique chantés par deux sopranos, Elizabeth Wood rappelle dans son article « Sapphonics » comment le roman de Kate O’Brien Of Music and Splendour (1958) thématise tout l’effet que peuvent produire sur l’auditeur les frottements vocaux de deux femmes chantant ensemble, notamment dans les cas où les personnages incarnés représentent non pas une femme et un homme interprété par une femme, mais bel et bien deux femmes réunies dans un rapport théâtral fondé non pas comme c’est souvent le cas à l’opéra sur une rivalité, mais sur un sentiment d’amitié, de complicité ou de sororité 15. Dans plusieurs de ces cas, la critique a également voulu voir des amitiés saphiques légèrement détournées.
La figure de Sapho mise en musique par les compositeurs du dix-neuvième siècle
Notre examen des mises en musique de la figure de la poétesse Sapho de Mytilène commencera par la plus hétérosexuelle de toutes, du moins en apparence. L’opéra Sapho (1897) de Massenet met en effet en scène les amours entre un modèle d’artiste, Fanny Legrand, et un jeune homme de bonne famille de quinze ans son cadet, Jean Gaussin. Si Fanny est connue sous le nom de Sapho, c’est parce que, tout comme dans le roman éponyme d’Alphonse Daudet qui a inspiré l’opéra (1884), elle a posé autrefois pour une statue de la poétesse de Lesbos. Métonymiquement associée à la poétesse grecque, Fanny est une femme à hommes dont Jean finira par découvrir, à sa grande honte, les multiples relations passées. Le roman de Daudet précise bien que dans les lettres conservées par Fanny il y a un paquet de lettres écrites par une femme. L’expression de dégoût que la découverte de ces lettres provoque chez Jean associe bel et bien son amante à la courtisane antique et à la poétesse de Lesbos, dont la Fanny du roman devient ainsi l’héritière symbolique :
Cette idée […] l’exaspérait plus que tout. Il était trop fier pour le dire ; mais un paquet de lettres, le dernier, noué d’une faveur bleue sur des petits caractères fins et penchés, une écriture de femme, déchaîna toute sa colère.
« Je change de tunique après la course des chars… viens dans ma loge…
– Non, non… ne lis pas ça… »
Elle sautait sur lui, arrachait et jetait au feu toute la liasse, sans qu’il eût compris d’abord même en la voyant à ses genoux, empourprée du reflet de la flamme et de la honte de son aveu :
« J’étais jeune, c’est Caoudal… ce grand fou… Je faisais ce qu’il voulait. »
Alors seulement il comprit, devint très pâle.
« Ah ! oui… Sapho… toute la lyre… » Et la repoussant du pied, comme une bête immonde : « Laisse-moi, ne me touche pas, tu me soulèves le cœur… 16 »
Si l’allusion à ces amours saphiques est totalement évacuée de la pièce que Daudet tira de son roman en 1885 17, censure oblige, Vincent Giroud nous montre qu’elle réapparaît obliquement dans la version remaniée de l’opéra produite par Massenet en 1909 18. Cette version inclut en effet une didascalie qui avait bel et bien été présente dans la partition d’orchestre, et que l’on retrouve donc dans le deuxième état de la version chant-piano, mais qui avait été curieusement tronquée dans les versions publiées du livret. Ainsi, même le texte du livret publié en 2003 dans l’Avant-Scène Opéra 19, dont le commentaire musical et littéraire mentionne pourtant une telle piste de lecture 20, omet cette didascalie. Cette indication manquante signale en effet dans le texte l’existence d’un paquet écrit sur « du papier rose », et le contexte du roman de Daudet, dans lequel il est ouvertement question d’une rencontre amoureuse dans un théâtre, donne tout son sens à une citation du livret – « Viens me voir dans ma loge » – qui fait comprendre que la lettre sur papier rose a été écrite par une actrice. C’est donc en procédant à un exercice de génétique textuelle que l’on peut supposer que la Sapho de Massenet a eu au moins une liaison avec une femme, liaison décelable uniquement par la lecture attentive du millefeuille intertextuel que constituent les diverses sources et strates du texte verbal mis en musique. Aucune « vibration saphique », en revanche, dans cet opéra où le supposé lesbianisme de Fanny semble n’être vu que comme une preuve supplémentaire de la dépravation d’un personnage que vient néanmoins racheter, in fine et uniquement pour le livret de l’opéra, la maternité qui est révélée au public au cours de la fameuse scène des lettres 21.
Composée près d’un demi-siècle plus tôt, la Sapho (1851) de Gounod met bien en scène, elle, la poétesse de Lesbos, ainsi que les deux hommes que cette dernière est censée avoir aimés : le poète Alcée, dont elle est au moment du concours de poésie la concurrente, ainsi que le beau Phaon, dont l’infidélité suscite le fameux suicide du haut du rocher de Leucade. Rien d’ouvertement lesbien, non plus, dans cet opéra dont le livret fut de toute façon épluché par la censure en raison des contenus pro-républicains que certains voulaient alors y trouver 22. Seul élément troublant le choix de Gounod, pour interpréter le rôle de la poétesse, de la fameuse Pauline Viardot, détentrice d’une de ces voix « sapphoniques » dont il a été question plus haut. On pourra évoquer également la relation bien connue de Pauline Viardot avec George Sand, dont la correspondance « vibratoire » continue à nourrir la légende tenace qui ferait de ces deux femmes des amantes. L’idée, entretenue notamment par Thérèse Marix-Spire 23, est encore évoquée par Elizabeth Wood dans son article « Sapphonics24 ». De fait, la nature apparemment hétérosexuelle des amours de la Sapho de Gounod ne rend pas moins la poétesse différente. Passons sur ce que pourrait impliquer la réplique « Aimons, mes sœurs, aimons 25 » (II.ii.26), chantée à ses compagnes lors de la cantilène du deuxième acte et reprise par le chœur des jeunes filles. Ne faisons pas trop de cas non plus des « plaisirs nouveaux » (III.iii.44) que Phaon, qui se croit trahi par Sapho, prête à la poétesse de Lesbos au moment où il s’apprête à convoler avec Glycère. C’est surtout du contraste qui est fait entre les deux rivales de l’opéra que ressort la marginalité de Sapho. À la beauté classique de Glycère, dont le texte souligne les attributs physiques les plus flatteurs – les « beaux yeux », la « belle épaule éblouissante », la « voix mourante » (I.ii.8) –, s’oppose ce qui est présenté dans le livret comme le « génie » (I.ii.8) naturel de Sapho, comme l’« âme divine » (I.ii.9) de la « fille des cieux » (I.vii.20), autant de qualités qui font que « tout s’émeut sur [son] passage » (I.iii.10). Si la première est une femme qu’on paie, sur laquelle Phaon « versait l’or » (II.v.33), Sapho ne peut, elle, que recevoir un « fleuve d’amour » (II.v.33). On lit, dans ces comparaisons implicites entre la belle Glycère et la talentueuse Sapho comblée par les Dieux, plusieurs allusions à la supposée laideur physique de la Sapho historique, dont certaines sources rapportent les traits apparemment disgracieux 26. Il nous sera permis de voir également une allusion à l’apparence, fréquemment évoquée dans la littérature de l’époque, de Pauline Viardot, dont le physique ingrat était transcendé, sur scène comme à la ville, par la voix exceptionnelle mais aussi par l’intelligence et le génie de l’artiste 27. Le saut du rocher de Leucade sur lequel s’achève l’opéra de Gounod, au moment où retentit le célébrissime air « Ô ma lyre immortelle » (III.v.46), semble bien marquer le sacrifice de la marginale indésirable, de la femme inclassable, incomprise et rejetée de tous, abandonnée pour sa différence. En cela, le chant final, ou le cri final de Sapho, résonne à nos oreilles comme une anticipation du cri d’amour de Geschwitz, elle aussi coupable d’avoir trop ou surtout d’avoir mal aimé.
Le thème de la différence émerge également de la Saffo (1840) de Pacini. Plus subversive encore, Sapho va jusqu’à insulter Apollon en remettant en cause, dans son chant, l’autorité masculine du dieu et le bien fondé du rituel du saut du rocher de Leucade (I.v.9-10) 28. Au final de l’acte II elle va, dans sa colère sacrilège, jusqu’à casser l’autel du temple (II.v.15-17). De nos trois mises en musique du mythe, cette version est aussi de loin la plus « vibratoire », même si une fois encore le personnage central est supposément hétérosexuel : aimée d’Alcée, ayant à ses pieds toute la jeunesse grecque (« Ma tutti i greci giovani, / Aver ti piacque al piede » [Mais il te plaît d’avoir à tes pieds toute la jeunesse grecque] [I.iv.8]), Sapho aime elle aussi Phaon. Ce dernier prétend l’aimer en retour, ce qui ne l’empêche pas, jaloux d’un talent qui surclasse le sien, de la rejeter et de la délaisser pour Climène, la fille du Grand-Prêtre du temple d’Apollon Alcandre. Le terme « vibra » est d’ailleurs utilisé par ce dernier pour évoquer l’effet qu’a sur lui le chant de Sapho : « Un’Erinni atroce, orrenda / Le sue fiamme in cor mi vibra » [Une Érinye atroce, horrible, fait vibrer ses flammes dans mon cœur] (I.ii.6).
Les « vibrations » qui nous intéressent ici se déclenchent au moment de la rencontre entre Climène et Sapho, quand les deux femmes, qui s’informent de leurs malheurs respectifs – la première a autrefois perdu sa sœur, l’autre vient de perdre son amant –, chantent ensemble un duo à l’érotisme verbal et musical pour le moins troublant :
Derrière ces tendres sentiments, ces longues embrassades et mouvements du cœur, pour ne rien dire de l’oxymore que constitue la douce puissance, on sent bien des vibrations inédites et des élans défendus par la morale de l’époque, qui néanmoins rapprochent spontanément ces deux femmes dans une étreinte physique d’une rare spontanéité dont le public perçoit bien le caractère inaccoutumé.
La scène suivante, celle du mariage, nous paraît plus ambiguë encore. Conviée par Climène pour assister à ses noces, Sapho, qui a promis de réciter pour honorer sa nouvelle amie, paraît vêtue de la plus belle robe que lui a prêtée Climène. Elle découvre avec horreur que l’homme que son amie vient d’épouser n’est autre que son Phaon – « Il mio Faone » (II.v.16) – le personnage que Sapho, et Climène le sait, recherche depuis des mois. L’ironie de la situation, qui fait que Sapho se présente devant Phaon vêtue explicitement d’une robe de mariée (« cinta di alloro ed in pomposo abbigliamento » [II.v.16]) se double du fait que la scène montre les deux femmes, qui viennent de tomber dans les bras l’une de l’autre, vêtue chacune d’une robe de mariée. Dans un tel contexte, la réplique de Sapho « Verrò a gioir con te. / Qual io felice esser vorrei / Te sì felici rendan gli Dei » [Je viens jouir avec toi. Tout comme je voudrais moi être heureuse, que les dieux vous rendent heureux] (II.iii.13), ou celle de Climène « Io ti precedo al tempio » [Je te précède au temple] (II.iii.13), prennent également, il nous semble, un autre sens.
Mais que le public bien-pensant se rassure ! À l’issue du scandale déclenché par Sapho, un deus ex machina va révéler à la jeune femme Sapho repentante ce que le spectateur/auditeur un peu attentif aurait dû comprendre depuis le début : Sapho n’est nulle autre qu’Aspasie, la fille autrefois perdue du Grand-Prêtre Alcandre, et donc la sœur de Climène. De saphiques les vibrations des deux femmes deviennent honorables car sororales, preuve en tout cas de la noblesse des deux jeunes femmes sensibles et attachées à la primauté des liens naturels du sang.
Il nous semble cependant que l’ambiguïté de la situation est maintenue lors de la scène finale, celle qui prépare au fameux saut du rocher de Leucade et dont Apollon persiste à ne pas vouloir exempter la fille de son Grand-Prêtre. Fidèles à la tradition de la scène de folie chère à l’opéra du premier romantisme italien, Pacini et son librettiste prévoient un long monologue au cours duquel leur héroïne qui a, en vertu d’une traditions solidement ancrée, perdu la raison, imagine par le procédé de l’hypotypose cher aux héroïnes d’opéra de l’époque 29 le mariage dont elle rêvait et qui n’a pas eu lieu. Mais mariage avec qui ? Aucun nom, aucun pronom même, ne vient rappeler que c’est Phaon qu’elle est censée aimer. Ne sont mentionnées que de « gaies jeunes filles » (« liete donzelle » [III.v.25]) qui dansent en rondes volubiles autour du lit conjugal. De même le dieu Amour, que Sapho voit descendre du ciel, est désigné par un article féminin : « Di Citerea la prole » [la descendance de Vénus] (III.v.25). On relève une autre ambiguïté dans l’injonction finale de Sapho : « L’ama ognor qual io l’amai… » [Aime-le/aime-la, autant que moi je l’aurais aimé/aimée] (III.vi.26). Demande-t-elle à Climène d’aimer Phaon, ou bien demande-t-elle à ce dernier d’aimer Climène comme elle l’aurait fait, elle, c’est-à-dire de l’amour marital dont va la gratifier le protagoniste de l’opéra. Les deux lectures restent possibles, la grammaire italienne permettant de maintenir l’ambiguïté que la traduction en français du passage n’a pas d’autre choix que de lever. Les lecteurs italianistes que j’ai consultés confirment que l’élision caractéristique de la langue italienne cacherait plus probablement, dans un contexte comme celui-ci, un objet féminin.
Conclusion
Notre balayage des opéras composés autour du personnage de Sapho montre bien à chaque fois l’existence de contradictions inhérentes au texte, ou du moins de réticences à évoquer de véritables amours féminines. Présenté à chaque fois comme hétéronormé, le personnage central n’en est pas moins soumis à une tension qui remet en cause son statut d’héroïne traditionnelle, et c’est à chaque fois dans les non-dits du texte que se cachent de nouvelles pistes de lecture. On notera également la présence d’auteurs toujours masculins pour évoquer fugitivement la possibilité d’amours féminines, tout comme on soulignera, dans l’histoire de la réception des œuvres, l’absence de tout commentaire sur la composante saphique des ouvrages en question. On ne s’empêchera pas de noter que la trame de la Saffo de Pacini n’est pas sans rappeler celle d’un ouvrage presque contemporain, où deux femmes amies aiment le même homme qui ne cesse d’aller de l’une à l’autre : Norma (1831) de Bellini. À la lecture des ambiguïtés de Saffo on pourrait presque transposer l’interprétation de cet ouvrage vers celui qui l’a en partie inspiré. Avec deux duos « vibratoires » qui sont parmi les plus beaux et les plus célèbres de l’histoire de l’opéra, la tentation d’une lecture qui ferait de Norma et d’Adalgise les deux véritables amantes de l’opéra, s’imposerait presque comme une évidence 30. Dans un tel contexte, l’opéra ne serait-il pas plutôt, pour contredire Catherine Clément, la défaite des hommes ?
- Voir Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset, 1979 ; Michel Poizat, L’Opéra ou le cri de l’ange : Essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra, Paris, Métailié, 2001.
- Voir Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat: Opera, Homosexuality, and the Mystery of Desire, New York, Da Capo Press, 2001 et Anatomie de la folle lyrique Laurent Bury (trad.), Paris, Cité de la Musique-Philharmonie, 2019.
- Philip Brett, Elizabeth Wood and Gary C. Thomas (eds.), Queering the Pitch: the New Gay and Lesbian Musicology, New York, Routledge, 1994.
- Terry Castle, « In Praise of Brigitte Fassbaender (A Musical Emanation) », The Apparitional Lesbian: Female Homosexuality and Modern Culture, New York, Columbia University Press, 1995, p. 200-238.
- Elizabeth Wood, « Sapphonics », p. 27-66, in Brett, Wood et Thomas, op. cit. On trouvera également sur la voix « saphonique » de passionnants développements dans Naomi André, Voicing Gender: Castrati, Travesti, and the Second Woman in Early-Nineteenth-Century Italian Opera, Bloomington, Indiana University Press, 2006.
- Voir par exemple Marilee Lindemann, Willa Cather: Queering America, New York, Columbia University Press, 1999.
- Jorge Martín, Before Night Falls, 2010 ; Charles Wuorinen, Brokeback Mountain, 2014 ; Theodore Morrison, Oscar, 2013 ; Terence Blanchard, Champion, 2013 ; Gregory Spears, Paul’s Case, 2013 ; Gregory Spears, Fellow Travelers, 2016 ; Mark Simpson, Pleasure, 2016 ; Kevin March, Les Feluettes, 2016 ; Andrea Scartazzini, Edward II, 2017 ; George Benjamin, Lessons in Love and Violence, 2018.
- Voir Alex Ross, « The Decline of Opera Queens and the Rise of Gay Opera », The New Yorker, 27/07/2017, disponible sur : https:/ (consulté le 21/04/2020).
- Cela apparaît par exemple dans La Favorite (1840) de Donizetti ou La forza del destino (1862) de Verdi, où l’héroïne doit à chaque fois, pour assurer sa fuite, se déguiser en homme. On trouve un cas intéressant dans Arabella (1933) de Richard Strauss où les parents de Zdenka ont décidé, pour des raisons financières, d’élever leur fille comme un garçon, connu de ses proches sous le nom de Zdenko.
- Toutes les traductions proposées dans l’article sont celles de l’auteur.
- Voir à ce sujet notre article « “Bradamante triumphans” : les implications du travestissement féminin dans Alcina de G. F. Haendel », in Guyonne Leduc (ed.), Travestissement féminin et liberté(s), Paris, L’Harmattan, 2006, p. 167-180.
- Fabrice Malkani, « Transgression et convention dans Fidelio de Beethoven : le travestissement salvateur de Léonore », in Guyonne Leduc (ed.), op. cit., p. 181-192.
- On pourra ainsi, à titre d’exemple, mentionner l’interview de la mezzosoprano Sophie Koch dans lequel la cantatrice française raconte non sans humour les réserves et réticences exprimées par certaines des partenaires avec qui elle a pu jouer les scènes d’amour du Chevalier à la rose de Richard Strauss. Voir Rosa van Praunheim et Markus Tiarks, Operndiven, Operntunten / Folles d’opéra, ©ZDF, 2019, 35 : 50 – 37 : 30’.
- Voir par exemple Sam Abel, Opera in the Flesh: Sexuality in Operatic Performance, New York, Routlege, 1996, part 3 chapter 6 (“Operatic Orgasms”). À propos du Chevalier à la Rose, voir également Allen J. Frantzen, Same-Sex Love from Beowulf to Angels in America, Chicago, The University of Chicago Press, 1998, p. 42-52 ; Sonya L. Jones, ed., Gay and Lesbian Literature since World War II: History and Memory, New York, Haworth, 1998, p. 145-146.
- Elizabeth Wood, « Sapphonics », op. cit., p. 36-39.
- Alphonse Daudet, Sapho : Mœurs parisiennes, Paris, Flammarion, 1930 [1884], p. 92-93.
- Alphonse Daudet, Sapho. Pièce en cinq actes, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1893.
- Vincent Giroud, « Le tableau des lettres de Sapho de Massenet », Le Naturalisme sur la scène lyrique, Jean-Christophe Branger et Alban Ramaut (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 151-170.
- Henri Cain et Arthur Bernède, « Sapho », L’Avant-Scène Opéra 217 : Sapho + La Navarraise, Paris, Éditions Premières Loges, 2003, p. 13-39.
- Gérard Condé, « Commentaire musical et littéraire », in L’Avant-Scène Opéra, n° 217 « Massenet : Sapho + La Navarraise », 2003, p. 28.
- Henri Cain et Arthur Bernède, « Sapho », op. cit., p. 31.
- Voir Steven Huebner, The Operas of Charles Gounod, Oxford, Clarendon, 1990, p. 31-32 ; Gérard Condé, Charles Gounod : Mémoires d’un artiste, Paris, Fayard, 2009, p. 82. L’injonction d’Alcée d’assassiner le tyran Pittacus, sur un air dont les contours évoqueraient presque la Marseillaise, avait ainsi dû être réécrite quelques jours avant la première, sans que cela satisfasse entièrement la censure.
- Voir Thérèse Marix-Spire (ed.), Lettres inédites de George Sand et de Pauline Viardot (1839-1849), Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1959, p. 13-88.
- Elizabeth Wood, « Sapphonics », op. cit., p. 58.
- Nos citations et renvois proviennent de Émile Augier, Sapho : Opéra en trois actes, Bruxelles, Lelong, 1851. Ils figureront dans le corps du texte entre parenthèses : numéros d’acte, de scène et de page.
- Voir par exemple Perrine Galand-Hallyn, « Corinne et Sappho : elocutio et inuentio dans les Amours et les Héroïdes d'Ovide », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 1991, n°50, p. 336-358.
- Voir par exemple Condé, Charles Gounod, op. cit., p. 265.
- Nos citations et renvois proviennent de Salvatore Cammarano, Saffo : Tragedia lirica in tre parti, Firenze, Galletti, 1842. Ils figureront dans le corps du texte entre parenthèses : numéros d’acte, de scène et de page.
- Voir par exemple la célèbre scène de la folie de Lucia di Lammermoor (1835) de Donizetti.
- C’est en tout cas l’hypothèse avancée par Christophe Rizoud, « Dix opéras crypto-gay », Forumopera.com, 22/06/2017, https://www.forumopera.com/actu/dix-operas-crypto-gay (consulté le 22/04/2020).