États utopiques et dystopiques de la science-fiction en URSS : entre dogmes et liberté d’expression

États utopiques et dystopiques de la science-fiction en URSS : entre dogmes et liberté d’expression

Par CHUMAROVA Natalia

La science-fiction soviétique est souvent perçue comme un phénomène propre à la culture soviétique, différent de sa consœur occidentale, et plus généralement séparé des tendances mondiales. Dans un article-préface de recueil des récits de science-fiction soviétique Leonid Heller assure que

 

[…] la S.F. d’alors est un phénomène exceptionnel dans la littérature soviétique. Elle est le seul genre où l’on pouvait de manière quasi ouverte mettre à l’épreuve l’idéologie et ses dogmes, le réalisme socialiste et ses canons, et où pouvait s’exprimer aussi directement la révolte de l’inconscient contre les forces de la raison (dont la raison d’État)  1.

 

Heller d’ajouter : « C’est là qu’il faut chercher en quoi "l’école soviétique" se distingue des autres 2. » On parle de deux Âges d’Or de la science-fiction en URSS : les années 1920, la période juste après la création de l’État Soviétique, et les années 1950-1960, période du Dégel, tout en soulignant le caractère social du deuxième.

Ce caractère spécifique de la critique sociale, la science-fiction soviétique du Dégel le doit à des conditions particulières dans lesquelles ses œuvres ont été conçues. La science-fiction de cette époque est coincée entre ce que nous pouvons appeler les « dogmes » et la relative « liberté d'expression ». Par « dogmes », nous comprenons ici les attentes et les demandes de la critique, autrement dit les sujets qui selon les critiques doivent être obligatoirement abordés par la littérature de science-fiction. Par « liberté d'expression », nous entendons la nécessité de soulever les problèmes existant en URSS, la relative liberté de le faire et l'approche choisie par les auteurs de la science-fiction permettant d'accomplir cette tâche.

 

Les dogmes

Afin de déterminer ce que nous appelons les « dogmes » nous nous appuyons sur la critique de la littérature de science-fiction parue dans la presse soviétique de 1954 à 1966. Il faut dire que la presse soviétique invitait à la discussion autour de la science-fiction non seulement des critiques littéraires, des écrivains et des éditeurs, mais aussi des scientifiques et de simples lecteurs, que nous trouvons surtout dans des journaux, leur donnant parfois un espace important sur une page pour exprimer leurs avis. Qu’attendaient de la science-fiction tous ces différents examinateurs? Tout d'abord ils voulaient que la littérature de science-fiction soit considérée comme de la littérature, comme une partie essentielle de ce qu'on appelle « la grande littérature » et qu'elle ne soit plus traitée comme une littérature de seconde classe réservée aux enfants et aux adolescents. Nous analyserons donc la science-fiction à travers le prisme des changements qui interviennent alors dans « la grande littérature ».

Un événement important qui a déclenché en quelque sorte les changements sur la scène littéraire soviétique fut la publication en décembre 1953 de l'article de Vladimir Pomerantsev De la sincérité dans la littérature 3 dans la revue Le Monde Nouveau (Novyj Mir) 4. Dans cet article, Pomerantsev a critiqué l'état actuel de la littérature soviétique en accusant les écrivains de se plier aux dogmes imposés par le gouvernement : ainsi leurs œuvres manquaient-elles de sincérité et d’expression des émotions, caractéristiques de la littérature classique. Cet article provoque des débats qui ont permis le début de la révision des valeurs littéraires en URSS. Dans les années suivantes ont paru les romans Le Dégel d'Iiya Erenbourg, qui a donné le nom à cette période historique, et L'Homme ne vit que de pain de Vladimir Doudintsev, qui offre une vision des problèmes du système bureaucratique de l'URSS.

La littérature de science-fiction a suivi les tendances générales. Il faut dire que le renouveau de l’intérêt pour la science-fiction, pratiquement disparue durant les années staliniennes, est déjà en soi une marque de changement des tendances littéraires. « La littérature du rêve » (literatura mečty), comme la critique soviétique appelait parfois la science-fiction 5, est revenue de l’oubli ; les écrivains, et avec eux les lecteurs soviétiques, peuvent rêver à nouveau officiellement. Deux événements soulignent le début de cette renaissance. En 1954, lors du Deuxième Congrès des écrivains de l'URSS une partie importante de la discussion est consacrée à la littérature de science-fiction, à côté de celle de la littérature d'aventure. Les intervenants soulignent l'importance qu’il y a à faire renaître ce genre littéraire, encourageant la production d'œuvres ainsi que de revues spécifiques consacrées à la science-fiction. Cette discussion continue en 1958 lors du Conseil Russe de la littérature de science-fiction et d'aventure, organisé spécialement pour aborder les conditions d'existence et de développement de cette littérature 6.

Avec l'arrivée du Dégel, la littérature soviétique peut rêver à nouveau. Mais ce rêve doit toujours avoir des limites. La seule définition officielle de ce genre littéraire est, à l'époque, celle qui est donnée dans La Grande Encyclopédie Soviétique (Bol’šaja Sovetskaja Enciklopedija) de 1954 :

 

La littérature de science-fiction ou comme on l'appelle en Russie le fantastique scientifique (naučnaja fantastika) est un genre littéraire qui décrit, sur le mode du divertissement, les perspectives d’un progrès technologique et la conquête de la nature par l’homme. Le sujet de la science-fiction est une découverte scientifique qui n’est pas encore réalisée mais peut être réalisée sur la base des connaissances actuelles  7.

 

Ce rêve est alors un rêve scientifique. L'écrivain de science-fiction doit faire rêver ses lecteurs du progrès de la science et de la prospérité que l'avancement de la science amènera à l'humanité. Au début des années 1950, il existe déjà un courant de la littérature parlant des découvertes scientifiques possibles à faire dans les années à venir à partir de la base scientifique actuelle. La qualité des œuvres de science-fiction est jugée à travers la possibilité de la réalisation des inventions décrites. C'est ce type de science-fiction que la critique de la fin des années 1950 appellera la littérature de science-fiction « de but proche » (en russe fantstika bližnego pricela) 8 afin de distinguer cette science-fiction de l’autre, nouvelle, qui nait avec le Dégel, et qui sera appelée science-fiction « de but lointain » (en russe fantastika dal’nego pricela). Le « but proche » signifie que la science-fiction de ce type ne se projette pas loin ni dans le temps (tous les événements se passent dans un futur très proche), ni dans l’espace (les personnages ne vont pas plus loin que Mars 9, et la majorité des histoires se déroule sur Terre). La science-fiction « de but lointain » imagine au contraire la vie sur Terre dans un futur plus éloigné ou sur des planètes de tout l’univers.

Ce changement de « but » commence avec le changement de la position de critique à partir de 1954. Désormais, on demande de ne pas s'arrêter aux inventions prochainement réalisables mais de rêver du développement de la science étalé sur des périodes plus longues, on invite les auteurs de science-fiction à oser parler non seulement d'inventions ponctuelles basées sur la science d'aujourd'hui mais d'imaginer la science entière de demain. Et, suivant les paroles de Pomerantscev, on réclame aussi des œuvres de science-fiction plus humaines et on demande que les personnages soient mieux décrits, qu'ils deviennent des personnes au lieu de rester des ombres pâles faisant marcher des machines inventées par les écrivains. Les personnages de naucnaja fantastika (du fantastique scientifique) doivent être un exemple « vivant » de l'homme idéal, de l'homme nouveau construit par la société soviétique. Il faut ajouter ici que, comme à la littérature en général, on attribue à la science-fiction en URSS une fonction éducative.

Ces deux souhaits de la critique, imaginer la science et l'homme idéal de demain, deviennent pratiquement des obligations pour la science-fiction de la fin des années 1950 et du début des années 1960. Le 4 novembre 1957, l’URSS lance le premier satellite artificiel Spoutnik 1 ; le 12 avril 1961 les yeux des soviétiques sont tournés vers le ciel où Youri Gagarine, le premier homme à aller dans l’espace, effectue son vol autour de la Terre. La conquête de l'espace est en pleine croissance et la science-fiction y joue un rôle important. Il devient désormais commun de dire que la science réelle dépasse la science fictionnelle. Il faut donc regarder plus loin, imaginer le développement des sciences tout en prenant en compte les réussites de la conquête de l'espace par l'URSS. Et, outre les sciences du futur, il faut aussi montrer la société future qui développe ces sciences et en tire profit. Cette consigne est mise en place à partir du XXIe Congrès du Parti Communiste en 1959, mais c’est surtout après le XXIIe Congrès en 1961 que le programme de construction de la société communiste a été lancé ; la science-fiction est alors la littérature la mieux placée pour montrer la société que les soviétiques commencent à construire activement. Elle doit donc montrer la société communiste vivant en prospérité et en harmonie.

La troisième et la dernière tendance concerne moins les œuvres elles-mêmes que leur présentation (annonces, préfaces, etc.) et leurs interprétations (lectures critiques). Il s’agit de la création d'une image de la dégradation de la société occidentale capitaliste, dans un contexte dominé par la guerre froide. A partir de 1960 paraissent des articles critiques sur la science-fiction anglo-saxonne, majoritairement américaine. Le sujet de ces articles est le monde du futur dessiné par la science-fiction occidentale : une science-fiction désespérée et plongée dans les catastrophes causées par le capitalisme. Ce monde sombre est opposé au monde lumineux de la science-fiction soviétique. Or, au début des 1960 la science-fiction soviétique s'aventure aussi à dresser un monde sombre. Mais le terme "dystopie" ou "anti-utopie" ne peut pas, selon la critique, être appliqué aux romans écrits en URSS. Ainsi naît le terme "littérature d'avertissement". L’expression apparait en 1966 dans un article de Vadimir Dmitrievski publié dans Literaturnaja gazeta 10, et est employée pour qualifier les trois romans des frères Strougatski, Il est difficile d’être un dieu (1964), Tentative de fuite (1962) et Les choses sauvages de notre siècle 11 (1965). Dmitrievski utilise le terme "roman d’avertissement" pour les œuvres parues en URSS qui décrivent les sociétés anti-utopiques devenues archaïques pour la société soviétique mais encore existantes dans le monde du capitalisme ; le terme "anti-utopie" est employé seulement pour désigner des œuvres occidentales et illustre la vision pessimiste du futur de leurs auteurs. Les mondes sombres deviennent donc acceptables dans la science-fiction soviétique sous une seule condition : ces mondes doivent être présentés comme ceux qui ont choisi la mauvaise voie, sous-entendue celle du capitalisme.

 

La liberté d'expression

Dans ces conditions, certains écrivains tentent d'apporter une critique de la société soviétique et de son cours politique. Les romans de science-fiction parus pendant le Dégel suivent à la fois les dogmes, en proposant ce que la critique veut voir, et donnent à voir les problèmes de la société soviétique de l’époque. Les romans mais aussi les discussions qu'ils déclenchent dans la presse engagent à redéfinir à plusieurs reprises la vocation de la science-fiction vis-à-vis du public soviétique. Ils créent ainsi une certaine liberté d’expression.

En 1957, le magazine Tehnika-Molodeži publie de janvier à novembre le nouveau roman d'Ivan Efremov 12. Paléontologue reconnu ayant obtenu le prix de Staline pour la création d'une nouvelle discipline nommée taphonomie, Efremov est également un écrivain de science-fiction ayant publié plusieurs récits basés sur des théories scientifiques ainsi que le roman historique Aux Confins d'Œcumène. Son statut de maitre de science-fiction est donc déjà incontestable à cette époque. Nous nous concentrerons ici sur le roman intitulé La Nébuleuse d'Andromède, dans lequel, pour la première fois dans la science-fiction soviétique, un auteur décrit la vie dans une société du futur en se projetant non pas sur un avenir proche mais à des milliers d'années de notre époque. Les sciences sont alors imaginées au niveau correspondant à cette époque lointaine et sont tournées vers l'exploration de l'espace. La société de La Nébuleuse d'Andromède est une société du communisme réalisé. Afin de mieux le monter Efremov donne une riche description de l'apparence et du caractère des hommes et des femmes du futur.

Une grande partie de la critique, russe et occidentale, considère ce roman comme une révolution, et comme un point de départ de la renaissance de la science-fiction soviétique. Les premières études universitaires qui lui sont consacrées apparaissent déjà dans des années 1960 13. La société communiste décrite dans La Nébuleuse d'Andromède devient un exemple et une inspiration pour presque toutes les sociétés du futur qu'embrasse la science-fiction soviétique. Paru avant le XXIe Congrès, le roman est en quelque sorte prévisionnel, il répond non seulement aux besoins du présent (la fin des années 1950), à savoir montrer la science avancée, mais aussi aux besoin du futur (les années 1960), c’est-à-dire décrire la société du communisme réalisé.

Ce roman provoque des débats dans la presse soviétique en remettant en question les limites imposées jusqu'alors à la science-fiction. La discussion la plus célèbre est celle entre Promyšlenno-ekonomičeskaja gazeta (PEG) et Literaturnaja gazeta (LG) pendant l'été 1959. Elle inclut cinq articles qui se répondent et défendent les positions critiques opposées de ces journaux vis-à-vis du roman 14. PEG essaie de démasquer les défauts du monde du futur décrit par Efremov et de montrer que celui-ci est incompatible avec les idéaux communistes. Les auteurs des articles de PEG ont considéré l'imagination d'Efremov comme « trop riche » et sa vision de l'évolution historique et sociale de l'humanité comme irréelle et en désaccord avec le concept d'évolution sociale de la société du futur proposée par Marx et Lenine. LG joue le rôle d'avocat d'Efremov. Les articles publiés expliquent que le monde de La Nébuleuse d'Andromède pouvait être une voie possible du développement de la société actuelle car Efremov reprend avec une grande considération les idéaux communistes. À l'origine de ces avis contradictoires se trouve donc bien la construction du monde utopique de la Terre proposée dans le roman. À travers ce monde, Efremov a su répondre à la fois aux demandes et aux tendances du moment et en même temps questionner l'existence des faux pas que l'URSS avait pu faire sur le chemin de la construction de la société communiste.

En lisant le roman nous découvrons un idéal de la société communiste. C'est une société sans classes, auto-gérée avec l’aide de Conseils composés de membres hautement qualifiés. Le travail est important, tout le monde est occupé et contribue à la vie commune dans la société. Les sciences servent au progrès, le Système solaire est déjà exploré et l’Homme découvre l'espace plus vaste et plus lointain. La planète est reconstruite selon les idées des années 1920, elle est aménagée afin de rendre la vie plus confortable et la production agricole plus fructueuse ; l'Homme a alors conquis la nature. Ajoutons à cela qu'Efremov souligne dans plusieurs passages que cette société communiste est l’héritière de la société née en Russie Soviétique. Certes, le regard d'Efremov est projeté loin et le rôle social ainsi que le caractère de chaque membre sont bien décrits, et ceci est nouveau pour la science-fiction en URSS, mais ces nouveautés sont demandées par la critique à partir de 1954 : Efremov a donc suivi les dogmes évoqués précédemment.

Mais nous trouvons aussi dans ce roman des détails qui dérangent même les critiques qui saluent Efremov, notamment le fait d'avoir plusieurs métiers tout au long de la vie. Les habitants du monde du futur d'Efremov pratiquent cinq ou six métiers, intellectuels et manuels, acceptent de faire un travail bien moins prestigieux après avoir occupé un poste important. C'est, par exemple, le cas de Dar Veter, ancien directeur du Centre d'Exploration de l'Espace qui participe en tant que simple assistant à des fouilles archéologiques ou comme un simple membre d'équipe d'exploration de la mer. Selon la critique, cette multiplication de métiers n'est pas du tout nécessaire : il est préférable de pratiquer un seul métier pour le bon fonctionnement de la machine sociale. La critique est dérangée aussi par le fait de séparer les enfants de leurs parents lors d'un cycle éducatif afin que tous obtiennent la même éducation, même si, dans le monde de La Nébuleuse d'Andromède, les enfants gardent tous des liens avec leurs parents et peuvent les voir quand ils veulent. Cette séparation est critiquée car la famille solide et unie, selon l'idéologie de l’époque, est une partie indispensable de la société idéale. Enfin, un point qui a été largement critiqué est l’existence de deux îles : l’Ile des mères où toutes les femmes qui le souhaitent peuvent élever leurs enfants elles-mêmes, et l’Ile d'Oubli où chaque personne qui le souhaite peut vivre à la manière ancienne, autre que la société sur le reste de la planète 15. Ces îles sont perçues comme une tache sur une image de la société parfaite car la société idéale communiste est une société homogène dans laquelle tout le monde vit selon les mêmes règles.

À travers ces trois aspects de la vie dans la société de La Nébuleuse d'Andromède, Efremov montre une liberté de choix : choix de métier, choix de mode éducatif et, ce qui est le plus important, le choix de mode de vie. Ajoutons ici la liberté de voyager, de prendre des vacances à n'importe quel moment, de changer le logement… Le monde utopique de La Nébuleuse d'Andromède est le monde inverse de la réalité dans laquelle vivaient les soviétiques à cette époque et dans laquelle toutes ces libertés sont restreintes. En somme, en présentant une société idéale, Efremov montre aux lecteurs soviétiques les défauts de leur propre société.

Quelques années plus tard, Efremov prend une part importante dans une autre discussion. Elle concerne les œuvres des frères Arkadi et Boris Strougatski, en particulier le roman Il est difficile d'être un dieu (1964) et la nouvelle Les choses sauvages de notre siècle (1965), deux œuvres qui se trouvent elles aussi à la frontière entre les dogmes et la liberté d'expression. Il est important de mentionner qu’au moment de la publication de ces deux œuvres, les frères Strougatski sont déjà des écrivains confirmés de la science-fiction, avec leur propre univers et leur propre style 16. Ces deux œuvres sont des romans-avertissement et sont construits selon le même schéma : un représentant du monde idéal communiste rend visite et observe une société en état de dégradation. Dans Il est difficile d'être un dieu, il s'agit d'une recherche historique sur une planète lointaine dont la vie ressemble à un passé de la Terre. Un terrien, Anton, joue un riche, Don Roumata, et observe ainsi une société du royaume Arkanar, dans lequel l'époque médiévale est mélangée avec le fascisme, comme le précisent les Strougatski dans le texte. Dans Les choses sauvages de notre siècle, il s'agit une observation sociologique de la société contemporaine. Cette société se trouve en état d'abondance économique et d'insouciance mais on y observe également une dégradation morale et une consommation de drogue et d'alcool trop élevée. Le monde utopique d'où viennent les observateurs n'est pas du tout présenté dans ces œuvres : il est seulement mentionné comme existant et supposé être connu par le lecteur à travers les œuvres précédentes de Strougatski, consacrées à la description du futur communiste. Nous pouvons dire alors que le personnage d'observateur est tout d'abord un procédé qui a deux fonctions principales : nous présenter et nous expliquer le monde dystopique, et porter, par sa présence, la présence du monde utopique nécessaire à la critique. Ces romans répondent à la troisième catégorie des « dogmes » car ils avertissent contre un mauvais choix de structure sociale et critiquent ainsi la société capitaliste.

Dans un article paru en janvier 1966 dans le journal Izvestija, Vladimir Nemcov considère que les Strougatski traitent de sujets inutiles, qu’ils trahissent la science-fiction en décrivant des mondes sombres au lieu de faire rêver les lecteurs du monde lumineux promis par le communisme 17. Efremov, dans un article paru dix jours plus tard dans le journal Komsomol’skaja pravda 18, défend les frères Strougatski en saluant l’actualité de ces œuvres qui parlent de problèmes sociaux, en précisant qu’il s’agit bien sûr de la société capitaliste à l’époque de la construction du communisme, et salue l’utilisation originale du genre de la science-fiction 19. Les autres critiques se basent sur ces deux opinions, mais la position d'Efremov est acceptée par la majorité des critiques. C'est au cours de ces échanges d'opinions que Dmitrievski introduit le terme « roman d'avertissement ».

Comme dans le cas de La Nébuleuse d'Andromède, ces romans de Strougatski provoquent la polémique car ils traitent de certaines problématiques de l'époque. Comme le souligne Michel Heller dans Le monde concentrationnaire et la littérature soviétique, deux des trois thèmes essentiels qui apparaissent dans la littérature des années 1960 sont d’une part l'année 1937, l'année de la grande terreur stalinienne, et la science soviétique pendant cette terreur : « […] la mort de savants, la mort de branches entières de la science, en conséquence du fonctionnement de certaines forces mystérieuses 20. » C'est exactement ces deux thèmes que nous trouvons dans Il est difficile d'être un dieu. Seulement présentée comme une société médiévale dite fasciste, et mise en contraste avec la société communiste de l'observateur, la société d'Arkanar est tout d'abord une société plongée dans la peur des représailles et dans l'obscurantisme. La police sécrète créée par le premier ministre du roi Don Reba, dont le nom est une allusion à Lavrenti Beria, chasse les savants et fait ainsi disparaître la science et l'éducation. Décrivant le monde dystopique d'Arkanar, les Strougatski invitent à réfléchir sur le passé stalinien et mettent en lumière ses moments les plus sombres.

Le roman Les choses sauvages de notre siècle aborde à son tour les problèmes des années 1960, dont plusieurs restent toujours d’actualité : la propagande de consommation, l’abus des médias, l’indifférence des masses vis-à-vis de l’individu. Tout au long du roman, les Strougatski parlent de la société décrite comme de la société capitaliste. Or, cette société a certains traits qu'on attribue à une société idéale communiste, comme l’absence de classes, la parfaite organisation du temps de travail ou le libre accès à des biens matériels. Cela fait naître un doute chez le lecteur sur le type de société dont parlent les Strougatski : capitaliste ou communiste ? Les deux ne semblent finalement ici pas tellement différentes.

 

Conclusion

La relative liberté dans la sphère culturelle et littéraire s'arrête avec la fin du Dégel. La science-fiction sociale est sortie des éditions officielles pour se cacher dans le samizdat, la publication clandestine Mais les œuvres parues pendant le Dégel, coincées entre les dogmes et la liberté d'expression, ont permis de repenser le statut et la définition du genre science-fictif. La définition donnée dans la troisième édition La Grande Encyclopédie Soviétique de 1974 souligne l’importance de l’aspect social des œuvres de science-fiction dont le but principal est une réflexion sur les conséquences morales et sociales du progrès scientifique 21. Un autre changement que nous trouvons dans la définition de 1974 est la référence directe au terme anglophone science-fiction.

Essayant de trouver le parfait équilibre entre les demandes de la critique et le désir d’aborder les problèmes de la société soviétique, les auteurs de science-fiction ont donc pu révolutionner ce genre tel qu'il existait jusqu'alors en URSS. Ils ont construit de nouveaux modèles des sociétés utopiques, en projetant les événements du roman loin dans le futur et en se concentrant sur les terriens du futur (Efremov), et ont réintroduit la dystopie en décrivant les mondes en voie de dégradation et enfin en l'opposant à la société communiste et parfaite (les frères Strougatski).

 

  1. Leonid Heller, « Un avenir derrière chaque porte : l’histoire en N dimensions de la science-fiction russe », Science-fiction soviétique, Paris, Presse Pocket, 1983, p. 41.
  2. Ibid., p. 43
  3. Vladimir Pomerancev, « Ob iskrennosti v literature », Novyj Mir, n°12, 1953, p. 218-245
  4. Dans notre analyse de la critique de la science-fiction, nous commençons par les articles parus à partir de janvier 1954, suite à l'article de Pomerantsev.
  5. Par exemple chez I. Efremov, A. Studitskij, L. Žigarev, « O literature krylatoj mečty », Literaturnaja gazeta, n° 147, 11 decembre 1954, p. 3. Ou chez Aleksandr Kazancev, « Literatura naučnoj mečty », Pravda, n°184, 3 juillet 1958, p. 3.
  6. La quantité des articles de presse parus entre 1954 et 1958 reste assez faible. En 1954, une Literaturnaja Gazeta publie une discussion sur le genre de la science-fiction entre Poltavskij, Nemcov, Efremov, Studitskij et Žigarev ; des articles consacrés au discours sur la science-fiction et la littérature d’aventure avant, pendant et suite au Deuxième Congrès des écrivains de l’URSS ont paru dans les revues Znanie-Sila et Novyj Mir. De 1955 à 1956, les articles sur la science-fiction sont quasiment absents. En 1958 pratiquement tous les articles dans les journaux sont consacrés aux discussions qui ont eu lieu lors du Conseil Russe de la littérature de science-fiction et d'aventure.
  7. Bol’šaja Sovetskaja Enciklopedija, Tome 29, 1954, p. 264-265
  8. Ce terme lui-même apparait pour la première fois dans la presse soviétique à la fin des années 1950. Par exemple chez Gennadij Gurevič, G. Gurevič, « Priključenija i literatura », Komsomol’skaja pravda, n°138, 1958, p. 2. Ou chez Brandis et Dmitrievskij, Vl. Dmitrievskij, E. Brandis, « Sovremennost’ i naučnaja fantastika », Kommunist, n° 1, 1960, p. 73
  9. Le roman le plus connu du début de l’époque communiste en Russie, dont l’histoire se déroule sur Mars, est sûrement Aelita d’Alexeï Tolstoï, paru en 1922.
  10. Vl. Dmitrievskij, « Fantasty pišut dlja vseh », Literaturnaja gazeta, n° 14, 1 février 1966, p. 3.
  11. C’est une traduction exacte du titre russe Hiščnye vešči veka, néanmoins la traduction française de ce roman n’existe pas. Dans la traduction anglaise le titre est The Final Circle of Paradise.
  12. Tehnika-Molodeži, 1957, n°1-11
  13. Par exemple Neizvestnyh réalise une étude détaillée des personnages de La Nébuleuse d'Andromède (Neizvestnyh 1962) ; Zvanceva analyse dans ses travaux la ligne narrative du roman et le monde du futur créé par Efremov (Zvanceva 1969) et ses récits (Zvanceva 1968).
  14. Les articles par ordre chronologiques : A. Antonov, « Pisatel’ I. Efvremov v akademii sholastiki », Promyšlenno-ekonomičeskaja gazeta, n° 72, 21 juin 1959, p. 4 ; Literator, « Gde že verbljud? », Literaturnaja gazeta, n° 82, 2 juillet 1959, p. 3 ; P.Voevodin, A. Zvorykin, L. Majstrov, B. Ržonsnickij, « “Tumannost’ Andromedy” ili beduin pered verbljudom », Promyšlenno-ekonomičeskaja gazeta, n° 84, 19 juillet 1959, p. 4 ; V. Ambarcumjan, « Kritičeskij tuman vokrug “Tumannosti Andromedy” », Literaturnaja gazeta, n°107, 29 août 1959, p. 2 ; Inconnu, « Nespravedlivye obvinenija », Literaturnaja gazeta, n°107, 29 août 1959, p. 2.
  15. Nous retrouvons cette idée par exemple chez L. Antopol’skij, « Sovremennost’ i fantastika », Moskva, n°2, 1960, p. 210-213
  16. Les frères Strougatski ont fait leur entrée sur la scène littéraire de l'URSS en 1959 avec la nouvelle Le Pays des nuages pourpres. Leur monde futur est décrit dans le recueil de récits Le midi. Le XXII siècle (1962). Les œuvres postérieures font référence à ce monde natal du personnage principal.
  17. Vl. Nemcov « Dlja kogo pišut fantasty? », Izvestija, n°15, 19 janvier 1966, p. 6
  18. I. Efremov « Milliardy granej buduščego », Komsomol’skaja pravda, n°23, 28 janvier 1966, p. 3.
  19. Il faut dire qu’Ivan Efremov lui-même à partir de 1963 annonce dans ses interviews une nouvelle dans laquelle les représentants de la Terre décrits dans La Nébuleuse d’Andromède partent pour une planète lointaine sur laquelle vit une société dégradée. Cette nouvelle deviendra le roman L’Heure du Taureau, paru en 1968.
  20. Michel Heller, Le monde concentrationnaire et le littérature soviétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974, p. 178
  21. Bol’šaja Sovetskaja Enciklopedija, Tome 17, 1974.
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