Interventionnisme ludique et réparation récréative : du recours à l’histoire contrefactuelle  dans la fiction de Jasper Fforde

Interventionnisme ludique et réparation récréative : du recours à l’histoire contrefactuelle dans la fiction de Jasper Fforde

Par DERRIEN Stanislas

La fiction du Britannique Jasper Fforde interpelle par son hybridité générique et par la dimension éminemment ludique de ses romans destinés à un lectorat adulte. Son œuvre, émaillée d’éléments métatextuels et de procédés métafictionnels, est mieux connue pour ses fantaisies métaleptiques 1 que pour son recours à l’histoire contrefactuelle au sein de dystopies à tendance uchronique. Ainsi, dans The Eyre Affair (2001), c’est l’interpénétration entre le « Monde Extérieur » des personnages ffordiens, postulé comme réel, et le Monde des Livres, monde merveilleux de la fiction littéraire, qui est source de dissonances, bien davantage que la réécriture de l’Histoire 2. Ces voyages entre deux mondes alimentent l’intrigue et vont jusqu’à provoquer une réécriture du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë. Pourtant, dans le Royaume-Uni fictif qui constitue le terrain de jeu principal de l’auteur, il est également possible de revisiter le passé (dans un sens touristique, c’est-à-dire sans modifier le cours des événements 3), mais aussi de réécrire l’Histoire et d’en inverser le cours en faveur des Britanniques. Le lecteur se voit d’emblée confronté à des anomalies, entre anachronisme et parachronisme : la Guerre de Crimée s’étend sur plus d’un siècle et fait toujours partie du quotidien des personnages en 1985 4 ; en outre, le territoire britannique (à l’exception du pays de Galles, devenu une république socialiste en 1852 5) est gouverné par l’artiste de music-hall George Formby, devenu « président honoraire à vie » dans « l’Angleterre républicaine de l’après-guerre 6 ».

Il s’agira d’étudier le déploiement du contrefactuel dans la construction du monde diégétique principal de la série Thursday Next (2001-2012, sept romans à ce jour) et, ponctuellement, dans les romans indépendants Early Riser (2018) et The Constant Rabbit (2020). Afin de mesurer l’écart opéré par la fiction ffordienne à travers cette réécriture du passé, il importe de repérer les points de bifurcation par rapport aux faits historiques et d’interroger ces choix auctoriaux. Dans un second temps, nous tâcherons d’évaluer la portée épistémique de ce recours au paradoxe temporel : sert-il l’expression d’un discours nostalgique ayant peu de prise sur le réel, ou de préoccupations davantage ancrées dans le présent effectif ? Le cas échéant, cette optique réparatrice (il s’agirait de subvertir le passé pour améliorer le présent) amènerait le lecteur à « voir le monde de départ autrement » et, par là même, à modifier ses croyances 7. Le troisième axe de réflexion porte sur l’ambiguïté idéologique de la démarche contrefactuelle ffordienne : malgré des velléités interventionnistes, la manipulation du passé par Fforde servirait avant tout des ambitions récréatives au sein d’une œuvre à dominante humoristique, saturée de procédés hérités du postmodernisme mais avant tout propice au divertissement populaire et forte d’un important succès commercial.

 

Bifurcation : quand « l’Histoire risque de prendre la tangente 8 »

Chacun des romans de Jasper Fforde se situe dans un ou plusieurs mondes alternatifs, plus ou moins éloignés du « monde ‘réel’ de référence » du lecteur 9. Tout d’abord, l’auteur Fforde défamiliarise son lectorat en situant chacun de ses romans dans une réalité qui se veut « décalée » voire « de travers » (« a sense of off-kilter alternative reality 10 »), et dans un Royaume-Uni dont l’histoire et les spécificités culturelles diffèrent plus ou moins par rapport à l’encyclopédie du lecteur 11. Les romans sélectionnés dans ce corpus d’étude sont ancrés dans diverses temporalités : l’action principale de la série Thursday Next commence en 1985 et se termine à la fin des années 2000 ; The Constant Rabbit se situe dans un présent diégétique coïncidant avec sa date de publication, en 2020. Le roman Early Riser, dont le cadre temporel n’est pas aussi précisément daté, se déroule dans un pays de Galles sensiblement altéré en raison des nombreux changements occasionnés par la réécriture de l’Histoire : l’évolution de ce territoire – et de toute l’humanité, en raison de bouleversements climatiques majeurs – contredit notre système de référence 12. Le fonctionnement de chacun de ces mondes repose sur une réinvention du passé historique dont le lecteur a connaissance.

Dans les deux romans plus récents intégrés à notre corpus d’étude, les points de bifurcation attestant de ce réagencement procèdent uniquement d’un choix auctorial, dans la mesure où les personnages ne peuvent interférer avec le cours de l’Histoire telle qu’il est réagencé par Fforde. La série Thursday Next s’apparente quant à elle à une uchronie en mouvement : en effet, certains personnages ffordiens sont investis du pouvoir de voyager dans le temps – un temps manifestement élastique. Cette labilité est postulée dès le premier tome (The Eyre Affair), comme l’affirme, dans une épigraphe, le personnage de Mycroft Next, l’inventeur ayant permis l’avènement de ces itinéraires extravagants dans le passé et dans la fiction :

 

Mon intérêt dans le travail que j’ai accompli durant ces quarante et quelques années a porté principalement sur l’élasticité des corps. On a tout de suite tendance à penser à des matières comme le caoutchouc, or pratiquement tout et n’importe quoi est pliable et étirable. Y compris l’espace et le temps, la distance et la réalité…  13

 

Cette explication désinvolte – et quelque peu obscure compte tenu de l’absence de description des outils technologiques justifiant une telle distorsion – est légitimée par son intégration dans le discours d’un personnage de scientifique, ce qui permet à l’auteur de présenter, jusqu’à nouvel ordre, cet écart avec l’organisation spatio-temporelle du monde réel comme une évidence dans ce monde fictionnel. Cette nature « pliable et étirable » du temps implique alors que l’Histoire n’est pas une suite d’événements immuable. Dès l’incipit, la narratrice et protagoniste (Thursday Next) pose l’existence d’un personnage capable de maîtriser le temps :

 

Mon père avait une tête à arrêter les pendules. Je ne veux pas dire par là qu’il était laid ; c’était l’expression employée chez les ChronoGardes pour décrire quelqu’un qui avait le pouvoir de ralentir le débit du temps. […] Sa faculté d’arrêter les pendules était durement acquise et irréversible : désormais, il vagabondait dans le temps, n’appartenant à aucune époque, sinon à toutes, et sans autre domicile que l’éther chronoclaste  14 .

 

La mise en application littérale de l’expression idiomatique « a face that could stop a clock » suggère une relation étroite entre l’humour métatextuel ffordien et la notion de temporalité alternative. Avant d’installer tout enjeu narratif, c’est par le biais du ludique que Fforde invite le lecteur à explorer ce monde parallèle ; dans un second temps, le recours à l’épanorthose permet d’instaurer un pacte de lecture particulier, fondé sur la découverte progressive du monde « nextien », notamment des éléments qui rattachent la série aux littératures de l’imaginaire. Il nous appartient à présent d’étudier comment Fforde exploite les potentialités du voyage dans le temps, et de quelle manière ses personnages peuvent changer le cours de l’Histoire, contribuant ainsi activement à développer l’uchronie imaginée par leur auteur 15. En effet, dans ces romans situés « sur une autre ligne temporelle, différente de celle que l’Histoire a suivie 16 », bon nombre de mécanismes narratifs, qu’ils soient essentiels à l’intrigue ou périphériques, reposent sur un passé réinventé. Dans les Thursday Next, le destin alternatif de figures héroïques de l’Histoire britannique (le vice-amiral Nelson, ou encore Winston Churchill) qui relèvent de la culture commune voire de l’évidence pour le lecteur, est avant tout propice à divertir, sans conséquence sur l’intrigue. La présence-absence de Churchill dans le Royaume-Uni ffordien et dans la mémoire des personnages fait l’objet d’une plaisanterie récurrente : ce personnage historique a été effacé de la chronologie officielle bien avant la Seconde Guerre mondiale, comme en témoignent les deux passages suivants (extraits de deux tomes différents) qui proposent des versions alternatives et ostensiblement contradictoires de ce « jeu de massacre 17 » :

 

Tu as déjà entendu parler d’un dénommé Winston Churchill ? demanda mon père.

— Non, qui est-ce ? […]

— Ah ! Mon père nota quelque chose sur un petit calepin.

— Ma foi, il était censé diriger l’Angleterre pendant la dernière guerre, mais je crois qu’il est mort, victime d’une chute, dans son adolescence. C’est très ennuyeux, ça  18.

 

À propos, as-tu entendu parler d’un certain Winston Churchill ? Je réfléchis un instant.

— Cet homme d’État anglais qui s’est pris une sacrée claque pendant la Grande Guerre et qui est mort renversé par un taxi en 1932 ?

— Il n’était pas très important, alors ?

— Pas vraiment. Pourquoi ?

— Pour rien. J’ai ma propre petite idée là-dessus  19.

 

Dans les exemples ci-dessus, le comique de répétition s’accompagne d’un décalage entre les questions posées par l’héroïne (dont l’ignorance manifeste déstabilise les faits censément institués dans la mémoire collective) et les réponses du Colonel Next, immédiatement perceptibles comme contrefactuelles quant au parcours de cet homme d’État, même pour le lecteur non initié. Le père de la protagoniste doit régulièrement dresser l’état des lieux de ces biographies erratiques et veiller à la restauration de l’Histoire telle que nous la connaissons : une de ses missions, au sein du non-lieu que constitue le flux temporel, consiste à « réactualiser Churchill et Nelson20 », c’est-à-dire à assurer, rétrospectivement, une adéquation entre la chronologie réelle et le cadre historique de la fiction ffordienne.

Le canon littéraire n’échappe pas à ces fluctuations : ainsi, le dernier roman de Charles Dickens, resté inachevé tel que nous le connaissons, aurait pu être terminé par son auteur sans « la mort fâcheuse et inattendue de Dickens, qui avait pourtant vécu assez longtemps pour achever Le Mystère d’Edwin Drood 21. » L’ironie intertextuelle et métalittéraire neutralise ici le potentiel tautologique de cette affirmation : la version intégrale de cette œuvre a effectivement existé, d’après ce scénario présenté comme révolu, comme l’indiquent l’adverbe modalisateur once et l’usage du past perfect dans le texte original. Une telle formulation esquisse fugacement une histoire littéraire parallèle, tout en la délégitimant : d’une part, la version inachevée est présentée comme la plus « actuelle » ; d’autre part, Dickens se voit refuser les quelques années de vie supplémentaires initialement accordées par cet acte de licence contrefactuelle, pour connaître une fin ironiquement présentée comme « inattendue » (on pourrait aussi traduire l’adjectif « untimely » par « prématurée », comme s’il s’agissait d’un écart par rapport à une chronologie prédéterminée). En d’autres termes, la mort de l’auteur (en 1870) survient en temps voulu, conformément aux exigences du réel : ce sont les faits établis dans le monde extradiégétique qui font autorité sur la fiction. Nous reviendrons sur ces procédés de correction, qui suggèrent la persistance d’une certaine normativité dans cet univers d’apparence fantasque.

Aussi absurde que puisse paraître cette proposition d’une histoire nationale et littéraire parallèle, la fiction ffordienne ne se contente pas de représenter une version dépolitisée de la société britannique. Dans le roman post-Brexit The Constant Rabbit, les éléments uchroniques sont mis au service d’un projet narratif explicitement dystopique : Fforde imagine les conséquences sociétales de la victoire d’un avatar à peine dissimulé du parti nationaliste UKIP (UK Independence Party), anciennement dirigé par Nigel Farage. Chez Fforde, l’autorité antagoniste devient le UKARP (UK Anti-Rabbit Party) ; son dirigeant porte le nom aisément déchiffrable de Nigel Smethwick : ce patronyme renvoie à une ville des West Midlands dont la circonscription vit s’affronter, en 1964, le parti travailliste et un parti conservateur à la rhétorique anti-immigration désinhibée, voire ouvertement raciste 22. Deux points de bifurcation historique principaux doivent être identifiés afin de contextualiser l’intrigue et de mettre en évidence ses spécificités allégoriques. Dans un premier temps, l’apparition inexpliquée d’une nouvelle espèce au Royaume-Uni ébranle la société britannique. L’« Anthropomorphisation Spontanée de 1965 23 » transforme quelques simples lapins en léporidés humanoïdes, comme le résume, aussi factuellement que possible, le narrateur flegmatique du roman : « Les dix-huit lapins affectés par cet événement se métamorphosèrent au point d’atteindre une taille et une physionomie presqu’humaines ; ils s’étirèrent, bâillèrent, puis demandèrent un verre d’eau et une carotte 24 […]. » Confrontés à ces figures de l’altérité, créatures certes « presque semblables à des humains » mais partiellement humaines (comme le souligne la double affixation de l’adjectif dans l’expression « semi-humanlike »), les citoyens britanniques se déchirent entre une adaptation bienveillante et un rejet sans appel de ces lapins anthropomorphes : leur mode de vie, hors des normes prescrites par les humains, vient remettre en question les pratiques sociales de ces derniers. Alors que, malgré ces altérations, l’histoire politique « factuelle » du Royaume-Uni semblait suivre son cours (par exemple, le Premier Ministre Tony Blair est mentionné par le narrateur 25), l’arrivée au pouvoir du UKARP, parti œuvrant pour la suprématie des hominidés, occasionne une nouvelle bifurcation de l’Histoire. Une épigraphe à visée explicative désamorce l’effet de réel en situant ce tournant politique en 2012 :

 

Bien que [le Parti pour un Royaume-Uni Sans Lapins] n’ait pas du tout été pris au sérieux durant les premières années suivant sa formation, la rhétorique populiste de Nigel Smethwick, allant de pair avec une nation de plus en plus polarisée et un Parlement divisé, lui permit, contre toute attente, de remporter les élections anticipées de 2012  26

 

Par le biais du contrefactuel, qui s’avère propice à la satire sociétale dans The Constant Rabbit, l’auteur émet de toute évidence un commentaire sur le réel et sur les représentations, chargées idéologiquement, de l’identité et du patrimoine britanniques. L’allégorie animalière, ici doublée d’un intertexte littéraire et politique à tendance orwellienne 27, revêt donc une dimension curieusement interventionniste, contrairement aux précédents romans de Fforde. De tels artifices narratifs invitent à une relecture de ses premiers romans, au prisme de cette tension entre conservatisme et progressisme, et à quelques spéculations sur la réparabilité du passé dans la fiction ffordienne.

 

« Ça doit arriver 28 ? » – Fforde entre correction et réparation

Chez Fforde, la tentation de subvertir le réel en exploitant des artefacts narratifs empruntés à la science-fiction (dans les Thursday Next) ou au merveilleux (la transformation des lapins dans The Constant Rabbit), contre tout souci de vraisemblance, se voit limitée par une forme de déterminisme. Malgré cette prise de libertés de la part de l’auteur, certains « faits » demeurent et le choix de les consolider au lieu de les déconstruire préside fréquemment à une réorganisation de sa fiction. Ce constat suggère la nécessité d’un retour à l’ordre, une fois le lecteur diverti. Nous nous intéresserons à cette dimension normative, tantôt conservatrice (il s’agirait de restaurer le passé tel que le lecteur en a connaissance), tantôt vectrice de réparation : la restauration d’un certain « ordre des choses » permettrait aussi d’améliorer le présent diégétique en nourrissant l’intrigue d’éléments du passé extradiégétique.

Le passage suivant, caractérisé par l’hétérogénéité des références culturelles qu’il convoque et par un humour absurde témoignant à nouveau des potentialités comiques du contrefactuel, illustre cette idée de déterminisme effleurée plus haut à travers le traitement de Churchill et Dickens par Fforde :

 

[T]u n’imagines pas à quel point le cours de l’Histoire colle solidement aux tyrans. Pourquoi, à ton avis, des dictateurs comme Pol Pot, Bokassa et Idi Amin vivent aussi longtemps, alors que des gens comme Mozart, Jim Henson et mère Teresa sont fauchés dans la fleur de l’âge ?

— Pour ce qui est de mère Teresa, pas vraiment.

— Au contraire… elle était censée vivre jusqu’à cent vingt-huit ans  29.

 

Au-delà du ludique, cet extrait d’apparence anecdotique relève du subterfuge narratif dans la mesure où il permet à l’auteur de justifier l’impossibilité de « supprimer » les antagonistes du roman (ici un dictateur en puissance) aussi facilement que d’autres personnages peuvent être « éradiqués » par la ChronoGarde. La locution verbale « être censé » ([to be] meant to), récurrente dans Something Rotten et dans l’ensemble de la série pour faire référence aux divers devenirs possibles pour les personnages, interpelle également par son ambivalence. Afin de souligner la valeur à la fois épistémique et déontique de cette formule, l’on pourrait proposer deux reformulations de ce syntagme, traduisibles par le verbe « devoir » : la tournure should have (suivie d’un participe passé), mais aussi have/had to. Ainsi, cette contrainte « temporelle » relève en même temps de la probabilité (non advenue dans le présent exemple) et de la contrainte extérieure au sujet. Cette nécessité objective et cette obligation (inter-)subjective seraient donc dictées par une autorité assimilable à la fatalité, comme si l’avenir était déjà écrit dans le passé. L’hypothèse est vérifiée dans les lignes suivantes :

 

Tout ce que nous sommes en train de vivre est en fait arrivé il y a très, très longtemps… y compris cette conversation. Le futur est déjà là. Les pionniers qui ont tracé les premiers sillons de l’Histoire dans l’espace-temps sont morts depuis une éternité, et notre seul objectif est de maintenir l’ordre des choses. […] Bref, tout est déjà arrivé…sinon il n’y aurait pas eu besoin de gens comme moi  30.

 

Par ces mots, le père de Thursday Next explicite ce souci de « maintenir l’ordre des choses » – ou de le restaurer si nécessaire – afin d’assurer une ligne temporelle censément immuable, définie par une entité toute-puissante dont l’identité reste indéterminée (le Temps ? L’Histoire ? le Destin ?). Le paradoxe temporel apparaît donc comme une simple étape (il doit être résolu pour assurer l’harmonie du monde diégétique nextien), mais également comme un prérequis sur lequel se fonde la mécanique narrative ffordienne (« Le futur est déjà là »). Cette contradiction manifeste soulève un nouveau paradoxe, source d’un malaise ontologique pour les personnages comme pour le lecteur.

Dans le même roman, un chapitre entier est consacré au « sauvetage » du vice-amiral Nelson 31. Les extraits suivants mettent en évidence l’existence instable de ce dernier :

 

« — Alors comme ça, Nelson est mort à la bataille de Trafalgar ?

— Oui, dit ma mère, mais je ne suis pas certaine que c’était prévu  32. »

 

« C’est cette histoire de Trafalgar. J’essaie toutes sortes de plans, mais Nelson s’obstine à ne pas vouloir survivre  33. »

 

Le colonel Next doit empêcher la mort de ce personnage historique : pour ce faire, il voyage dans le passé (accompagné de sa fille, narratrice du roman) et parvient à faire dévier la trajectoire de la balle reçue par Horatio Nelson le 18 octobre 1805 d’après l’Histoire officielle 34. En outre, la bataille de Trafalgar est (littéralement) revisitée par la ChronoGarde, et même filmée en direct par un caméraman du XXe siècle. Ce jeu de mise en abyme à forte dimension métatextuelle contribue à la fantaisie échevelée du récit et interroge autant sur la place du personnage ffordien en tant qu’acteur de l’Histoire que sur le rôle du lecteur en tant que spectateur des faits historiques, ici déstabilisés par ces divagations spatio-temporelles vertigineuses et réduits à l’état de work in progress à l’issue incertaine. En effet, cette « non-mort » relève du provisoire : à la fin du roman, « Nelson recommence son manège 35. » Comme ce dernier semble refuser de survivre aux tireurs d’élite français du Redoutable, son parcours demeure susceptible de rejoindre la vérité établie par le travail de l’historien. En tous les cas, le cours de l’Histoire militaire demeure en adéquation avec le réel : « la défaite française et espagnole au large du Cap Trafalgar 36 » n’est jamais remise en cause par la fiction ffordienne. Grâce à la ChronoGarde, l’héroïsme de cette figure patrimoniale, source de fierté nationale, demeure intact, ce qui invite à une lecture idéologique de la réécriture – partielle – de l’histoire dans les romans de Fforde.

Ainsi, la restauration de l’Histoire telle qu’elle doit être se pare d’une volonté de « corriger le tir » en faveur des Britanniques. Il convient d’interroger la nature de cette acceptation, potentiellement ironique, des faits. La ChronoGarde en question est une autorité foncièrement coercitive, légitimée par un discours normatif : il incombe à ses agents de « surveiller le cours du temps 37 » (« policing the timelines ») ou encore de « régent[er] le voyage dans le temps, protégeant le Cours Standard de l’Histoire de la rapacité des pillards temporels 38 ». Cette activité répond à des fins économiques voire mercantiles, comme le suggère la promotion des « Carrières dans l’Industrie du Temps 39» dans le cinquième tome de la série. Toutefois, le père de la narratrice, agent renégat exilé dans le no man’s land temporel et premier adjuvant de Thursday Next, qualifie ce service de « moralement et historiquement corrompu 40 », ce qui instaure une certaine distance entre les actions narrées et le point de vue véhiculé par la voix narrative qui porte un regard oblique sur la politique menée par ce Royaume-Uni alternatif.

Erin James illustre ce décalage culturel et cognitif dont le lecteur fait l’expérience :

 

Pour comprendre les aventures de [Thursday] Next, les lecteurs du texte ffordien […] doivent se représenter un monde pourvu d’une République galloise indépendante du Royaume-Uni et peuplé de mammouths susceptibles d’envahir les jardins  41.

 

La « République Populaire du pays de Galles », et les autres versions alternatives de ce territoire, avec lequel l’auteur entretient un rapport affectif indéniable (Fforde y a élu résidence depuis une vingtaine d’années), serviraient de contrepoint à cette histoire britannique figée, en définitive, malgré les remous qui l’agitent. Les procédés uchroniques à l’œuvre dans les Thursday Next et dans Early Riser permettent d’envisager une autre évolution de l’histoire, non sans une certaine idéalisation. Fforde exacerbe les contrastes ou fractures entre le pays de Galles et les autres composantes du Royaume-Uni 42. Dans Something Rotten, le Pays de Galles est intégré au dramatis personae proposé en exergue : « Pays de Galles : une république socialiste 43. » Ce territoire est donc personnifié et introduit au même titre que les personnages ffordiens. À la fin du même roman, l’auteur précise dans ses remerciements : « Ce livre a été intégralement conçu en République Populaire du pays de Galles 44 », facétie auctoriale qui entérine la réalisation de ce projet contrefactuel. Sans définir précisément le régime en question, l’auteur présente à son public un territoire connu, mais altéré, dont l’existence est intégrée à sa fiction d’une manière étrange, et suffisamment récurrente pour que ce fantasme d’un pays de Galles socialiste finisse par relever du familier pour le lecteur de Jasper Fforde. Malgré son imagination débridée, l’auteur semble rechercher une certaine vraisemblance pour donner corps à ses mondes alternatifs. Dans The Eyre Affair, une épigraphe attribuée à un historien fictif situe cette bifurcation au moment du soulèvement de Newport, en 1839, et fournit un semblant de crédibilité quant aux justifications politiques de ce projet républicain :

 

Paradoxalement, sans la répression sanglante et efficace des soulèvements simultanés à Pontypool, Cardiff et Newport en 1839, le pays de Galles ne serait sans doute jamais devenu une république. Sous la pression de propriétaires terriens et face aux protestations du public devant le massacre de 236 Gallois, hommes et femmes, désarmés, les Chartistes réussirent à arracher au gouvernement une réforme préalable du système parlementaire. Forts de ce succès, et bien représentés à la Chambre, ils parvinrent à imposer l’autonomie du pays de Galles au terme de la « Grande Grève » de 1847. En 1854, avec John Frost à sa tête, le pays de Galles proclama son indépendance. Embourbée dans ses problèmes en Irlande et en Crimée, l’Angleterre ne jugea pas utile de discuter avec une assemblée galloise belliqueuse et déterminée. Les liens commerciaux étaient solides, et la décentralisation, associée au pacte de non-agression anglo-gallois, fut votée l’année suivante.

ZEPHANIA JONES

Pays de Galles : naissance d’une république

 

Cet extrait absolument contrefactuel et teinté d’humour métatextuel (« Ironically,… ») constitue, pour paraphraser le sous-titre de l’Uchronie de Renouvier, une « esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation galloise tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être. 46 » Grâce à ce paratexte explicatif, la sécession du pays de Galles est pleinement intégrée à l’arrière-plan nextien. Il suffit ensuite à la narratrice de mentionner brièvement d’autres événements uchroniques procédant de cette rupture historique pour étendre l’univers alternatif gallois et, ainsi, familiariser le lecteur, comme en témoigne cette ouverture désinvolte du même chapitre : « À la fermeture de la frontière anglo-galloise en 1965 47, […]. »

L’intérêt de l’auteur pour l’histoire et la culture galloises transparaît aussi dans ses productions para-littéraires. En effet, Fforde étoffe sa réinvention du pays de Galles dans les prolongements intermédiaux de son œuvre : il propose par exemple une chronologie alternative précise de la République Populaire galloise 48. Dans une rubrique consacrée à cette invention sur son site Internet (qu’il alimente depuis le début des années 2000), Fforde explique longuement son projet et prend soin d’étayer ce choix par d’autres références historiques réelles. Conformément à son idée de départ, Fforde modifie les événements pour faire bifurquer l’histoire en avançant légèrement les événements de Newport au « bon jour » (expression teintée d’ironie et synonyme de prédétermination) : l’insurrection aurait eu lieu le 3 novembre 1839, et non le 4. Un tel scénario aurait pu aboutir à la mise en place de réformes politiques et sociales, inspirées du chartisme, uniquement au pays de Galles (et quelques années plus tôt qu’au Royaume-Uni dans le monde réel) :

 

Et si le soulèvement de Newport avait eu lieu le bon jour ? Les insurgés gallois, mal équipés, auraient subi des pertes épouvantables, mais les Chartistes auraient pu l’emporter sur le plan législatif ; un tel carnage aurait pu avancer la réforme [du système électoral britannique  49].

 

Ce point de rupture est propice à la spéculation, comme en témoigne la prédominance de la modalité épistémique et des tournures hypothétiques dans ces mots de l’auteur. Ce dernier développe sa chronologie fantaisiste jusqu’en 1908 et prend la liberté d’imaginer des tensions anglo-galloises d’une ampleur similaire au conflit armé anglo-irlandais, ainsi qu’une visite de Lénine conduisant à l’établissement d’un régime soviétique au pays de Galles. Par ailleurs, Fforde recourt à une iconographie personnelle pour légitimer l'histoire de cette république socialiste. Sur cette même page Internet, le lecteur peut trouver des montages photographiques représentant des monuments fictifs (dont une statue érigée dans la ville de Merthyr Tydfil en hommage au chartiste John Frost, revisité en père fondateur de la République), des affiches publicitaires assurant la promotion du tourisme au pays de Galles, ou encore un timbre-poste commémorant le centième anniversaire de cette république de fiction.

Dans un entretien plus récent, l’auteur se fend d’un commentaire ironique sur l’invisibilité (voire l’invisibilisation) de l’histoire galloise et, plus largement, de l’histoire des mouvements syndicaux dans le système scolaire anglais :

 

Comme à la plupart des écoliers anglais, on ne m’a jamais enseigné l’histoire du pays de Galles – ni l’histoire de l’Irlande. Je me demande bien pourquoi. La naissance du syndicalisme serait-elle une lecture nuisible aux jeunes élèves  50

 

Cet exemple nous amène à supposer l’existence d’une certaine visée politique et morale : le paradoxe temporel facilite la subversion du passé dans le but d’améliorer le présent (du moins celui de la diègèse).

Nous interrogerons à présent cette approche réparatrice au prisme des procédés utopiques discrètement intégrés à l’éco-dystopie Early Riser. L’auteur s’évertue à faire « réexister » des fragments du passé national en exploitant pleinement l’histoire contrefactuelle. Si le lecteur peu au fait de la topographie et des spécificités culturelles galloises peut difficilement identifier ces éléments, les interventions médiatiques de Fforde attestent d’une volonté de recréer le pays de Galles de son enfance et de réhabiliter, dans un présent fantasmé, des services publics en réalité disparus depuis la fin du XXe siècle. Il restaure des éléments du paysage aujourd’hui délaissés, désaffectés ou inexistants (« long-abandoned ») : par exemple, un hôpital psychiatrique fermé en 1999 devient un élément de décor central sur le plan narratif 51, et le personnage principal du roman effectue un trajet en réalité irréalisable depuis des années :

 

Je fais démarrer l’histoire par un voyage en train entre Cardiff et Talgarth en passant par Merthyr [Tydfil], ce qui est impossible depuis les nombreuses fermetures de lignes ferroviaires en 1965. […] Les chemins de fer eux-mêmes sont un repère culturel qui rappelle l’histoire industrielle du pays de Galles du Sud  52.

 

Par cette « résurrection », Fforde exprime une certaine vision du service public qui lui tient à cœur et dénonce certains choix des gouvernements britanniques successifs tout en proposant une issue positive (ou du moins propice à l’optimisme) dans le cadre, certes restreint et relativement imperméable au réel, de la fiction. L’auteur résume ici les ambitions idéologiques – et, de toute évidence, la vocation palimpsestique – de son premier roman non sériel :

 

On dit parfois que l’objectif principal d’un écrivain est d’améliorer un monde injuste. Au lieu de faire cela d’une manière moralisatrice, j’ai choisi une approche plus pragmatique et plus discrète : en assurant la réouverture de ces lignes ferroviaires démantelées […], en attribuant un rôle prépondérant au pays de Galles dans la lutte contre le changement climatique, en réouvrant un hôpital situé en Galles centrales et en redonnant une utilité aux châteaux gallois aujourd’hui  53 .

 

Cette volonté de réparation fondée sur des possibles non advenus permettrait, à une échelle modeste, d’orienter la vision du monde et les futures actions de son lectorat, en allant à rebours d’une vision « présentiste » qui rendrait l’avenir de plus en plus indéchiffrable 54. Pour emprunter à Paul Ricoeur la métaphore suivante, Early Riser joue sur le « futur inaccompli du passé » en tirant les « flèches du futur qui n’ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue 55 ». Ce pays de Galles utopique, dont le système repose en partie sur des acquis sociaux censément disparus, s’apparente à un rêve en attente de (re)devenir réalité.

C’est donc, paradoxalement, à travers la nostalgie perceptible dans le texte ffordien que son œuvre résisterait de manière explicite à cette autre veine conservatrice soulignée dans d’autres « histoires alternatives » imaginées par l’auteur. En prolongeant un passé qui ne passe pas d’après sa grille de lecture du réel, l’auteur semble être animé par une volonté de le garder tel quel, dans un présent futuriste pourtant très éloigné du nôtre mais fondé sur la réalisation hyperbolique de craintes très actuelles (ici, quant à la nécessité de s’adapter au dérèglement climatique). Sa fiction deviendrait alors une réserve historique permettant la conservation d'événements révolus, ainsi immortalisés mais surtout idéalisés. Toutefois, nous pouvons supposer, à ce stade, que la prédominance du ludique dans ces romans à succès est susceptible de limiter cette portée compensatrice.

 

« Ces discussions a priori gratuites sur un avenir hypothétique 56 » : Récréation ?

Bien que Jasper Fforde formule explicitement un discours progressiste dans ses diverses interventions médiatiques 57, il est permis de se demander si la légèreté apparente de son recours au contrefactuel ne risque pas de désamorcer ces intentions critiques. Nous tâcherons d’évaluer les possibilités transformatrices de la réécriture ffordienne du passé à travers des procédés apparemment plus propices à divertir le lecteur qu’à subvertir sa perception du réel.

Dans The Eyre Affair et ses suites, la régénération de créatures du passé par le biais de technologies associées à la science-fiction contribue à l’exotisme du « Monde Extérieur ». La recréation d’espèces disparues est l’occasion, pour l’auteur, de peupler l’Angleterre des années 1980 d’un bestiaire conséquent, qu’il soit humanoïde ou anthropomorphisé : les personnages humains coexistent avec des Néandertaliens, des mammouths ou des gastornis 58. En outre, Thursday Next cohabite avec un autre animal recréé génétiquement: « Pickwick, un dodo domestique régénéré datant de l’époque où la renaissance des espèces faisait rage et où l’on pouvait se procurer un kit de clonage sous le manteau 59 ». Au-delà de l’intertexte (méta)littéraire dickensien et carrollien suggéré par cet extrait, la notion aberrante d’« extinction inversée » (« reverse extinction ») laisse entrevoir toute la portée ludique du paradoxe temporel ffordien, mais aussi les limites de cette posture absurdiste. Face à une œuvre romanesque où tout semble possible et altérable (c’est-à-dire réversible, rectifiable ou réparable), nous pouvons en effet nous interroger quant au risque de dévitalisation, voire de dépolitisation, de ces intrigues exploitant pleinement les pouvoirs du contrefactuel. En d’autres termes, si rien n’est définitif, aucun enjeu narratif ni aucun retournement de situation ne porte à conséquence ; même la fin du monde, risque récurrent dans les Thursday Next mais jamais accompli, est mise au service du comique.

Dans The Constant Rabbit, l’anthropomorphisation des lapins, autre infraction à la logique du monde extradiégétique, est à son tour corrigée. À la fin du roman, un nouvel événement spectaculaire transforme tous les lapins à taille humaine en lapins ordinaires : la « Rétrogradation » (« the Reversion 60 »). Cette métamorphose, plus choisie que subie, entraîne un retour à l’animalité libérateur pour ces créatures : en devenant relativement invisibles, ils s’émancipent des normes sociales édictées par les humains, et la nouvelle fragilité de leur condition leur permet, paradoxalement, d’échapper aux assauts physiques et à la politique léporiphobe du UKARP 61. Ce qui nous intéresse, dans ce dénouement déconcertant par son ambiguïté métaphorique, est à nouveau la question du retour à l’ordre. S’il n’est pas impossible que l’auteur ait choisi ce « retour à la nature » des lapins par convenance narrative, ce choix radical entérine également un rejet de l’allégorie et l’abandon d’une des caractéristiques principales de ce Royaume-Uni uchronique, au profit du retour à un monde plus proche de celui du lecteur. Ce deus ex machina interroge à nouveau le traitement ffordien du passé : au terme de ces péripéties, il ne reste, pour seule trace patrimoniale de ces cinquante-cinq ans de coexistence entre humains et lapins « augmentés », qu’un musée de l’Anthropomorphisation (« the Event museum 62 »). Une telle muséification du révolu peut être interprétée comme l’expression d’un certain fatalisme et d’un constat pessimiste : dans la mesure où les injustices sociétales plus ou moins explicitement dénoncées par l’auteur seraient irréparables, faire table rase du passé (ou, du moins, le réifier) apparaît comme la seule manière de corriger le réel.

Grâce à cette extrême réversibilité des événements postulée par l’auteur, même la possibilité de voyager dans le temps peut être abolie, rétrospectivement. À partir du cinquième tome des Thursday Next, Fforde modifie sensiblement les règles de l’univers nextien et recourt au paradoxe temporel pour transformer ce motif littéraire d’ordre surnaturel en invraisemblance (chrono)logique au sein de sa fiction. Le fils de l’héroïne, devenu à son tour un agent de la ChronoGarde, effectue une dernière excursion dans le temps pour détruire la formule permettant de tels voyages. Par un choix auctorial chronoclaste s’il en est, l’on découvre alors que cette éventualité n’a en fait jamais existé. Dans le monde diégétique principal nextien, le voyage dans le temps devient un simple procédé relevant de la science-fiction. L’existence de tels itinéraires, à présent imaginaires, est qualifiée d’indésirable et tournée en ridicule dans cet extrait de dialogue saturé de métahumour, d’ironie métatextuelle déplorant la complexité de ce genre littéraire propice au malaise ontologique, et d’une autodérision toute ffordienne :

 

La ChronoGarde s’est dissoute et le voyage dans le temps est retourné à l’état dans lequel il aurait toujours dû être : techniquement, logiquement et théoriquement… impossible.

— Excellente chose, répondit Landen. Ça m’a toujours filé la migraine, cette affaire. En fait, je me disais que j’allais écrire une méthode à l’usage des auteurs de science-fiction désirant écrire sur le voyage dans le temps que j’intitulerais Pas touche  63.

 

À la fin de First Among Sequels, les personnages ne peuvent donc plus modifier le passé (d’où le recours bien plus anecdotique à l’uchronie dans les deux derniers volets de la série) : « Pas touche ». Au terme de ce désamorçage, les personnages se voient contraints d’accepter l’Histoire telle qu’elle est, telle qu’elle doit être, sans interférence possible avec le cours des événements. Dans le septième tome, la narratrice revient sur ce réagencement tardif de l’univers nextien et le justifie avec désinvolture : « Tout cela ne tient pas debout ? Bienvenue dans l’industrie du temps 64. » Ce clin d’œil métatextuel, à nouveau teinté d’autodérision de la part d’un auteur assumant pleinement la dimension arbitraire de tels retournements narratifs, invite le lecteur à s’adapter à ces changements sans remettre en question la légèreté du procédé. Aussi récréative soit-elle, cette malléabilité extrême du cadre spatio-temporel risquerait d’amoindrir l’investissement émotionnel du lecteur avide de péripéties et soucieux, si ce n’est de la vraisemblance, du moins de la cohérence de la série. Toutefois, il s’agit aussi, pour Fforde, de déstabiliser les habitudes développées par son lectorat et de renouveler une démarche littéraire autrement prise au piège de ses propres mécanismes narratifs. Non sans ironie, cette affirmation d’un personnage pourrait également s’appliquer au lecteur : « Pour tout ce qui concerne le voyage dans le temps, le paradoxe est un aimable compagnon : on s’habitue à l’avoir à ses côtés 65. »

Ces exemples d’abandon relatif d’éléments vecteurs d’uchronie nous conduisent à étudier la déconstruction du passé chez Jasper Fforde en tant que procédé typiquement postmoderne, en lien étroit avec la métafictionnalité et le ludique. Malgré son apparente gratuité et son inscription dans un genre littéraire propice à l’évasion (escapism), l’abondance de scénarios alternatifs découlant de spéculations débridées (« Et si... ? ») répondrait également à une nécessité de remuer le passé pour exprimer des préoccupations contemporaines. Linda Hutcheon défend la portée épistémologique de cette réécriture de l’Histoire dans la métafiction postmoderne, propice au questionnement quant à notre connaissance des faits :

 

La métafiction historiographique […] maintient une distinction entre son auto-représentation formelle et son contexte historique, et problématise ainsi la possibilité même d’accéder à une connaissance de l’Histoire, parce qu’il n’y a ici aucune réconciliation [de ces deux éléments], aucune dialectique – seulement une contradiction irrésolue 66 [...].

 

Le jeu incessant sur la temporalité dans les romans de Fforde déclencherait donc, chez le lecteur, une remise en question de ses représentations culturelles et lui permettrait de développer une certaine méfiance quant aux discours officiels sur l’Histoire, porteurs d’une certaine idéologie. Certains spécialistes de l’œuvre ffordienne revendiquent l’utilité politique de l’histoire contrefactuelle dans The Eyre Affair : c’est le cas d’Andrea Kirchknopf, qui perçoit dans l’expansion conséquente de la durée de la guerre de Crimée une dénonciation du nationalisme et de l’impérialisme britanniques. Cette démarche s’accompagne d’une tentative de redéfinition de l’identité britannique :

 

Le roman répond à cette préoccupation en recontextualisant les inquiétudes liées à notre époque post-coloniale et post-impériale, notamment en ce qui concerne les relations entre la Grande-Bretagne et ce qui fut l’Empire britannique […]. Des luttes coloniales se déroulent dans le cadre surréaliste du voyage dans le temps […]. La guerre de Crimée devient, dans la fiction, un conflit qui s’étend sur cent trente ans […]. Un tel procédé met au jour cette propension de la Grande-Bretagne à s’accrocher éperdument à son ancien empire, et [l’auteur] va plus loin en mettant en scène l’intervention d’agents comme le père de Thursday, dont une des missions consiste à réajuster les événements historiques en faveur des Britanniques  67.

 

Cette lecture critique vient étayer la description de la ChronoGarde, déjà mentionnée dans cet article, comme un service « moralement et historiquement corrompu ». L’humour ffordien serait aussi un outil satirique, mis au service d’une vision aussi amusée que désabusée du nationalisme britannique, sentiment exprimé « avec une pointe de chauvinisme » (« edged with jingoism 68 ») dans le discours médiatique parodié par l’auteur. À travers ce détournement de l’Histoire, la guerre de Crimée nextienne est réduite à « un vulgaire exercice de maintien de l’orgueil national 69. » Cet exemple incite donc à nuancer l’idée d’une incompatibilité entre ludique et politique.

L’on pourrait, de même, relativiser l’antinomie supposée entre les intentions récréatives de l’auteur et les enjeux « sérieux » associés à l’uchronie littéraire – ou même à l’usage du contrefactuel par l’historien. Richard Saint-Gelais rappelle que le jeu avec le réel est indispensable à la construction d’une histoire alternative :

 

[L’uchronie] n’est-elle pas un artifice consenti, dont les cautions sont aussi concertées que tout le reste ? Bref, n’est-elle pas un genre (ou un sous-genre) intensément métafictionnel ? La fréquence même des mises en abyme (uchronies réciproques, uchronies supplémentaires et clins d’œil en tous genres) ne souligne-t-elle pas, à l’intérieur même du dispositif, une dimension proprement ludique  70 ? 

 

La différence majeure entre l’uchronie ffordienne et les exemples canoniques analysés par Saint-Gelais (dont The Man in the High Castle de Philip K. Dick) procèderait simplement d’une question de graduation. Plusieurs critères influencent la perception du lecteur : le degré d’écart entre le monde fictionnel et le monde de référence, le positionnement de l’auteur, plus ou moins distant par rapport à ses propositions contrefactuelles, mais aussi la crédibilité de ce jeu (qu’il soit ou non présenté comme tel), entre « conjecture sérieuse » et « suppositions loufoques 71 ». La « fantasy ludique » (light fantasy) ffordienne ne serait somme toute pas plus extravagante, ni plus inconséquente, que n’importe quelle uchronie ouvertement réflexive depuis Renouvier.

Si l’on ne doit pas minimiser la portée récréative des romans de Jasper Fforde, force est de souligner l’ambiguïté de sa recréation du passé, entre relativisme et interventionnisme, révisionnisme distrayant et désamorçage récurrent de ses propres tentatives de réécrire l’Histoire. Libéré de toute obligation déontologique (par rapport à l’historien susceptible de recourir au contrefactuel pour étayer une théorie scientifique), le romancier porté sur l’uchronie exploite pleinement cette « liberté de déplacement régressif sur le plan imaginaire du passé intégral 72 », pour détourner une expression de Georges Canguilhem. Ainsi, Fforde se livre allègrement à une « régression » temporelle dans tous les sens du terme : voyage dans le temps, retour en arrière sur le plan narratif et saillies drolatiques procédant d’un humour parfois régressif. Un dernier extrait de The Woman Who Died a Lot résume, avec un humour métatextuel de circonstance, l’importance du dérèglement des événements dans la fiction ffordienne. Suite à la suppression du voyage dans le temps dans First Among Sequels, la narratrice émet l’hypothèse suivante :

 

Mon fils et mon père auraient tous deux appartenu à la ChronoGarde sans l’arrêt des machines, ce qui fait que ces discussions a priori gratuites sur un avenir hypothétique, si elles n’étaient pas à proprement parler pertinentes, restaient tout à fait intéressantes  73.

 

Ce passage, une nouvelle fois marqué par l’usage de tournures hypothétiques, modalise la portée du paradoxe temporel en opérant une distinction entre pertinence et intérêt, sans toutefois que ce jugement de valeur ne vienne délégitimer cet exercice littéraire. Malgré son apparente vanité et son influence limitée sur le réel, l’expérience du contrefactuel, plaisamment impertinente mais stimulante, demeure digne d’être mise en œuvre.

 

En définitive, les romans sélectionnés dans le cadre de cette étude attestent d’une tension féconde entre deux pôles également propices à la subversion, mais potentiellement irréconciliables quant à leur engagement avec l’Histoire : le nonsense hérité de Lewis Carroll, dont l’absurdisme revendiqué s’apparenterait au désir de fuir une réalité peu satisfaisante, et la satire dystopique d’inspiration orwellienne, outil d’analyse politique empreint de pessimisme. Davantage qu’une tentative de réparer le passé ou d’avertir le lecteur à travers la mise en scène d’un avenir inquiétant, les réalités alternatives proposées par Jasper Fforde suggèrent une volonté de guérir le présent de manière symbolique, sans toutefois identifier explicitement les pathologies dont il souhaiterait le libérer. L’auteur hypertrophie les divergences entre sa fiction et notre monde et intègre des éléments appartenant à une époque révolue, ou encore non advenue, tout en privilégiant le comique et les situations improbables, synonymes d’évasion pour son public. En d’autres termes, Fforde porte sur le réel un regard oblique, ouvertement amusé mais discrètement concerné.

Si le traitement de l’Histoire (britannique, locale ou mondiale) peut paraître quelque peu superficiel chez Fforde, une autre tentative de « jouer » avec le temps suggère un rapport aussi viscéral qu’ambigu à la notion de temporalité alternative. Il s’agit du rapport à la mémoire, dans le cadre d’une histoire plus individuelle que collective. Dans les mondes ffordiens, il est possible de disparaître de la mémoire collective puis de réexister, d’être « éradiqué 74 » ou « réactualisé » : par le pouvoir du paradoxe temporel, un personnage peut être supprimé à la naissance par une institution coercitive, subsister uniquement dans les souvenirs de son épouse et devenir, provisoirement, « quelqu’un qui aurait dû être là et qui n’y était pas 75 » ou, définitivement, cet être « sans autre domicile que l’éther chronoclaste » évoqué plus haut. La vision ffordienne de l’existence (en tant qu’ancrage dans une certaine temporalité) exprimée par le biais du contrefactuel pousse donc à l’extrême le risque de malaise ontologique. Ces modifications du temps psychologique, de l’ordre de l’intime et chargées d’une valeur affective, conduisent bon nombre des personnages ayant subi la perte d’un proche à entamer une démarche herméneutique, fondée sur l’exhumation, le déchiffrement et la transcription de ces traces du passé (trois opérations que recouvre le terme anglais « recollection »). Nous terminerons cette étude par un extrait du roman Early Riser, dans lequel un personnage reconstitue, en apposant une croix sur un carnet de voyage, le souvenir d’une femme (autrement) oubliée, et verbalise ce rapport émotionnel au passé :

 

« Un objet issu d’une vie antérieure, […] un souvenir perdu qui remonte à la surface. Mais un souvenir dépourvu d’un esprit apte à lui donner un sens et à le replacer dans son contexte n’est rien d’autre qu’une suite de mots jetés au hasard sur un bout de papier  76. » 

 

La fiction ffordienne subvertit la fixité du temps en envisageant cette notion comme un processus non linéaire et comme un « espace épistémologique ambigu 77 », foncièrement instable, toujours altérable et matérialisé par son élasticité. Malgré des tentatives de stabilisation des événements historiques allant à rebours de l’uchronie, le temps subjectif réussit à échapper à tout contrôle, « en unifiant ce que le temps physique ne cesse de séparer, en retenant provisoirement ce qu’il emporte, en englobant ce qu’il exclut », pour citer le philosophe des sciences Étienne Klein 78. Chez Fforde, c’est avant tout par la « petite » histoire que le passé redevient présent et son souvenir, vivace.

 

  1. Pour une définition de la métalepse, voir Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 46 et Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 244.
  2. « The Outland » et « the BookWorld » dans le texte original. Voir par exemple Jasper Fforde, The Well of Lost Plots (Thursday Next 3), Londres, Hodder and Stoughton, 2003, p. 1-2. / Le puits des histoires perdues, Roxane Azimi (trad.), Paris, Fleuve Noir, 2006, p. 7-8.
  3. Par exemple, la Préhistoire constitue un refuge, évoqué de manière anecdotique au début du septième tome, pour le fils de l’héroïne Thursday Next : « sa résidence secondaire de la fin du pléistocène […]. Une ère interglaciaire où le temps est clément, pas trop frisquet, et seulement à douze mille années de distance […]. » Jasper Fforde, Petit enfer dans la bibliothèque, Jean-François Merle (trad.), Paris, Fleuve éditions, 2014, p. 24. / « […] his late-Pleistocene weekend retreat […]. One Interglacial back so with good weather, nothing too bitey, and only twelve thousand years ago […]. » Jasper Fforde, The Woman Who Died a Lot (Thursday Next 7), Londres, Hodder and Stoughton, 2012, p. 22.
  4. « Alors que la guerre de Crimée entre dans sa cent trente et unième année, des groupes de pression à la fois sur le sol national et à l’étranger poussent vers le règlement pacifique des hostilités. » L’affaire Jane Eyre, Roxane Azimi (trad.), Paris, Fleuve Noir, « 10/18 », 2005, p. 18. / « As the Crimean War enters its one hundred and thirty-first year, pressure groups both at home and abroad are pushing for a peaceful end to hostilities. » Jasper Fforde, The Eyre Affair (Thursday Next 1), Londres, Hodder and Stoughton, 2001, p. 7.
  5. Cet élément contrefactuel (« the Socialist Republic of Wales ») est également introduit dans le premier chapitre de The Eyre Affair. Ibid., p. 9. / L’affaire Jane Eyre, op. cit., p. 20.
  6. « Dans l’Angleterre républicaine de l’après-guerre, il fut nommé président honoraire à vie, poste qu’il occupa jusqu’à son assassinat. » Jasper Fforde, Délivrez-moi !, Roxane Azimi (trad.), Paris, Fleuve Noir, 2005, p. 275. / « In postwar republican England [George Formby] was made nonexecutive president for life, a post he held until his assassination. » Jasper Fforde, Lost in a Good Book (Thursday Next 2), Londres, Hodder and Stoughton, 2002, p. 293.
  7. Nous reprenons ici la terminologie utilisée par Françoise Lavocat dans un article portant sur le roman historique. Voir Françoise Lavocat, « Histoire alternative et roman historique contrefactuel : enjeux épistémiques », Narrative Matters : Narrative Knowing/Récit et Savoir, Juin 2014, Paris, 12/01/2015, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01102154 .
  8. Jasper Fforde, Sauvez Hamlet !, Roxane Azimi (trad.), Paris, Fleuve Noir, 2007, p. 96. / « […] history will veer off at a tangent ». Something Rotten, Londres, Hodder and Stoughton, 2004, p. 98.
  9. Voir Umberto Eco, Lector in fabula : le rôle du lecteur, Myriem Bouzaher (trad.), Paris, Grasset, coll. « Le Livre de Poche », 2004 [1979 ; 1985], pp. 169-173.
  10. Jasper Fforde, « Early Riser and Wales: Place and the Author », Jasperfforde.com, 03/2019, http://jasperfforde.com/jasperland/place.html . Mes italiques.
  11. Nous empruntons également cette notion à Umberto Eco. Voir Lector in fabula, op. cit., p. 13-29 et 67-68.
  12. Par exemple, la mesure du temps dans le monde diégétique de ce roman est régie par un système calendaire alternatif : « The 1815 ‘Victoire’ calendar was the one followed by all members of the Northern Fed, and listed the 118 days of Winter as a single month centred around the Winter solstice. The remaining 252 days were grouped into an efficient nine months of 28 days each […]. » Jasper Fforde, Early Riser, Londres, Hodder and Stoughton, 2018, p. 166. / « Le calendrier de la ‘Victoire’ de 1815 avait été adopté par tous les membres de la Fédération du Nord ; les 118 jours de l’Hiver y étaient considérés comme un seul mois, au milieu duquel avait lieu le solstice d’Hiver. Les 252 jours restants étaient répartis efficacement en neuf mois de 28 jours […]. » Je traduis.
  13. Jasper Fforde, L’affaire Jane Eyre, op. cit., p. 257. / « My chief interest in all the work that I have conducted over the past forty or so years has been concerned with the elasticity of bodies. One tends to think only of substances such as rubber in this category but almost everything one can think of can be bent and stretched. I include, of course, space, time, distance and reality... » The Eyre Affair, op. cit., p. 231.
  14. Ibid., p. 12. / « My father had a face that could stop a clock. I don't mean that he was ugly or anything; it was a phrase the ChronoGuard used to describe someone who had the power to reduce time to an ultra-slow trickle. […] His skills at stopping the clock were hard-earned and irreversible: he was now a lonely itinerate in time, belonging to not one age but to all of them and having no home other than the chronoclastic ether. » The Eyre Affair, op. cit., p. 1.
  15. Nous reprenons ici la définition proposée par Richard Saint-Gelais, selon lequel l’uchronie consiste à « proposer un monde fictif qui ne relève ni du futur ni du passé au sens strict, mais plutôt d’une Histoire qui aurait pris un cours différent de celui qu’elle a pris en réalité », en « opér[ant] une bifurcation dans la trame de l’Histoire, à partir d’un point de bascule implicitement donné comme déterminant : issue d’un conflit militaire […], assassinat d’un dirigeant politique, etc. » Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Montréal, Les Editions Nota Bene, coll. « Littératures », 1999, p. 43-44.
  16. Ibid., p. 43. Italiques de l’auteur.
  17. Jasper Fforde, Délivrez-moi !, op. cit., p. 113. / « […] a crude hatchet job […] », Lost in a Good Book, op. cit., p. 113.
  18. Jasper Fforde, L’affaire Jane Eyre, op. cit., p. 270. / « 'Have you ever heard of someone named Winston Churchill?' asked my father. / 'No; who's he?' […] / 'Ah!' said my father, making a note in a small book. 'Well, he was meant to lead England in the last war but I think he was killed in a fall as a teenager. It's most awkward.' » The Eyre Affair, op. cit., p. 311-312. Italiques de l’auteur. Je souligne.
  19. Jasper Fforde, Sauvez Hamlet !, op. cit., p. 95-96. / « ‘[…] Have you heard of someone named Winston Churchill, by the way?’ / I thought for a moment. / ‘He was an English statesman who seriously blotted his copybook in the Great War, then was run over by a cab and killed in 1932.’ / ‘So, no one of any consequence?’ / ‘Not really. Why?’ / ‘Ah, no reason. Just a little pet theory of mine.’ » Something Rotten, op. cit., p. 98. Je souligne.
  20. Jasper Fforde, Délivrez-moi !, op. cit., p. 211. / « […] reactualising Churchill and Nelson […]. » Lost in a Good Book, Londres/New York, Viking Penguin, 2002, p. 231. Ce passage est absent de l’édition Hodder and Stoughton.
  21. Jasper Fforde, Le début de la fin, Jean-François Merle (trad.), Paris, Fleuve noir, 2008, p. 50. / « […] the inexplicable and untimely death of Charles Dickens, who had once lived long enough to finish Edwin Drood. » First Among Sequels (Thursday Next 5), Londres, Hodder and Stoughton, 2007, p. 48. Je souligne.
  22. Voir Stuart Jeffries, « Britain’s most racist election: the story of Smethwick, 50 years on », The Guardian, 15/10/2014, https://www.theguardian.com/world/2014/oct/15/britains-most-racist-election-smethwick-50-years-on .
  23. « […] the 1965 Spontaneous Anthropomorphising event. » Jasper Fforde, The Constant Rabbit, Londres, Hodder and Stoughton, 2020, p. 84. Je traduis.
  24. « The eighteen rabbits of the event morphed and grew into a semi-humanlike shape overnight, stretched, yawned – then asked for a glass of water and a carrot […]. » Ibid., p. 55. Je traduis.
  25. Voir Ibid., p. 86.
  26. « Although [the UK Anti-Rabbit party] was dismissed as a joke in the early years, Nigel Smethwick’s populist rhetoric, a polarised nation and a divided parliament led him to unexpected victory in the controversial 2012 snap election. » Ibid., p. 71. Je traduis.
  27. The Constant Rabbit est de toute évidence influencé par La Ferme des animaux. Au-delà de l’allégorie animalière, Fforde s’inscrit dans une veine orwellienne en détournant, par exemple, le slogan animaliste « Quatre pattes, oui ! Deux pattes, non ! » (« four legs good, two legs bad ») pour alimenter la rhétorique léporiphobe du groupe suprémaciste TwoLegsGood, qui milite pour la supériorité des hominidés et constitue le bras armé du « UK Anti-Rabbit Party. » Voir Jasper Fforde, Ibid., p. 18, et George Orwell, Animal Farm : A Fairy Story, Bombay, Sanage Publishing House, 2020 [1945], p.11.
  28. Jasper Fforde, Sauvez Hamlet !, op. cit., p. 96. / « Is it meant to happen? » Something Rotten, op. cit., p. 98.
  29. Ibid., p. 97. Je souligne. / « ‘Why do you think dictators like Pol Pot, Bokassa and Idi Amin live such long lives and people like Mozart, Jim Henson and Mother Teresa are plucked from us when relatively young?’ / ‘I don’t think Mother Teresa could be thought of as young.’ / ‘On the contrary—she was meant to live until a hundred and twenty-eight.’ » Something Rotten, op. cit., p. 99. Italiques de l’auteur.
  30. Ibid., p. 95-96. / « ‘Everything that we do actually happened a long, long time ago—even this conversation. The future is already there. The pioneers that plowed the first furrows of history into virgin time line died aeons ago—all we do now is try and keep it pretty much the way it should be. […] Anyway, everything has already happened—if it hadn’t, there’d be no need for people like me.’ » Something Rotten, op. cit., p. 98. Je souligne.
  31. « Victoire sur le Victory », Ibid., p. 171-175. / « Victory on the Victory », Something Rotten, op. cit., p. 189-194.
  32. Ibid., p. 33. / « ‘So Nelson died at the Battle of Trafalgar?’ […] ‘Yes,’ she replied, ‘but I’m not sure he was meant to.’ » Something Rotten, op. cit., p. 28. Je souligne.
  33. Ibid., p. 169. / « ‘It’s a Trafalgar thing. I’ve been trying all sorts of plans, but Nelson stubbornly resists surviving.’ » Something Rotten, op. cit., p. 188.
  34. Voir Ibid., p. 173. / Something Rotten, op. cit., p. 192.
  35. Ibid., p. 344. / « ‘Nelson’s up to his old tricks again.’ » Something Rotten, op. cit., p. 384.
  36. Ibid., p. 171. / « […] the French and Spanish defeat at Cape Trafalgar […]. » Something Rotten, op. cit., p. 189.
  37. Ibid., p. 35. / Something Rotten, op. cit., p. 28. Je souligne.
  38. Jasper Fforde, Petit enfer dans la bibliothèque, op. cit., p. 24. / « […] the ChronoGuard, the division that had policed time travel, defending the Standard History Eventline from the rapacious plundering of the temporally mischievous. » Jasper Fforde, The Woman Who Died a Lot, op. cit., p. 20. Je souligne.
  39. Jasper Fforde, Le début de la fin, op. cit., p. 17. / « […] Career in the Time Industry […] ». First Among Sequels op. cit., p. 11.
  40. Jasper Fforde, L’affaire Jane Eyre, op. cit., p. 12 / « […] he regarded the whole service as 'morally and historically corrupt’ […]. » The Eyre Affair, op. cit., p. 1.
  41. « [R]eaders of Fforde’s text […] must model mentally a world that includes an independent Welsh republic and garden-invading mammoths to interpret [Thursday] Next’s story. » Erin James, The Storyworld Accord: Econarratology and Postcolonial Narratives, Lincoln, University of Nebraska Press, 2015, p. 1. Je traduis.
  42. Ce procédé n’est pas sans rappeler un autre roman uchronique, certes bien plus sombre et complexe quant au traitement des questions géopolitiques : le roman noir A State of Denmark du Britannique Robin Cook, connu sous le pseudonyme de Derek Raymond dans le monde anglophone. Cook imagine l’avènement d’un régime fasciste au Royaume-Uni dans les années 1960, et spécule sur l’avenir économique d’une Angleterre isolée des nations voisines : « — Le pays de Galles a fait sécession d’avec l’Angleterre. […] / — Ma foi, ça devait arriver, je suppose. / — D’abord, l’Écosse, et à présent le pays de Galles. […] La loi martiale est en vigueur tout le long de la frontière. » Robin Cook, Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre, Jean-Paul Gratias (trad.), Paris, Rivages, « Écrits noirs », 2003, p. 30. Je souligne. / « ‘Wales has seceded from England.’ […] / ‘Well, I suppose it had to happen.’ / ‘First Scotland and now Wales. […] Martial law along the frontier.’ » Derek Raymond, A State of Denmark, Londres, Serpent’s Tail, 2007 [1970], p. 25. Je souligne.
  43. Jasper Fforde, Sauvez Hamlet !, op. cit., p. 8. / « Wales: A socialist republic. » Something Rotten, op. cit., page non numérotée.
  44. « This book was constructed wholly within the Socialist Republic of Wales. » Ibid.., p. 394. Je traduis : ce passage ne figure pas dans la traduction française du roman.
  45. Jasper Fforde, L’affaire Jane Eyre, op. cit., p. 260. / « 'Ironically, without the efficient and violent crushing of the simultaneous Pontypool, Cardiff and Newport risings in 1839, Wales might never have been a republic at all. Under pressure from landowners and a public outcry at the killing of 236 unarmed Welsh men and women, the Chartists managed to push the government to early reform of the parliamentary system. Buoyed by success and well represented in the house, they succeeded in securing Welsh home rule following the eight-month "Great Strike" of 1847. In 1854, under the leadership of John Frost, Wales declared its independence. England, weighed down with troubles in the Crimea and Ireland, saw no good reason to argue with a belligerent and committed Welsh assembly. Trade links were good and devolution, coupled with an Anglo-Welsh non-aggression treaty, was passed the following year.' From Zephania Jones's Wales — Birth of a Republic. » The Eyre Affair, op. cit., p. 301.
  46. Charles Renouvier, Uchronie (l’utopie dans l’histoire) : esquisse historique apocryphe de développement de la civilisation européenne, tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être, Paris, Fayard, 1988 [1876].
  47. Ibid., p. 260. / « When the Anglo-Welsh border was closed in 1965, […]. » The Eyre Affair, op. cit., p. 301.
  48. Jasper Fforde, « The Socialist Republic of Wales », Jasperfforde.com, mise en ligne non datée, http://www.jasperfforde.com/sovietreppage2.html .
  49. « What if the Newport rising had taken place on the right day? The ill-equipped Welsh rioters would have suffered appalling losses yet the Chartists might have won the day in the legislature; such bloodshed might have caused an earlier reform act. » Ibid. Je traduis.
  50. « In common with most English schoolchildren, I wasn't taught any Welsh history in school – nor Irish, either – I wonder why that was? The birth of trade unionism bad reading for schoolchildren? » Ibid. Je traduis.
  51. « […] the long-abandoned Mid-Wales hospital ». Ibid. Je traduis. La description du complexe Hibertech dans le roman permet d’identifier cette source d’inspiration. Voir Jasper Fforde, Early Riser, Londres, Hodder and Stoughton, 2018, p. 87.
  52. « I kick off with a train journey from Cardiff to Talgarth via Merthyr that has not been possible since the extensive track closures in 1965. […] [R]ail – itself a cultural marker of the industrial South Wales, now long gone. » Ibid. Je traduis.
  53. « It is sometimes said that it is the purpose of an author to improve an unjust world. While that could be done in a preachy way, I have chosen a more practical, low-key approach. Reopening railways lines that were closed […], making Wales pre-eminent in tackling climate change, reopening a mid-[W]ales hospital and giving current usefulness to the castles of Wales. » Ibid. Je traduis.
  54. Voir François Hartog, Régimes d’historicités : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
  55. « Or une grande partie du futur du passé, n’a pas été réalisé. […] Le passé en effet n’est pas seulement le révolu, ce qui a eu lieu et ne peut plus être changé – définition très pauvre du passé – il demeure vivant dans la mémoire grâce, je dirai, aux flèches du futur qui n’ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue. En ce sens, le futur inaccompli du passé constitue peut-être la part la plus riche d’une tradition. » Paul Ricoeur, « Identité narrative et communauté historique », Les Cahiers de Politique Autrement, octobre 1994. Cité par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, « Explorer le champ des possibles : Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 59-3, n°3, 2012, p. 87.
  56. Jasper Fforde, Petit enfer dans la bibliothèque, op. cit., p. 26-27. / «  […] the seemingly pointless discussions on the might-have-been […]. » The Woman Who Died a Lot, op cit., p. 23.
  57. Voir par exemple cet entretien avec l’auteur : Elizabeth Flux, « Jasper Fforde on rabbits, racism and writing fiction to slightly improve a flawed world », The Guardian, 17/07/2020, https://www.theguardian.com/books/2020/jul/18/jasper-fforde-on-rabbits-racism-and-writing-fiction-to-slightly-improve-a-flawed-world . Je souligne.
  58. Voir par exemple Something Rotten, op. cit. p. 5 et First Among Sequels, op. cit., p. 26.
  59. Jasper Fforde, L’affaire Jane Eyre, op. cit., p. 8. / « […] Pickwick, a regenerated pet dodo left over from the days when reverse extinction was all the rage and you could buy home cloning kits over the counter. » The Eyre Affair, op. cit., p. 3.
  60. Voir Jasper Fforde, The Constant Rabbit, op. cit., p. 302-305. Je traduis.
  61. « [Les lapins] avaient simplement retrouvé l’identité qu’ils avaient choisi de garder, en renonçant à toute leur part d’humanité. » / « […] just back to the part of themselves they had chosen to be, rejecting everything that made them human. » Ibid., p. 302. Je traduis.
  62. Ibid., p. 305. Je traduis.
  63. Jasper Fforde, Le début de la fin, op. cit., p. 334. / « ‘The ChronoGuard has shut itself down, and time travel is as it should be: technically, logically and theoretically… impossible.’ / ‘Good thing, too,” replied Landen. “It always made my head ache. In fact, I was thinking of doing a self-help book for SF novelists eager to write about time travel. It would consist of a single word: Don’t.’ » First Among Sequels, op. cit., p. 381. Italiques de l’auteur.
  64. Jasper Fforde, Petit enfer dans la bibliothèque, op. cit., p. 25. / « And if all that makes no sense at all, then welcome to the time industry. » The Woman Who Died a Lot, op. cit., p. 21. Italiques de l’auteur. Ce passage fait écho à une autre affirmation quasi tautologique : « C’est comme ça, les voyages dans le temps. C’est truffé de paradoxes inexplicables. » Jasper Fforde, Sauvez Hamlet !, op. cit., p. 35. / « Time travel is like that. Full of unexplainable paradoxes. » Something Rotten, op. cit., p. 31. Je souligne.
  65. Jasper Fforde, Le début de la fin, op. cit., p. 332. / « When it comes to traveling about in the timestream, paradox is always a cozy bedfellow—you get used to living with it. » First Among Sequels, op. cit., p. 378.
  66. « Historiographic metafiction […] keeps distinct its formal auto-representation and its historical context, and in so doing problematizes the very possibility of historical knowledge, because there is no reconciliation, no dialectic here – just unresolved contradiction […]. » Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, Londres et New York, Routledge, 1988, p. 106. Je traduis.
  67. « The novel responds to this concern by contextualizing postcolonial and postimperial anxieties, such as Britain's relationship to its historical empire […]. Colonial struggles take place in the surreal framework of time travel […]. The Crimean war gets fictionalized as one that has lasted for the past hundred and thirty years […]. This exposes Britain's desperate clinging to its historical empire, further emphasized by the interventions of agents like Thursday's father, whose task involves the adjustment of historical events in favor of the British. » Andrea Kirchknopf, Rewriting the Victorians: Modes of Literary Engagement with the 19th Century, Jefferson, NC, McFarland, 2013, p. 165. Je traduis.
  68. Voir Jasper Fforde, L’affaire Jane Eyre, op. cit. p. 18. / The Eyre Affair, op. cit., p. 7.
  69. Ibid. / «  […] nothing more than an exercise to maintain the nation's pride. » The Eyre Affair, op. cit., p. 7. Voir aussi Ibid., p. 77 : « Se disputer la presqu’île de Crimée relevait d’un orgueil xénophobe et d’un patriotisme mal placé. » / « The fight over the Crimean Peninsula was nothing but xenophobic pride and misguided patriotism. » The Eyre Affair, op. cit., p. 79.
  70. Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo, op. cit., p. 66.
  71. « […] plusieurs uchronies semblent plutôt se situer, à l’instar de bien des anticipations, sur le mince fil qui sépare la conjecture sérieuse de la spéculation ludique ; d’autres ne se préoccupent tout simplement pas de persuader et misent au contraire sur une supposition loufoque. […] L’uchronie se distingu[erait] par une propension au ludique qui ne serait pas toujours actualisée. » Ibid., p. 69.
  72. « On peut penser que ce que l’histoire des sciences est en droit d’attendre de l’épistémologie, c’est une déontologie de la liberté de déplacement régressif sur le plan imaginaire du passé intégral. » Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2009 [1977], p. 15. Mes italiques.
  73. Jasper Fforde, Petit enfer dans la bibliothèque, op. cit., p. 26-27. / « My son and father would both have been in the ChronoGuard if the Engines hadn’t been switched off, so the seemingly pointless discussions on the might-have-been were not exactly relevant, but certainly of interest. » The Woman Who Died a Lot, op. cit., p. 23. Italiques de l’auteur. Je souligne.
  74. « [J]e pensais aux deux années durant lesquelles il avait été éradiqué par Goliath. » Jasper Fforde, Le début de la fin, op. cit., p. 18-19. / « […] I was thinking of the time he was eradicated for two years by the Goliath Corporation. » First Among Sequels, op. cit., p. 13.
  75. Jasper Fforde, Sauvez Hamlet !, op. cit., p. 101. / « […] someone who they felt should be there but wasn’t. » Something Rotten, op. cit., p. 103. Italiques de l’auteur. Je souligne.
  76. « ‘An artefact from a previous life, […] a lost memory bubbling to the surface. But a memory without a functioning mind to give it relevance and context is no more than random words on a scrap of paper.’ » Jasper Fforde, Early Riser, Londres, Hodder and Stoughton, 2018, p. 99. Je traduis.
  77. « […] an ambiguous epistemological space […]. » Voir Wolfgang Funk, The Literature of Reconstruction: Authentic Fiction in the New Millennium, Londres/New York, Bloomsbury, 2015, p. 140-141. Je traduis.
  78. Etienne Klein, Les tactiques de Chronos, Paris, Flammarion, « Champs sciences », 2021 [2003], p. 184.