La représentation de la violence dans les adaptations en bande dessinée de <em>L’Île au trésor</em> : les enjeux du passage du texte à l’image

La représentation de la violence dans les adaptations en bande dessinée de L’Île au trésor : les enjeux du passage du texte à l’image

Par ENRIQUEZ Marie

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Introduction : La violence à l’œuvre dans L’Île au trésor

Le roman de Stevenson, publié en 1883, est incontestablement une œuvre charnière dans la production de romans d’aventure pour la jeunesse. D’abord publié en feuilleton dans le magazine littéraire Young Folks, L’Île au trésor est explicitement destiné à un public adolescent – plus particulièrement de jeunes garçons – nourri de récits d’aventure. Walter Scott, Ballantyne ou Mayne Reid font les belles heures de ce genre au Royaume-Uni, tandis qu’en France, Jules Verne triomphe. Le petit roman de Stevenson est à la fois une sorte de concentré de tous les ingrédients qui font le succès de ces récits, mais également une rupture : rupture dans la manière de concevoir les personnages, non plus manichéens, mais pleins de nuances ; rupture dans la narration, puisqu’au lieu de multiplier les événements romanesques, on assiste à un resserrement de l’intrigue ; rupture également dans le ton employé : il ne s’agit plus d’édifier le jeune lecteur par des récits marquants mais légers, mais de l’emmener dans une aventure où la violence à sa place.

En effet, Stevenson ne craint pas de confronter son jeune lecteur à la réalité de l’aventure : de tout l’équipage parti à la recherche du trésor, une dizaine d’hommes seulement reviennent vivants, et il faut noter que l’hécatombe commence avant même le départ en mer. Jim, le jeune héros, semble cerné par la mort dès les premières pages : son père tombe malade peu après le début du roman et meurt au chapitre III, puis c’est au tour de Bones, client de l’auberge, de trépasser dans le même chapitre, tandis que la mort de Pew donne son nom au chapitre V : « La fin de l’aveugle ». Pendant le voyage vers l’île, le second, M. Arrow, meurt en mer de manière plus ou moins mystérieuse. Mais c’est surtout une fois l’équipage débarqué que les morts s’enchaînent à un rythme effréné : d’abord l’assassinat des deux marins fidèles – Tom et Alan – par Silver, puis des combats entre les amis de Jim et les pirates, qui font de nombreux morts dans les deux camps, notamment les trois serviteurs du châtelain –  Redruth, Hunter et Joyce –, pour terminer par l’embuscade à laquelle ne survivent que trois pirates. Si l’on remarque qu’aucun des personnages principaux ne meurt au cours de l’aventure, il faut néanmoins noter cette sorte d’hécatombe qui frappe les personnages : des vingt-sept hommes embarqués sur l’Hispaniola à Bristol, neuf seulement ont survécu. Ici, tout n’est pas bien qui finit bien : Jim rentre de son voyage traumatisé et conscient du sang qui entache la découverte du trésor. Ajoutons que plusieurs de ces morts sont violentes : attaque d’apoplexie de Bones, Pew piétiné par les sabots des chevaux des soldats... Ces exemples concernent des morts accidentelles, mais il y a également des meurtres : si ceux de Arrow et Alan ont lieu hors-champ, celui de Tom est rendu visible pour Jim et le lecteur. Le marin fidèle est sauvagement assassiné par Silver, qui le frappe de sa béquille dans le dos avant de l’achever au couteau. Jim lui-même doit tuer pour survivre. Il s’agit de légitime défense puisque Hands cherchait à le tuer. D’ailleurs le jeune garçon se défend rapidement de toute intention meurtrière, comme s’il cherchait à se disculper aux yeux du lecteur : « Sous le coup de la souffrance et de la surprise – j’aurais du mal à prétendre avoir agi, ou visé, intentionnellement –, mes pistolets partirent tous les deux à la fois, et s'échappèrent tous les deux de mes mains 1 ». Mais l’expérience n'en est pas moins traumatisante, surtout que le texte ne nous épargne pas les détails morbides :

 

Dans un bouillonnement de sang et d’écume, il remonta une fois à la surface, avant de couler pour de bon. Lorsque l’eau eut repris sa clarté première, j’aperçus son corps recroquevillé sur le sable doré, à l’ombre du flanc de la goélette. Quelques poissons passèrent furtivement près de lui. Parfois, avec le frémissement de l’eau, il semblait remuer légèrement, comme s’il eût voulu se lever. Mais il était bel et bien mort, tout à la fois transpercé par mes balles et noyé. Il allait à présent servir de nourriture aux poissons, à l’endroit même où il avait voulu me saigner à mort  2.

 

Si le garçon ne s'attarde pas sur son ressenti, les images cauchemardesques qu’il évoque, d’un mort qui se relèverait, disent assez son malaise. Cependant, la violence ne concerne pas que les mises à mort, elle est aussi morale et psychologique. Ainsi, les manipulations de Bones envers Jim peuvent être lues comme une forme de violence infligée au garçon impressionnable : Jim fait des cauchemars après que Bones lui a demandé de guetter l’arrivée d’un marin à une jambe. Même chose pour le jeu trouble de Silver, qui est tour à tour dans la séduction ou la maltraitance auprès du jeune garçon. Mais cette violence n’est pas l’apanage des pirates, et les gentlemen (les amis de Jim) savent en user également : on pense à cette scène où ils humilient Silver en refusant de l’aider à se relever après l’avoir invité à s’asseoir pour les pour-parlers, ou à leur départ de l’île où ils abandonnent sans remords les pirates survivants, reproduisant le sort terrible infligé à Ben Gunn quelques années plus tôt. Il y a également une sorte de violence dans les rapports entre Jim et sa mère : cette dernière ne montre aucune émotion face au départ de son fils ; pire, elle lui trouve aussitôt un remplaçant pour travailler auprès d’elle à l’auberge.

Ces différentes sortes de violence ne sont évidemment pas gratuites, elles jouent un rôle dans la construction du héros. En effet, à bien des égards, L’Île au trésor peut être considéré comme un roman d’apprentissage, dans lequel le héros adolescent entreprend un voyage de l’enfance vers l’âge adulte. La violence psychologique de la mère de Jim peut alors se lire comme une invitation à quitter le cercle familial. Le moment violent de l’aventure apparaît comme une métaphore du temps troublé de l’adolescence (« Ainsi, l’aventure proprement dite se déroulerait entre l’âge de l’enfance sous autorité et l’âge raisonnable de l’adulte, elle désignerait ce moment de chaos de l’adolescence, avant la stabilité de l’adulte rangé 3 »). Quant à la mort que doit lui-même donner le jeune protagoniste, on peut y lire une sorte de rite de passage, qui le fait entrer dans l’âge adulte en signant la fin du temps de l’innocence (« En un éclair, Silver vient d’assassiner l’innocence, celle du matelot qui refusait de le suivre, celle de Jim, qui a tout vu, tout entendu depuis sa cachette 4. ») L’Île au trésor apparaît donc comme un roman où la violence est omniprésente, et accompagne le parcours du héros.

 

Une violence gommée à cause du passage à l’image ?

Pourtant, dans l’imaginaire collectif, cette violence ne semble pas associée à L’Île au trésor. En effet, pour beaucoup, le roman semble être synonyme de gentille chasse au trésor, d’aventure pour les enfants. Le grand public retient les éléments iconiques du roman – l’île, le trésor, le pirate à jambe de bois, le perroquet... – mais ne semble pas avoir été marqué par sa violence intrinsèque. Il est vrai que Stevenson a souffert, notamment après sa mort, d’une réputation d’auteur pour enfants, empêchant d’ailleurs de considérer avec sérieux certaines de ses œuvres qui ne correspondaient pas à cette image. C’est le constat que font Jean-Philippe Stassen et Sylvain Venayre, auteurs d’une adaptation très sombre de L’Île au trésor en bande dessinée (2012), où l’intrigue du roman est transposée dans un cadre urbain contemporain :

 

Le roman de Stevenson n’est pas seulement une histoire courte et belle ; c’est aussi une histoire triste et violente – et d’autant plus violente qu’elle est courte.

Il est déconcertant de constater que cette violence n’a généralement pas retenu l’attention de la critique. Tout se passe comme si, à l’instar d’Henry James, les lecteurs de Stevenson, en cantonnant son livre dans le domaine de la littérature enfantine, en avaient du même coup expulsé la violence. Tout se passe comme si, pour eux, les personnages mouraient, les uns après les autres, sous l’effet d’un innocent « Pan ! t’es mort ! » aussi juvénile qu’irréel.

Pourtant, Stevenson n’avait-il pas prévenu ses futurs lecteurs que son livre était plus complexe qu’un livre pour enfants ? Pourquoi ne pas considérer, alors, que la violence qu’il renferme est, elle aussi, plus ambiguë que celle que miment les gosses en panoplie de pirates  5 ?

 

De plus, nous voudrions poser l’hypothèse que la violence a en partie été gommée au moment de la mise en image du roman. En effet, le roman de Stevenson est un des romans d’aventure qui a le plus été transposé à l’image, d'abord à travers les nombreuses versions illustrées, puis à travers des adaptations au cinéma, à la télévision, ou en bande dessinée. Parmi les personnes qui disent connaître L’Île au trésor, un grand nombre y a en réalité eu accès à travers une adaptation dans un autre médium, voire à travers un texte « adapté » pour la jeunesse (c’est-à-dire abrégé et simplifié), souvent largement illustré. Or, force est de constater que dans ces mises en images, le roman est bien souvent édulcoré : la chasse au trésor prend le pas sur la quête initiatique, et les péripéties sur la noirceur et la violence du récit. Il est vrai que le passage du texte écrit à la représentation visuelle peut poser problème. Les auteurs des illustrations, des films ou des adaptations en bande dessinée doivent évidemment se questionner sur ce qu’ils peuvent montrer : peut-on vraiment montrer les scènes violentes racontées dans le roman ? Mazan, auteur d’une adaptation en bande dessinée d’un conte de Grimm, soulève la question de manière pertinente :

 

Guy Delcourt me permet, peu après la sortie du Vaillant Petit Tailleur, d’adapter enfin Apprendre à frissonner, conte découvert lors de ma petite enfance et qu’il me tient à cœur de revisiter. Mais je me trouve bloqué par certaines scènes. Racontées à l’oral, elles sont déjà bigrement effrayantes, mais traduites en images, elles peuvent devenir vraiment dérangeantes  6.

 

En effet, lire une scène violente et s’en faire une image mentale n’a rien à voir avec le fait de se voir imposer une mise en image de cette même violence. Quand le lecteur est un enfant ou un adolescent, c’est d'autant plus problématique. Ce constat a souvent amené à l’application de mesures de censure pour les publications destinées à la jeunesse. Stevenson lui-même, dans une lettre à son ami William Henley, confiait qu’écrire pour des enfants impliquait de ne pouvoir tout dire : « Le problème est d’avancer sans jurons. Des boucaniers sans jurons – du vin sans alcool. Mais il faut ménager les jeunes et leurs tendres parents 7 ». Notons l’ironie dans l’emploi de l’adjectif « tendre », qualifiant non pas les enfants mais leurs parents, ainsi que l’expression d’une sorte de regret de cette tendance à surprotéger les jeunes lecteurs en gommant ce qui pourrait apparaître comme amoral. Ce qui était à l’époque de Stevenson une règle tacite devient loi dans les décennies 1940-1950 : l’Europe comme les Etats-Unis voient s’opérer un durcissement de la morale publique. Il s’agit de supprimer toute violence, toute allusion à la sexualité, et même à l’alcool, dans les récits pour enfants. En France, pendant la Seconde Guerre mondiale, les bandes dessinées étrangères, en particulier américaines, étaient interdites. À la fin de la guerre, aussi bien les communistes que les catholiques voient d’un mauvais œil le retour des comics américaines, ainsi que l’arrivée de bandes dessinées étrangères, qu’elles soient populaires et réalisées en studios en Italie, en Espagne ou en Angleterre, ou celles, plus qualitatives, en provenance de Belgique. Cette défiance conduit à la création de la loi du 16 juillet 1949 sur les « publications destinées à la jeunesse », qui vise surtout les journaux de bande dessinée, accusés, à l’époque, de tous les maux 8. On observe quelque chose de très semblable aux États-Unis, avec le « Comics code américain », élaboré en partenariat entre les autorités et les éditeurs de comic-books, ratifié le 26 octobre 1954 : le paragraphe B mentionne notamment que « sont interdites les scènes où le sang est excessivement versé, où sont représentés des crimes sanglants et cruels […] 9 ». Ces textes, toujours en vigueur, mais assouplis dans leur application depuis, ont longtemps interdit la représentation de la violence explicite dans les publications pour la jeunesse, conduisant les auteurs, de bande dessinée notamment, à adopter des stratégies variées. Nous nous proposons donc d’étudier la manière dont les adaptations de L’Île au trésor en bande dessinée se sont positionnées par rapport à la représentation de la violence inhérente au roman : les adaptateurs doivent-ils montrent la mort et la violence ou au contraire se servir des instruments de la bande dessinée, notamment l’ellipse pour les minimiser, voire les évacuer complètement ? Nous nous intéresserons notamment à la violence physique et aux mises à mort de personnages, qui posent le plus de problème lors du passage à l’image. Nous verrons que les réponses apportées sont variées suivant les contextes de production et les publics visés.

 

Adaptations en bande dessinée : minimiser la violence

Les adaptations de L’Île au trésor en bande dessinée sont extrêmement nombreuses : il s’agit à notre connaissance du roman ayant connu le plus grand nombre d’adaptations dans ce média, avec une trentaine d’œuvres. Elles sont également variées, aussi bien en terme d’étendue chronologique (de 1936 à 2021), de secteur géographique (Europe, États-Unis, Japon), que de style graphique. Comme pour la plupart des mises en images, un grand nombre d’entre elles déploient des stratégies d’évitement face à la violence du roman : certaines font le choix de l’édulcoration de la violence, en utilisant les instruments de la bande dessinée (choix des plans et cadrages, ellipse) pour suggérer la violence sans la montrer. D’autres prennent le parti de supprimer toute référence à la violence en réécrivant certaines scènes, ou en supprimant les personnages destinés à mourir. C’est le cas notamment de l’adaptation des Italiens Teresa Radice et Stefano Turconi, publiée chez Glénat en 2014, qui propose une transposition dans l’univers de Mickey. Walt Disney impose toujours des règles de bienséance très strictes aux auteurs qui mettent en scène les personnages lui appartenant : violence, sexe et alcool sont proscrits des aventures de l’emblématique souris. Les auteurs ont dès lors dû mettre en place des inventions ingénieuses pour gommer la violence du roman, inventions que l’on trouvait déjà, par exemple, dans l’adaptation humoristique de Nino (1976). Ainsi, en totale opposition à l’hécatombe du roman, aucun personnage ne meurt dans ces adaptations. Cela peut se faire grâce à la suppression de certains personnages : s’ils n’existent pas, ils ne peuvent pas mourir. Chez les Italiens, le père est absent dès le début de l’histoire, ce qui implique de légères modifications de l’intrigue (la mère de Jim est notamment remplacée par une vieille tante, malade, ce qui permet de justifier les fréquentes visites du docteur). De la même manière, la scène du meurtre des deux marins fidèles est tout simplement supprimée de ces deux adaptations, où Jim rencontre Ben juste après sa fuite. On peut aussi interpréter cette suppression comme une volonté d’alléger l’intrigue des scènes secondaires, les adaptations en bande dessinée souffrant bien souvent d’un certain « manque de place » pour raconter tout le roman, ce qui conduit à des coupes. Toujours est-il que la suppression de cette scène apparaît bien pratique pour ne pas avoir à mettre en images cet épisode. Même chose pour les personnages des domestiques : ils n’existent pas dans ces deux adaptations.

Mais d’autres personnages sont moins secondaires, et ne peuvent pas être supprimées de l’intrigue sous peine de devoir la réécrire entièrement. Ainsi dans les deux versions, Billy Bones ne meurt pas, mais prend la fuite après la visite de l’aveugle, les deux fois dans des scènes assez ubuesques : chez les Italiens, il laisse à Jim une lettre disant qu’il abandonne la mer pour la montagne et part escalader le Mont Blanc ; chez Nino, il part au pas de course en déclarant « Tu comprends pourquoi je m’entraînais tous les jours... / … pour avoir du souffle. J’arrive à faire 40 mille en... six heures... Sauve-toi, Jim, dans six heures, il y aura ici tous les hommes de Flint 10... » La mort de Hands est encore plus problématique puisque c’est Jim qui en est responsable : impensable pour ces adaptations légères. Chez Radice et Turconi, Hands est assommé par Ben venu au secours de Jim ; chez Nino, c’est le navire touchant le fond qui entraîne la chute de Hands du haut du mât ; chez Chiqui de la Fuente et Carlos Soria (1982), la secousse du bateau raclant le fond fait tomber le pistolet des mains de Jim, et il vient heurter Hands à la tête et le faire tomber ; chez Cerón (1967), Hands est trop saoul pour s’opposer à Jim, ... Dans ces différentes versions, il est impossible d’accuser Jim de meurtre : toute la violence de cette scène est supprimée, mais également toute sa symbolique de passage initiatique. Dans les adaptations humoristiques de L’Île au trésor, la violence est non seulement atténuée, mais également tournée en ridicule, comme dans la scène de l’attaque du fortin : chez les Italiens, les amis de Jim repoussent les pirates à l’aide de la soupe malodorante que vient de préparer le docteur, tandis que chez Nino, le bélier qui devait servir aux pirates à enfoncer la porte se fiche en terre et les envoie en l’air à la manière d’une catapulte. Cette négation de la violence atteint son paroxysme chez Radice et Turconi : même dans la chanson de Billy Bones, il ne saurait être question de mort : « Zétions quinz’ homm’ su’ l’ coff’ du mort 11 » devient « Quindici uomini sulla cassa giù al porto... 12 », traduit dans la version française par : « Quinze hommes sur un coffre allaient au port... 13 ». Même la violence psychologique est gommée : ainsi, Ben Gunn n’est plus abandonné par son équipage par vengeance, mais a été oublié parce qu’il était parti explorer l’île, Silver ne manipule pas Jim mais ressent pour lui une affection sincère, et la mère froide du roman est remplacée par une vieille tante affectueuse. On voit que les auteurs font preuve de beaucoup d’ingéniosité pour remplacer les situations contenant toute forme de violence. Cette pratique concerne uniquement les adaptations humoristiques du roman, qui cherchent à en donner une version amusante et grand public, quitte à lui faire perdre une partie de son esprit.

Dans d’autres adaptations, la violence n’est pas à ce point gommée, mais est tout de même estompée. Des personnages meurent, mais on évite les effusions de sang et les attitudes choquantes. Chez Ramón de la Fuente (1973) ou Hugo Pratt (1965), les pirates s’écroulent, mais sans effusion de sang. Chez de la Fuente, le choix du plan d’ensemble permet une certaine distanciation, qui estompe les détails et la violence. Chez Pratt, les personnages qui meurent ont tendance à se prendre le visage à deux mains, de sorte que le lecteur ne voit pas leur expression d’agonie.

 

Dans beaucoup de versions, les morts pourtant violentes des personnages sont traitées de manière très pudique. Prenons l’exemple du meurtre de Tom. Chez Chiqui de la Fuente, on voit bien Silver jeter sa béquille dans le dos de Tom, mais on ne le voit pas l’achever à coups de couteau. Ce sont les textes qui permettent de comprendre la mise à mort. Même chose chez Cerón : l’onomatopée « ¡TOC ! » et de petites étoiles indiquent le choc, mais il n’y a aucune trace de sang. Dans les deux versions, le personnage pourrait n’être qu’assommé. C’est en général le texte qui lève l’ambiguïté (Silver déclare : « Dommage, tu ne seras plus en vie pour le voir 14 ! »).

 

Chez Blum, c’est le récitatif qui prend le relai des dessins quand les événements à montrer sont trop violents. Ainsi, pour cette même scène, on voit bien Silver lancer la béquille sur Tom, puis un récitatif raconte la suite : « Silver, en trois bonds agiles, atteignit l’homme étendu et le poignarda dans le dos15 ! » La case suivante montre Silver le poignard à la main, ainsi que les jambes de Tom étendu à terre, mais ni le geste fatidique, ni le corps meurtri ne nous ont été montrés.

Dans certaines adaptations, le geste de mise à mort n’est pas montré au lecteur, mais il est vu par Jim, témoin caché de la scène. Plutôt qu’une ellipse, on observe un déplacement de la focalisation : alors que les cases précédentes montraient la dispute des deux hommes, le dessin se concentre sur Jim au moment de l’assassinat. Ainsi, chez Robert Bugg (1942) comme chez Gelev et Penko (2006), une même bande est divisée en trois cases, la première et la dernière montrant Silver juste avant et juste après le meurtre, tandis que la deuxième se focalise sur Jim et sa réaction. Chez Chauvel et Simon (2008), après une bande composée de trois vignettes qui montrent l’enchaînement rapide de l’action, la bande suivante est occupée intégralement par une grande vignette au format panoramique qui semble suspendre le temps. On y voit le visage de Jim en gros plan, comme hypnotisé par ce à quoi il assiste. Chez Bachelier et d’Almeida, la scène est particulièrement frappante malgré que le geste fatidique ne soit pas montré : le coup de béquille est très violent, la silhouette de Silver s’approchant de Tom qui semble déjà rendre son dernier soupir est fantomatique. Quant à la case qui est centrée sur le visage de Jim, le fond blanc souligne la lividité du personnage et permet de mettre en valeur les onomatopées « Tchack ! » répétées six fois pour suggérer le bruit du couteau s’enfonçant dans la chair, et Silver s’acharnant sur le cadavre.

 

Finalement, si la violence ne nous est pas montrée, l’effet n’en est pas moins fort, un paradoxe résumé par Gérald Gorridge :

 

Il [le lecteur] se représentera parfaitement le moment critique d’une scène que vous aurez retranchée de sa vue. Là réside la qualité de l’ellipse : plus le moment supprimé est fort dramatiquement (l’instant d’un meurtre par exemple), plus le lecteur se le figurera avec intensité. Paradoxe de l’ellipse  16.

 

Non seulement le lecteur visualise la scène du meurtre, mais son regard étant focalisé sur le visage de Jim, il est placé dans une posture d’empathie pour le personnage, à même de comprendre le traumatisme vécu par le garçon. Car, ici comme ailleurs, la violence joue un rôle dans la formation du jeune héros : cette scène permet une prise de conscience pour Jim, qui comprend qu’il est désormais question de vie ou de mort. Son statut de témoin d’une scène qu’il n’aurait pas dû voir, le met également dans une posture de voyeurisme qui est récurrente dans le roman. Cet aspect symbolique semble avoir été totalement laissé de côté par Mino Milani, dans l’adaptation qu’il a scénarisée pour Hugo Pratt : dans cette version, Jim n’assiste pas au meurtre, mais trouve simplement deux corps sur la plage. L’effet en est beaucoup moins saisissant, aussi bien pour le personnage que pour le lecteur. On le voit, les procédés visant à minimiser la violence sans la cacher tout à fait sont assez variés, avec parfois un effet ambivalent, puisqu’en suggérant plutôt qu’en montrant frontalement, la scène peut s’en trouver plus choquante.

 

… ou assumer la violence

Certaines adaptations, notamment parmi les plus récentes, font au contraire le choix d’assumer la violence contenue dans le roman, quitte à donner lieu à une débauche d’hémoglobine ou à des cases à l’esthétique « gore » assumée. Interrogé à propos de l’aseptisation généralisée de la violence dans les adaptations du roman, et de ses choix diamétralement opposés, Sébastien Vastra – auteur d’une adaptation en trois tomes avec des personnages animaliers (de 2015 à 2021) – déclarait en 2019 :

 

Oui, la violence est présente, voire indispensable au genre. C’est aussi la violence de la vie que Jim découvre dans son voyage, son apprentissage. Dans la grande majorité des adaptations connues, la violence est édulcorée, faute aux éditeurs français d’avoir ciblé un public jeunesse et d’avoir résumé L’Île au Trésor à une chasse au trésor. J’avais été plutôt soft sur le tome 1, à part quelques termes grossiers et quelques coups de sabre. Sur le tome 2, je me suis un peu plus lâché. Mais c’est l’évolution du récit aussi. Depuis le début Silver se tient tranquille, il ronge son frein, a des difficultés à maintenir ses hommes, le voyage a été long. Une fois sur l’île, ils se défoulent, ils lâchent les chevaux, comme si cette arrivée en pleine nature primaire et quasi ''immaculée'' réveillait aussi les instincts primaires de ces ''animaux''. Donc oui, il y a violence et je la montre, j’aime bien aussi l’idée de mettre quelques ''cartes postales'' marquantes (mais pas trop, il n’y a rien de choquant non plus) dans les yeux des jeunes lecteurs d’une dizaine d’années, qu’ils restent avec ces images en tête (bon là, je suis naïf, avec tout ce qu’ils voient aujourd’hui…)  17.

 

Vastra assume une démarche à l’opposé de ce que nous avons étudié précédemment : au lieu de cacher la violence, de chercher à la minimiser, il la donne à voir à son lecteur de manière parfaitement assumée, en mettant en avant la fidélité à l’esprit du roman. Ces « cartes postales » horrifiques sont présentes dès le début du tome 1, avec le corps de Pew montré après qu’il ait été renversé par les cavaliers : on le voit écrasé sur un rocher les côtes sortant de la peau, comme une charogne (un comble, étant donné que Vastra lui a donné les traits d’un vautour). Quant au meurtre de Tom et Alan, contrairement à beaucoup d’adaptations qui ne les donnaient pas à voir – soit que la scène ait été supprimée, soit que Jim découvre les corps après coup – Vastra met en scène les deux mises à mort, alors même que dans le roman, celui d’Alan a lieu hors-champ. Et rien n’est fait pour rendre ces scènes moins choquantes, au contraire : des mains sont coupées, des corps sont transpercés, le sang coule à flots. La même scène à l’écran donnerait certainement lieu à une restriction d’âge.

 

D’autres adaptations n’hésitent pas à faire jaillir le sang. C’est le cas de celle de Michel Faure et François Corteggiani (1991), qui va parfois plus loin que le texte. Ainsi, la mise en scène de Billy Bones mort est impressionnante, avec un gros plan sur un visage douloureux et sanguinolent, alors même que le texte de Stevenson était plus sobre : « Mais au même instant il tituba, porta la main à sa gorge, vacilla encore un instant avant de s’écrouler, face contre terre, dans un râle étrange 18. » Chez Stevenson, le pirate tombe face au sol (même s’il se contredit quelques pages plus loin, où il précise que Bones repose « sur le dos 19 »), ce qui doit justement empêcher la vision pénible du visage du mort. Au contraire, Michel Faure nous donne la laideur de la mort à contempler en gros plan. À d’autres occasions, comme le meurtre de Tom ou le coup de feu sur Hands, Faure n’hésite pas à faire jaillir le sang, même si dans ces deux cas, le visage du mis à mort n’est pas montré.

 

Mario Gully et Roy Thomas, pour leur version chez Marvel, prennent encore moins de pincettes, et le sang coule au moindre prétexte : bagarre entre Chien Noir et Bones, meurtre de Tom, blessure à la tête de Gray en échappant aux pirates, Jim arrachant le poignard qui le retient au mât. Gully n’hésite pas non plus à représenter des personnages dans des mares de sang, comme les deux pirates que Jim découvre lorsqu’il se glisse à bord de l’Hispaniola, ou Pew. On notera également le gros plan sur la bassine pleine de sang suite à la saignée de Bones, qui semble dénoter une certaine obsession de la part des deux auteurs. Dans cette version, le sang n’est pas quelque chose que l’on cache, contrairement aux adaptations où les personnages s’écroulent sans effusion ; au contraire, il est un élément graphique et narratif à part entière.

 

Parfois aussi, la violence est moins spectaculaire, mais n’en a pas moins de portée. C’est le cas dans la relecture contemporaine de L’Île au trésor par Stassen et Venayre. Comme nous l’avons déjà dit, mettre en évidence la violence contenue dans le roman et trop souvent atténuée dans les passages à l’image était primordial pour les deux auteurs :

 

C’est un des objectifs poursuivis par cette adaptation : montrer que l’île créée par Stevenson n’est pas un lieu rêvé mais un lieu funeste, que l’histoire que le romancier voulait raconter est une histoire violente, jusqu’au meurtre qu’est obligé d’accomplir le jeune héros pour devenir un adulte  20.

 

Dans cette version, la couverture annonce la couleur : ici, pas de scène navale ou de paysage exotique ; mais une petite fille noire (Jacquot, qui joue le rôle de Jim dans cette transposition) près d’un corps recouvert d’un drap blanc. Comme chez Stevenson, la mort entoure l’héroïne dès les premières pages du livre, comme elle le confie plus tard à Ben : « Avant-hier j’ai enterré mon père et tout à l’heure j’ai vu un homme se faire tuer. Je n’ai plus confiance. » Ce à quoi l’énigmatique personnage lui répond : « La mort est dans la vie, petite fille. Elle n’est pas son contraire 21. » La mort ne doit pas être cachée, elle fait partie de la vie et participe de la construction des jeunes héros. Dans cette version, il y a des morts violentes, mais aussi une forme de violence plus pernicieuse. En effet, la violence brute des pirates est devenue violence du capitalisme et des malversations politiques et financières : Silver et ses hommes ne sont plus des parias en marge de la société, mais gravitent dans la nébuleuse d’un parti politique aux financements occultes. Une violence plus contemporaine, en somme.

 

Conclusion : quel juste milieu ?

Dans le but évident de ne pas choquer les jeunes lecteurs (ou plutôt les prescripteurs de livres, parents ou éducateurs), certaines adaptations mettent sous le tapis une violence pourtant explicitement présente dans le roman, ce qui apparaît rapidement comme un contresens : L’Île au trésor n’est pas le simple récit d’une chasse au trésor sans conséquences. D’autres versions, au contraire, tombent dans une surenchère d’hémoglobine qui peut sembler excessive par rapport au roman. Chez Stevenson, la violence est décrite de manière précise et objective, comme on le voit dans la scène du meurtre de Tom :

 

Poussant un cri de rage, John s’agrippa à une branche d’arbre, fit glisser la béquille de sous son aisselle et lança cet insolite projectile dans la direction du malheureux Tom. La pointe en avant, elle le frappa au milieu du dos, juste entre les omoplates, avec une violence incroyable. Il leva les bras avant de s’écrouler à terre, en poussant une sorte de râle.

Nul ne saura jamais s’il était grièvement blessé ou pas. Selon toute vraisemblance, à en juger par le choc, le coup avait dû lui rompre le dos. Mais Silver ne lui laissa pas le temps de se remettre. Pourtant privé de sa béquille, il bondit comme un singe, et par deux fois, plongea la lame de son couteau dans ce corps sans défense. Depuis ma cachette, je l’entendis haleter en portant ses coups  22.

 

La description de la scène relève à la fois de la précision clinique, mais également de la perception subjective (modalisateurs, comparaisons, vocabulaire des sensations...) qui nous rappelle que tout est vu à travers le regard du narrateur adolescent. L’image que se crée le lecteur est suffisamment forte pour que le narrateur n'ait pas besoin de préciser si le sang gicle. Toute la difficulté de la mise en scène d’un tel passage consiste à trouver un équilibre entre ce qui peut être montré et ce qui doit être juste évoqué. Entre les adaptations qui choisissent de tout cacher, et celles qui exposent le sang et la violence de manière outrancière, d’autres semblent chercher un compromis, en suggérant plus qu’en montrant, et en se focalisant sur les réactions de Jim pour dire l’horreur de la scène. La question concerne également le public visé : celles explicitement destinées aux enfants ont tendance à édulcorer le roman. Les plus sanglantes s’adressent de toute évidence à un public plus adulte : c’est le cas de l’adaptation des Américains Gully et Thomas, dont la pagination importante semble la destiner à un lectorat plus âgé, ou à la transposition de Venayre et Stassen, qui s’adresse à un lectorat à même de comprendre l’intrigue politique et financière qui a remplacé la grande aventure. Quant à Sébastien Vastra, il juge que son adaptation peut être lue aussi bien par un public d’adultes que d’enfants, considérant que ces derniers sont certainement exposés à des représentations de la violence bien plus choquantes. On remarque également une évolution dans la représentation de la violence, les adaptations les plus anciennes ayant tendance à moins la représenter, tandis que les plus récentes, encouragées certainement par une application des lois de censure moins rigoureuse, ont tendance à être plus décomplexées dans le traitement des scènes violentes. Notons cependant que si la violence physique est de plus en plus représentée, la violence psychologique ne bénéficie pas du même traitement : en effet, nombreuses sont les adaptations qui cherchent à atténuer la cruauté des gentlemen envers Silver ou envers les pirates, ou qui représentent la mère de Jim comme une mère aimante, qui pleure au moment du départ de son fils (chez Sébastien Vastra par exemple). Il semblerait finalement que le sang et la mort ne soient pas la forme de violence la plus dérangeante.

 

  1. Robert-Louis Stevenson, L’Île au trésor, trad. Marc Porée, Œuvres I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001 [1883].
  2. Ibid.
  3. Matthieu Letourneux, « Le Roman d’aventures, un récit de frontières », p. 34-51, in Isabelle Nieres-Chevrel (dir.), Littérature de jeunesse, incertaines frontières : colloque de Cerisy, Paris, Gallimard, 2005, p. 37.
  4. Jean-Pierre Naugrette, Robert Louis Stevenson : L’aventure et son double, Paris, Presses de l’ENS, 1987, p. 128.
  5. Jean-Philippe Stassen & Sylvain Venayre, « L’Île au trésor, une humble remontrance », Futuropolis, 01/03/ 2012, http://www.futuropolis.fr/l’ile-au-tresor-une-humble-remontrance
  6. Mazan, cité par Gérald Gorridge, Créer une BD pour les Nuls, Paris, First-Gründ Editions, 2010, p. 330.
  7. Robert-Louis Stevenson, lettre à W. E. Henley, 25 août 1881, Lettres du vagabond, Correspondance Tome 1, Paris, NiL éditions, 1994.
  8. Thierry Crépin & Thierry Groensteen (dir.), « On tue à chaque page ! », La Loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Paris, Éditions du temps, Angoulême, Musée de la bande dessinée, 1999.
  9. Comics code américain, Instructions générales, Paragraphe B 2, cité par Michel Pierre La Bande dessinée, Paris, Larousse, coll. « Idéologies et société », 1976.
  10. Nino, L’Île au trésor, Paris, M.C.L., 1976, p. 12.
  11. Robert-Louis Stevenson, L’Île au trésor, op. cit., p. 496.
  12. Teresa Radice & Stefano Turconi, L’Isola del Tesoro, Firenze, Panini Comics, 2014, p. 10.
  13. Teresa Radice & Stefano Turconi, L’Île au trésor, Grenoble, Glénat, 2019, p. 5.
  14. Chiqui de La Fuente & Carlos R. Soria, L’Île au trésor, Paris, Larousse, 1982, p. 24.
  15. Alex A. Blum, L’île au trésor, Mondial aventures, « Les plus grands auteurs d'aventure du monde », Société Parisienne d’Édition, 01/1954 [1949 Classics Illustrated], p. 17.
  16. Gérald Gorridge, Créer une BD pour les Nuls, op. cit, p. 168.
  17. Sébastien Vastra, entretien à propos du tome 2 de Jim Hawkins, réalisé par mail le 23/05/2019.
  18. Robert-Louis Stevenson, L’Île au trésor, op. cit., p. 509.
  19. Id.,. p. 512.
  20. Sylvain Venayre, « Stevenson, ce destructeur de frontières », interviewé par Laurent Gianati, BDGgest, 16/02/2012, http://www.bdgest.com/news-707-BD-Stevenson-ce-destructeur-de-frontieres.html
  21. Jean-Philippe Stassen & Sylvain Venayre, L’Île au trésor, Paris, Futuropolis, 2012, p. 43.
  22. Robert-Louis Stevenson, L’Île au trésor, op. cit., p. 566.