La violence dans le conte ostérien contemporain et son exploitation en psychologie scolaire

La violence dans le conte ostérien contemporain et son exploitation en psychologie scolaire

Par CHARPIOT Christophe

Bûcheron scié, lèvres quittant leur visage, cochon transgénique menaçant de manger d’innocents louveteaux ; les œuvres pour la jeunesse de Christian Oster regorgent de motifs violents à l’instar des diégèses décapantes du courant caractérisant le détournement parodique de contes traditionnels inauguré 1 par Dumas et Moissard dans leurs Contes à l’envers 2 puis filés par Roald Dahl avec ses fameuses Revolting Rhymes 3 Le Petit Chaperon rouge manie aussi bien le couteau que le revolver ! Si un tel déferlement de violence interpelle légitimement parents et enseignants au point que certains puissent être tentés de les écarter au profit de récits édulcorés au nom d’un principe de précaution littéraire, les élèves, notamment ceux éprouvant mal-être et inconfort à l’école, n’y trouvent-ils pas au contraire matière à mettre un peu d’ordre dans le chaos qui anime leur monde interne ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’à bien des égard notre culture occidentale contemporaine peut être séduite par « l’innocence 4 » qui caractérise certaines productions pour la jeunesse bien sous tous rapports, nettoyées des scories du politiquement et de l’écologiquement incorrects.

Or, l’enquête originale menée par Renaud Hétier 5 il y a une vingtaine d’années confirme que les adultes, passant les histoires destinées à la jeunesse au crible de leurs propres critères du moralement convenable et acceptable, constituent paradoxalement l’obstacle majeur à une réponse éducative porteuse, les enfants, eux, accédant davantage aux valeurs filigranées du conte qui autorisent justement une symbolisation de la violence. C’est en tout cas une hypothèse qui avait été faite sienne par Marthe Robert quand elle avance que « [l]’instinct populaire ne s’y est pas trompé : en dépit des objections de la morale ou de la pédagogie, le conte, avec ses inventions joyeusement terrifiantes et sanglantes, revient doublement de droit aux enfants 6 ». « Je pense que les enfants ne détestent pas un peu de noirceur dans les contes 7 » confie même Helen Oxenbury, illustratrice d’une adaptation récente du conte Le Petit Chaperon rouge, comme pour justifier l’illustration de la clausule montrant un loup pansu à souhait et assumer par la même occasion le fait que certaines histoires puissent ne pas connaitre de dénouement heureux. C’est sous les auspices de ces préceptes que nous verrons tout d’abord en quoi le motif de la violence peut faire office de trait d’union entre le conte pour adultes et le conte pour enfant, avec un corpus limité à l’oeuvre de Christian Oster pour ce qui est des contes pour la jeunesse. Nous sélectionnerons ensuite l’un de ceux-ci pour en proposer une analyse avant de nous attacher à voir comment nous l’avons concrètement exploité à l’école dans le cadre d’un suivi psychologique 8 individuel avec un élève de dix ans décrit comme « violent », et que nous appellerons Adil 9.

Nous partirons du postulat selon lequel le conte est un objet culturel idoine pour favoriser le processus d’intégration d’un rapport symbolique à la violence. Il s’agira d’utiliser la fonction d’appât du conte théorisée par G. Raguenet 10 pour proposer un modèle résolutoire original des conflits psychiques de l’élève en proie à une désorganisation interne (S. Boimare 11). Nous développerons ainsi l’idée selon laquelle le recours au conte peut offrir un levier de médiation thérapeutique porteur. Notre vignette clinique 12 permettra de voir comment le psychologue en milieu scolaire exploite la matière du conte par le biais d’un dispositif de contage et surtout comment l’enfant se saisit de cette médiation pour advenir en tant que sujet par l’identification des affects qui le traversent. La situation retenue évoque un élève de CM2 au tableau évocateur de haut potentiel en proie à un comportement éruptif à l’école. Sa mère, qui l’élève seule, relaye une plainte selon laquelle son enfant a du mal à respecter le cadre, répond à ses enseignantes et a une attitude provocatrice.

 

1. La violence dans le conte en général et dans le conte ostérien en particulier

Nul besoin d’avoir recours à un corpus très exhaustif pour faire le constat que, de la tradition orale originelle à leur version livresque, des phénomènes de violence innervent le genre du conte de part en part. Ceux-ci sont souvent le fait de personnages-types effrayants (pensons à l’ogre des contes de fées avide de chair fraîche, comme dans Le Petit Poucet) et/ou monstrueux quant à leurs intentions (La Barbe Bleue égorgeant une par une ses femmes bravant l’interdit du cabinet secret, pour rester chez Perrault). Près de deux cents ans plus tard, la transparence du titre des Contes cruels 13 de Villiers de l’Isle Adam n’est pas sans indiquer que la violence trouve un terrain privilégié d’expression dans le récit court, avec des nouvelles toutes plus terribles les unes que les autres renouvelant le topos de la cruauté en littérature en inventant, dans la continuité des Histoires extraordinaires 14, une nouvelle manière de glacer le lecteur en sacrifiant au registre fantastique, alors très en vogue. Sans avoir recours au surnaturel, Les contes du jour et de la nuit 15 de Maupassant ne brillent pas non plus par leur innocence avec leur lot de pendaisons, de parricides, de paysans cruels et vénaux, de bourgeois couards et mesquins.

Mais la violence est parfois présente dans les objets sémiotiques là où le lecteur ne l’attend pas. La poétique buzzatienne joue à merveille sur ce double registre de l’horizon d’attente semi-dévoilé. Songeons ainsi aux Contes de Noël 16 de Dino Buzzati convoquant au premier abord l’imaginaire de la magie de Noël 17, avec ses connotations de générosité, de chaleur humaine et de retrouvailles avant que la découverte d’un conte en particulier à l’intérieur du corpus barre le sentiment de joie initié préalablement chez un lecteur prédisposé à épouser la féérie auréolant la fête de la Nativité. La titrologie oxymorique Atroce Noël 18 est on ne peut plus transparente pour conférer une dimension encore plus insupportable à la violence inhérente à un crash d’avion la veille du réveillon. L’auteur italien dont on perçoit la griffe journalistique propre au chroniqueur du Corriere della Sera quarante ans durant use d’un effet de contexte pour accroître d’autant la charge émotionnelle inhérente à ce drame dont la « cruauté, caractéristique de presque toutes les catastrophes aériennes, a été encore plus intense pour les vingt et un du DC-3, justement à cause de Noël 19 ». La poétique buzzatienne fait ainsi de Noël une fête en larme 20.

Plus proche de nous, les contes pour la jeunesse de Christian Oster abondent en situations violentes, que ce soit dans la collection « Neuf » voire « Mouche » de L’école des loisirs. En dépit de (ou plutôt grâce à) cette profusion de scènes d’une rare violence, force est de constater que ces histoires plaisent aux enfants. Elles leur plaisent car elles leur font vivre de grandes émotions, au premier rang desquelles figurent la peur mais aussi la surprise et l’étonnement nés du détournement stylistique à partir duquel celle-ci a été parodiée. Pour ne prendre que quelques exemples choisis, dans Le chevalier et l’infirmière 21, la malheureuse soignante se trouve amputée d’une main, Le bucheron scié 22 voit son corps coupé en deux et les lèvres héroïnes de Les lèvres et la tortue 23 ne sont autres que les lèvres ayant quitté la bouche de leur prince hôte après qu’une sorcière déguisée en princesse les lui eut arrachées d’un violent « coup de dents 24 » à l’occasion d’un baiser piégé ! Lire Oster, c’est en somme rejoindre le psychanalyste Bernard Chouvier pour qui « le conte fait montre d’une violence brute 25 » en activant de possibles « fantasmes de morcellement 26 ».

Écrivain de son temps (né en 1949), Oster intègre aussi les préoccupations liées à la crise écologique et à la violence inhérente au dérèglement climatique. Dans le conte Trop chaud ! 27, les toutes premières paroles d’un poussin marchant avec sa mère en pleine chaleur vers un plan d’eau sont ainsi empreintes d’une angoisse profonde à la vue d’un canard assoiffé venant de perdre connaissance sous leurs yeux : « On va tous mourir sur le chemin, Maman ? 28 ».

Il existe certes tout un pan de la production pour la jeunesse abordant le motif de la violence sous un angle documentaire afin de mettre des mots sur ce phénomène pour l’enrayer dans la vie réelle à titre préventif mais aussi à des fins thérapeutiques. Un ouvrage tel que Ça fait mal la violence 29 pourrait ainsi constituer l’archétype d’un genre qui fait aujourd’hui florès. Or, sans vouloir chercher à causer un quelconque préjudice aux albums des thérapeutes aux titres souvent pléonastiques, nous préférons cependant dans notre démarche avoir recours à des œuvres littéraires vraies écrites par d’authentiques écrivains plutôt que par des médecins utilisant la littérature de jeunesse à des fins de vulgarisation. Notre approche privilégie donc la lecture littéraire à la lecture documentaire, la littérarité à la scientificité. C’est en cohérence avec ce principe que nous avons opté, dans l’étude de cas qui nous intéresse, pour un conte ostérien, L’abominable histoire de la poule 30, lequel dénote au sein du foisonnant corpus de l’auteur de par l’accent mis sur un type de violence aussi insidieux que redoutablement efficace : la violence psychologique.

 

2. Analyse des rouages de la violence psychologique dans L’abominable histoire de la poule

Ce conte met en scène un personnage-animal récurrent 31 dans le corpus ostérien : une poule, prénommée Maud. Celle-ci n’est cependant pas comme les autres. Elle se singularise par le fait qu’elle réfléchit beaucoup, se pose des questions sur les effets et les causes, comme par exemple l’antériorité de la poule ou de l’œuf, plongeant ainsi d’emblée la diégèse dans un registre presque philosophique. Mais d’intellectuelle, elle va endosser peu à peu, selon une gradation subreptice, le rôle d’une criminelle sous couverture. Ses amis du poulailler ignorent en effet qu’elle fait mine de se rapprocher d’eux, de les aider en leur rendant divers services, pour mieux paraître innocente à leurs yeux et couvrir ses méfaits, à savoir le fait qu’elle partage avec le fermier le secret de savoir qui sera le prochain animal à être abattu pour sa chair. Dans leur chronique, Mathilde et Éric Barjolle insistent sur le double jeu terrifiant joué par le personnage de la poule et son rôle clé dans le déroulement de la sombre machination en ce qu’elle « piège les autres animaux de la ferme et se révèle être finalement celle qui collabore avec le bourreau puisqu’elle aide le fermier à les exterminer un à un sans jamais les prévenir 32 ». L’horrification du lecteur se trouve d’autant plus exacerbée qu’il s’attendait à ce que cette poule soit plutôt une victime d’après l’horizon de lecture proposé par le titre et l’imaginaire populaire voulant que la poule endosse la position basse d’une simple proie. Or c’est tout l’inverse, et c’est ce renversement et ce décalage entre le prévu et le lu qui devient un stimulus de l’émotion.

L’abominable histoire de la poule est par voie de conséquence l’histoire de son abominable secret. On retrouve cet adjectif à forte connotation négative dans la traduction des écrits d’Alice Miller, notamment quand elle parle du « père d’un analysant qui, [ayant] eu lui-même une enfance très dure, sans jamais en avoir parlé, torturait d’une manière abominable son fils, en qui il se retrouvait 33 ». L’anecdote devient savoureuse quand on apprend que le père en question était pédagogue et qu’il justifiait les mauvais traitements infligés à son fils dans le but d’en faire un homme. Dans sa forme adverbiale, cet adjectif sera également employé dans une traduction de Lucrèce pour fustiger avec force une religion qui commande des sacrifices aussi atroces que celui ayant « souillé abominablement l’autel de la vierge Trivia du sang d’Iphigénie 34 ».

Un parallèle peut ensuite être fait entre le personnage ostérien de la poule et le personnage caldéronien de Clarín où, dans La vie est un songe 35, ce dernier est passé maître dans l’art de cultiver le secret, connaissant celui de tous les autres. A l’instar de Clarín, on peut dire que la poule Maud est un clarín, un clairon, un clairon révélateur précisément parce qu’elle se tait à la hauteur de ce qu’elle sait. Ne souhaitant pas être démasquée, désirant un traitement de faveur aux yeux du fermier, elle se dérobe en se désolidarisant des animaux de la ferme, œuvrant de manière souterraine, à leur insu. En jouant double jeu, elle ne souhaite des complications d’aucune sorte, ni d’un côté, ni de l’autre. Par son brillant subterfuge et ses qualités d’agent double (qui sont aussi des vices), elle réussit le tour de force d’être à la fois la pseudo-confidente des autres animaux, cultivant une image d’animal serviable, tout en s’octroyant la confiance de celui qui va leur ôter la vie. Main tendue aux yeux de ses congénères, elle est machiavéliquement la main qui pointe et apporte au fermier sur un plateau la prochaine victime désignée. S’il y a un bourreau dans cette histoire, n’est-ce finalement pas plus elle que le bourreau lui-même ?

 

Du point de vue de l’analyse, on pourrait s’aventurer à penser que d’une part la racine de la violence résiderait moins dans la différence de statut entre la poule et les autres animaux de la ferme que dans leur égalité de condition, d’autre part qu’elle est aussi à la source de la fiction comme le souligne Bandera en avançant que « l’origine de la violence, c’est-à-dire le désir mimétique, est aussi l’origine de la fiction littéraire 36 ». L’hypothèse retenue ici renvoie automatiquement à la théorie girardienne du désir : « Le médiateur suggère le désir ; il désigne un objet comme désirable en le désirant lui-même. Médiateur et sujet vont donc désirer un seul et même objet. Ceci fait du désir mimétique une source non pas accidentelle mais nécessaire de rivalités 37 ».

 

La poule et les autres animaux de la ferme cherchent à rester en vie tandis qu’une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de leur tête. En se mettant dans les petits papiers du fermier, en devenant médiatrice de mort, non seulement la poule gagne la satisfaction d’être une élue mais se prémunit par la même occasion de mourir prématurément. En jouissant du privilège de souffler au maître des lieux qui sera le prochain animal sur la liste, elle s’extrait du même coup de la cohorte des victimes désignées. L’abominable histoire de la poule incarne ainsi un procédé exactement inverse à celui à l’œuvre dans La liste de Schindler 38. La poule, en choisissant une par une les futures proies remises au fermier pour être mangées, non seulement s’inscrit en faux par rapport aux représentions de cet animal dépeint sous les traits d’un personnage vulnérable véhiculé dans la littérature traditionnelle (cf. Le Roman de Renart) mais elle figure ici un personnage anti-schindlerien par excellence, Schindler, rappelons-le, étant ce riche industriel allemand utilisant ses accointances avec des officiers SS (moyennant force pots-de-vin) pour faire travailler préférentiellement des juifs dans ses propres usines, leur permettant ainsi d’échapper à une extermination certaine. Cette poule en apparence si innocente se révèle être un monstre d’égoïsme en ce qu’elle use de sa ligne directe avec le fermier pour pousser les autres plutôt qu’elle à une mort certaine. Cette mimésis est conflictuelle, chaque animal désirant le même objet : la vie. La logique implacable du désir mimétique tend à exacerber les rivalités au sein du poulailler et de la basse-cour. La poule sait que ce n’est qu’en se différenciant du « même » qu’elle a une chance de s’en sortir. Et elle joue par conséquent son va-tout à fond en devenant elle-même une tortionnaire déguisée en émissaire à plumes, celle qui mène indirectement ses suppliciées à l’abattage.

 

3.Un enfant en difficulté de comportement à l’école peut-il tirer profit d’un suivi psychologique axé sur la littérature de jeunesse ?

3.1 Les enjeux psychiques et philosophiques d’une telle médiation

L’objectif avec Adil ne sera pas de verser dans le pédagogisme, de lui demander d’infléchir son comportement, d’être un élève sage et discipliné, bref de lui tenir un discours moralisateur qui a peu de chance d’avoir prise sur lui. Tout l’enjeu du suivi psychologique proposé par nos soins consistera à ouvrir un espace de réflexion et de parole libre pour mettre des mots sur ce qui fait nœud dans sa vie d’enfant et qui se répercute par ricochet sur son métier d’élève. La médiation par la littérature de jeunesse, le détour par le conte en tant qu’œuvre artistique sera l’entrée privilégiée pour favoriser le travail de distanciation et de symbolisation autour de son histoire de vie scolaire et de son histoire de vie tout court. L’idée d’utiliser la fiction en générale, et le conte en particulier, à des fins thérapeutiques n’est pas nouvelle. L’équipe de psychanalystes de rénom réunie autour de René Kaës a notamment fourni un important travail théorique dans les années 80 sur la médiation du conte dans la vie psychique 39, c’est-à-dire le profit thérapeutique qu’il y a à proposer des ateliers contes ou bien une approche centrée sur des médiations de ce type pour faire élaborer des sujets autour des problématiques qui les enserrent.

La littérature, quand elle est bien choisie et bien exploitée, c’est-à-dire dans un certain cadre et avec des personnes formées à son usage éclairé 40, peut chemin faisant aider le sujet, sinon à guérir, du moins à cheminer positivement en apprenant à mieux se connaître, à découvrir des vérités sur lui-même, son propre fonctionnement, sa façon d’être au monde en lien avec les autres.

Bien évidemment, le principe subversif à l’œuvre sous-tendant une telle démarche (utiliser la violence sémiotique inhérente au récit pour fixer sa propre violence intérieure) peut être sujette à caution d’un point de vue philosophique. Il y a ainsi fort à parier que Platon, qui se méfiait des poètes comme de la peste parce qu’il estimait que la poésie était détentrice d’un pouvoir fabuleux capable d’ébranler les fondements les plus solides de l’édifice social, n’eût pas été un grand thuriféraire de notre démarche. Selon lui, il était inconcevable de présenter une arme aussi redoutable entre les mains de néophytes susceptibles de dynamiter la fragile balance sociétale et de faire voler en éclat l’ordre civilisationnel. Cette idée d’une littérature dangereuse à ne pas mettre entre toutes les mains apparaît clairement dans La République quand Socrate évoque les histoires poétiques de dieux rapportées par Hésiode et qu’il ne faudrait pas « raconter si légèrement à des êtres dépourvus de raison et à des enfants, mais qu’il faudrait mieux les ensevelir dans le silence 41 ». La mimésis poétique tant décriée par Platon du fait de l’insidieux pouvoir qu’elle recèle de désorbiter l’homme, de le détourner de sa rectitude morale et de pervertir la jeunesse, sera celle-là même qui sera valorisée par Aristote, voyant en elle un vecteur éducatif à nul autre pareil sous les traits d’une caractéristique innocente « naturelle à l’homme depuis l’enfance 42 », grâce à laquelle il apprend, se cultive et s’émancipe. Si pour Platon, l’art est une forme de soleil dont il faut se garder de trop s’approcher, notre approche en matière de médiation bibliothérapeutique s’inscrit aux antipodes de cette conception d’une littérature potentiellement nocive. Non seulement la littérature pour la jeunesse ne sous semble pas néfaste, mais bien au contraire le psychopédagogue pourra piocher à l’envi dans celle-ci, exploiter sa violence intrinsèque et exposer, grâce au dispositif du contage, des sujets en état de vulnérabilité à sa triple portée, consciente, pré-consciente et inconsciente, pour étoffer leur monde interne. Dit autrement, des albums aux diégèses lisses tels que des Martine n’auront pas une place de choix dans notre corpus, bien que les illustrations desdits albums soient magnifiques avec leur effet papier glacé. Si nous recherchons du sang et des larmes dans les récits pour la jeunesse, ce n’est pas dans l’intention de faire peur ou de mettre à mal des sujets en construction. C’est simplement que la violence est consubtantielle à la vie et que, habilement mise en scène sous la plume d’un écrivain, celle-ci devient mentalisable car elle s’est faite histoire, car elle s’est faite sens. Et c’est là un point crucial, la violence des contes, des mythes ou des légendes, étançonnée par le langage offre des possibilités de représentation mentale permettant de la mettre à distance pour pouvoir mieux l’apprivoiser et la dompter, à la différence des images violentes véhiculées par un mésusage des écrans et qui s’inscrutent au plus profond du psychisme, générant des troubles parfois importants chez des sujets jeunes, voire parfois très jeunes, et qui les subissent de plein fouet sans possibilité d’amortir leurs effets délétères.

Sur le plan de la morphologie du conte, le décès de la poule à la fin de l’histoire apparaît comme un épiphénomène alors qu’elle en a été le personnage principal, l’acteur clé. Cette poule disparait donc, au même titre que d’autres animaux ont disparu auparavant. La principale différence est qu’elle meurt d’une mort « honnête », naturelle. Cette disparition passe même presque inaperçue et ne semble pas changer le cours de la vie au sein du monde de la ferme. Une interprétation facile pourrait laisser penser que la poule, par sa mort, expie son forfait. Ce que ce conte montre avec cette mort quasi imperceptible du point de vue de la logique du récit au point de passer pour un non-évènement, c’est que finalement « la structure de la paix est identique à celle de la violence 43 ». Que la poule soit là ou pas, le fermier va continuer de perpétrer ses abattages aléatoires, qu’il y ait ou non un animal à ses côtés pour « l’aider » dans sa prise de décisions et son entreprise. La seule différence est que dorénavant, le fermier ne pouvant plus compter sur les diversions de la poule Maud, il devra tuer les bêtes « normalement 44 ». Est-ce à dire avec plus de violence ? Vaut-il mieux voir la mort en face en ayant conscience de sa propre fin ou bien mourir en douceur, tranquillement, en ayant fait l’objet d’une instrumentalisation savamment orchestrée ? Dans L’abominable histoire de la poule, les limites du bien et du mal apparaissent ainsi poreuses, ce conte aux allures de fable offrant une portée morale moins dichotomique qu’il n’en a l’air.

 

L’art n’est ni inférieur ni égal à la morale et à la vérité, il est la synthèse de la vie civilisée, la seule synthèse dans laquelle les lois générales de cette vie accèdent à leur sens véridique. L’art n’est ni bon ni mauvais, il est une claire vision de la nature du bon et du mauvais. Toute tentative de l’aligner sur la morale…finit par être intolérablement vulgaire… L’art n’est ni vrai ni faux, il est une claire vision de la nature du vrai et du faux 45

 

L’auteur, en donnant vie à des animaux voués à être consommés par l’homme, en nous faisant partager leur quotidien et en parvenant à nous les rendre sympathiques à travers leurs excès, leurs défauts mais aussi leur vulnérabibilité, n’ouvre-t-il pas la porte battante d’une réflexion de nature éthique sur le bien-être animal ? Adil, l’enfant de dix ans que nous avons reçu en séance, ne s’y est pas trompé en voyant clair dans le jeu de la poule, disant que « les autres animaux sont manipulés ». En quoi le contenu de cette fiction a-t-il pu faire écho à ses propres contenus psychiques, à sa propre violence intérieure ? En quoi cette médiation par la littérature de jeunesse a-t-elle pu servir d’embrayeur pour initier et faire fructifier un travail d’élaboration reposant sur une symbolisation de la violence ? C’est ce que nous proposons de voir dans le prochain développement.

 

3.2. La médiation par la littérature jeunesse avec un élève étiqueté comme « violent » : un cas d’école 

Adil est en butte à une double situation de violence. Une violence scolaire tout d’abord car cet élève de cycle 3 subit de plein fouet le mur d’incompréhension qui s’est dressé entre lui et sa deuxième enseignante, une jeune débutante, enferrée dans une position dogmatique et ne parvenant pas, à l’inverse de la professeure titulaire, à mettre en avant ses réussites, insistant plutôt sur le négatif, son attitude perturbatrice et les manquements aux règles. Situation courante, voire banale, quand on sait que seuls 58,3% 46 des enseignants débutants français estiment parvenir à calmer un élève bruyant ou perturbateur (ce chiffre monte à 86,8% en Chine…).

La violence scolaire ne date cependant pas d’aujourd’hui : elle est aussi ancienne que l’École. L’incipit de Madame Bovary croque déjà le décor d’une classe intimidante dans laquelle fait irruption un nouvel élève ne pouvant que baragouiner son nom, Charbovary, une maladresse qui sert de catalyse à un embrasement moqueur généralisé réprimé par le professeur excédé grâce à une punition collective doublé d’un exercice de copie humiliant pour la cible des huées. Les violences scolaires traversent le temps. Hier comme aujourd’hui, elles sont protéiformes et les manœuvres d’intimidation, souvent rangées sous le terme générique de « harcèlement », n’en sont qu’une facette. Lorsque nous sommes sollicités conjointement par l’équipe pédagogique et la mère de l’enfant, l’ensemble des documents qui nous sont transmis ont le même dénominateur commun : celui du champ lexical de la violence et de la colère (« très violent », « bagarres », « coups portés », « souvent dans l’opposition » peut-on lire sur la demande d’aide RASED 47). Ces éléments contrastent avec d’autres aspects, plus mélioratifs : « très bon niveau de culture générale », « interventions souvent pertinentes à l’oral »... Il n’en demeure pas moins que l’acception du terme violence mériterait d’être précisée. Il n’est pas évident qu’un enfant bagarreur soit nécessairement « violent ». Un enfant qui vole une friandise est-il pour autant un « voleur » ? Selon Jacques Pain, la violence est avant tout relation :

 

Situer la violence pour nous est une chose simple. La violence est intrinsèquement liée à la relation sociale. Elle fait partie du jeu dramatique humain, elle est d’ailleurs omniprésente dans l’histoire humaine depuis le départ. Ce n’est pas métaphysique, ce n’est pas génétique, mais il est vrai que la relation humaine est ambivalente et par conséquent naturellement aussi violente qu’elle est parfois pacifiste 48.

 

L’exagération et l’amalgame que l’on peut retrouver dans la bouche de certains professeurs n’épargne pas non plus certains professionnels de santé qui voient dans l’acception du terme « violence » un hyperonyme bien pratique pour éviter des détours par des termes plus précis, impliquant une analyse plus fine, moins générale et moins stigmatisante, telle cette neuropsychologue qui exhorte les partenaires de l’école, dans les conclusions de son compte rendu, à « accompagner Adil dans la recherche de solutions plus adaptées que la violence ». Pour ce faire, elle propose l’instauration d’un programme de suivi de comportement avec « feedback de l’adulte chaque semaine »... Il s’agira pour nous de tenter de dépasser cette vision béhavioriste, centrée sur le comportement observable, par une écoute de la réalité interne du sujet, de ce qui l’anime intérieurement en même temps de ce qui le déboussole par la recherche d’un bon accordage. L’expression « bonne relation » est d’ailleurs au cœur de la définition et des ambitions que J-P. Vidit attribue au suivi psychologique, c’est-à-dire un :

 

dispositif qui devrait permettre au sujet en grande souffrance de réexpérimenter souvent de façon inaugurale une “bonne relation” dont son histoire nous apprendra, par la suite, qu’il a été le plus souvent privé ou exclu 49.

 

Dépeint donc comme « violent », Adil n’est-il pas avant tout victime d’un système normatif, peinant à s’adapter à sa singularité, ayant du mal à l’accueillir en tant que sujet désirant être écouté et respecté pour ce qu’il est : un enfant en mal-être en quête d’identification et d’attention ? Comment cette jeune professeure des écoles peut-elle avoir la légitimité d’enseigner et trouver en elle-même des ressources à valoriser quand son institution la qualifie administrativement de « T0 50 » (« t’es zéro ») ?

Peut-on faire grief à cette jeune enseignante en difficulté de ne pas savoir s’y prendre avec Adil ? Le repli dans une posture défensive est en effet souvent le seul moyen dont dispose beaucoup de professionnels mis à mal dans l’exercice de leur fonction pour simplement survivre. Claudine Blanchard-Laville a démontré notamment comment la souffrance psychique professionnelle des enseignants était « une souffrance structurale et vitale 51 » susceptible d’obérer leur capacité à maintenir un holding didactique bien tempéré pour [leurs] élèves 52 ». Ce qui rend l’action éducative difficile, c’est que « l’éthique nous impose de garder un regard empathique malgré le rejet [que l’enfant] peut générer 53 » fait observer le psychiatre Stéphane Brugère. Dans l’espace psychique de la classe, défini comme « le lieu des interactions psychiques avec les élèves et le lieu où les forces de déliaison à l’œuvre dans la situation didactique peuvent se manifester ou être contenues 54 »,

 

(…) l’indifférence menace, quand ce n’est pas l’hostilité ou l’agression, qu’excite ou exaspère le manque d’assurance. Une sorte d’adversité constituante appelle comme un exorcisme. Opération réussie par beaucoup [d’enseignants], heureusement. Néanmoins, pour tant d’autres, elle semble coller à la fonction au point de lui paraître indissociable. Elle est souvent diffuse. Elle est parfois directe. Elle est parfois violente. Elle porte atteinte par la moquerie, l’inertie, l’apostrophe, l’invective, ou la réponse déstabilisante. Elle vient de tel ou tel élève, passé(e) maître dans l’art de chercher les gens, de découvrir leur point faible et d’en jouer 55.

 

Or, plus on s’enferre dans une attitude défensive, plus on distend le lien éducatif, et plus on court le risque que celui-ci, sans autre forme de procès, rompe. Enfermée dans une directivité aux allures de pis-aller pédagogique, prisonnière d’un bras de fer alimentant l’escalade symétrique avec cet élève ayant du mal à trouver sa place à l’école, sans doute qu’un accompagnement vers l’instauration d’une pédagogie institutionnelle, volontiers plus coopérative, aurait été salutaire. Mais la principale difficulté réside alors dans le fait d’accepter de devoir alors revoir parfois de fond en comble ses pratiques pédagogiques sécurisantes pour laisser plus de champ à des espaces de lâcher-prise professoral pour permettre en contrepartie l’émergence du « je », l’éclosion du désir, la circulation de la parole des élèves dans un cadre pensé et co-construit. La pédagogie institutionnelle est celle qui semble le plus à même de répondre aux besoins des EHP comme des autres élèves. Nous touchons-là précisément aux limites de l’action du psychologue en milieu scolaire lorsqu’il engage un suivi avec un élève coupé de son groupe-classe dont il ne peut pas bénéficier de la dynamique nourricière. En revanche, un tel suivi est d’autant plus pertinent, porteur et revêt un champ de validité quand cette dynamique fait défaut et que la communication maître-élève est enrayée.

À la maison, Adil est aussi en proie à une violence intra-familiale, qui se ramifie dans deux directions : une violence inhérente à l’éclatement de la cellule familiale consécutive à la séparation de ses parents doublée d’une violence psychologique se traduisant par le manque de confiance de sa mère vis-à-vis de la véracité de ses propos, qu’elle a tendance à questionner et remettre en cause, ce qu’il vit très mal.

Dans Cahiers d’enfrance 56, le sociologue Pierre Sansot se remémore, non sans une once de nostalgie, l’univers légendaire de l’école de cette IIIe République échue avec ses figures de proue comme le Cancre, le Fayot, le Crack. Enfant, mon instituteur de CM2 appelait les deux élèves têtes de classe du joli mot de « virtuoses ». L’adjectif substantivé « surdoué » a aussi été, il faut le reconnaître, assez en vogue et a connu son heure de gloire. Aujourd’hui, le vocabulaire neuropsychologique a substitué des acronymes pour qualifier une réalité complexe qui avant tenait tout entière dans un mot. Ainsi ne parle-t-on plus de surdoué mais de HPI (haut potentiel intellectuel) ou d’EHP (élève à haut potentiel) voire d’EIP (élève intellectuellement précoce). Si l’on se fie aux données du test psychométrique réalisé en libéral, Adil est un « crack » dans son genre, avec d’excellentes capacités en raisonnement verbal et non verbal.

 

[…] la réussite de certains bons élèves réputés intelligents me scandalisait quand je les trouvais d’une bêtise incontestable dans leur vie quotidienne, dans leurs relations avec leurs camarades, dans la médiocrité de leurs aspirations […] Je notais le scandale inverse. Des garçons sensibles, attentifs, imaginatifs, obtenaient des notes médiocres ou franchement mauvaises 57.

 

A quelle catégorie sansotienne Adil appartient-il ? Je dirais à une troisième catégorie, hybride. Parlant de devenir professeur, il a des aspirations plutôt hautes, et pour ce qui est du tempérament, il est sensible, assurément. Mais ses résultats scolaires ne sont ni excellents ni franchement mauvais. Il fait partie de ce tiers d’élèves HP que Dimitri Afgoustidis 58 ne classe ni dans la réussite scolaire insolente (le deuxième tiers) ni dans l’échec scolaire massif (troisième tiers) mais dans le « ventre mou » de la classe. Et il dérange. Or, les élèves instables et fragiles « auraient besoin d’être contenus dans leurs affects, […] il leur faudrait des médiations leur garantissant une certaine distance avec l’autre 59 » suggèrent B. Robbes et D. Afgoustidis. Notre médiation à visée bibliothérapeutique, en cultivant une confidentielle proximité garante de la recherche d’un rapprochement de soi à soi, entend apprendre à penser et à panser le rapport problématique à autrui.

Le petit corpus de médiation littéraire constitué par mes soins dans le cadre du suivi psychologique s’appuiera d’une part sur un album, d’autre part sur un conte ostérien. Dès les premières pages, je sens Adil absorbé par l’album Rouge comme une tomate 60 qui offre une modulation de différentes formes d’émotions partagées par des produits maraîchers sculptés. Toute la gamme des émotions primaires est ainsi passée en revue ce qui permet des arrêts sur image en cours de lecture pour faire le lien avec ce qu’Adil éprouve à la vue de ces personnages paraissant si vrais dans leurs expressions faciales qu’ils semblent presque dotés d’une âme.

Cette exposition à livre ouvert offre une porte d’entrée pour instaurer un espace de dépôt des ressentis d’Adil liés à son vécu. En préparant la façon d’aborder ce suivi avec cet enfant, je m’étais demandé si Adil, déjà âgé de dix ans, allait être réceptif à cette histoire de fruits décorés et de légumes personnifiés, si ce motif n’était pas trop « enfantin » pour lui et n’allait pas risquer de produire l’effet inverse à celui recherché. Je dois dire que mes craintes ont tôt fait d’être dissipées quand j’ai vu à quel point Adil était attentif et concentré au moment du contage. Poivrons qui font la moue, pommes aux sourires extravagants, oignons tristes… tout le travail artistique mené pour animer le visage de ces banals légumes concourt à leur insuffler la vie et à véritablement les doter d’un supplément d’âme. Cet album est construit de sorte que les adresses directes faites au lecteur sous la forme de questions fonctionnent comme une perche toute trouvée pour moi pour inciter Adil à réagir en fonction de ce qui l’anime intérieurement. Très à l’aise dans le registre langagier, je perçois assez rapidement que la médiation par la littérature jeunesse fonctionne, en ce sens qu’Adil adhère pleinement à l’échange avec moi dans une relation triangulaire avec l’objet livre. Je suis même assez surpris de l’aisance avec laquelle ses défenses cèdent, Adil reconnaissant volontiers être souvent « excessif » dans son comportement, notamment quand il est « poussé à bout ». J’apprécie travailler avec cet enfant ne cherchant pas à se dédouaner en rejetant systématiquement la faute sur les autres, faisant preuve d’une parole sincère. J’apprends ainsi qu’il a un bon ami sur qui compter mais surtout que le lien qu’il entretient avec sa mère est mis à mal par une attitude de défiance réciproque. Celle-ci, aux dires d’Adil, « ne le croit pas toujours » quand il lui exprime des choses.

Lors des séances suivantes, Adil accepte sans difficulté de venir en suivi, et même avec un certain plaisir. Il accepte volontiers le cadre de la relation duelle et présente une attitude adaptée. S’il est d’un abord souriant et détendu, je note toutefois une vague impression de désinvolture que j’évalue à la façon qu’il a de ne pas positionner sa chaise en face de la table mais de trois-quarts face, comme pour éviter une relation frontale, trop engageante ou intimidante. L’entretien clinique confirme le paradoxe d’un enfant ayant une faible appétence pour le scolaire (« je n’ai pas trop envie de venir à l’école, ça dépend des jours ») malgré une curiosité exprimée pour la science, l’histoire-géographie, les mathématiques, et élément intéressant, il rapporte ne pas aimer le français mais en revanche bien aimer la lecture. Les séances se suivent avec une régularité assez métronomique : une fois tous les quinze jours. Quand on commence la lecture du conte L’abominable histoire de la poule, Adil n’hésite pas à poser des questions pour vérifier sa propre compréhension de l’histoire ou bien pour demander la définition de mots inconnus pour lui. C’est par exemple le cas du verbe caqueter. « Caquète, ça veut dire quoi ? » Puis un peu plus loin : « la cane, c’est bien la femelle du canard ? ». La dynamique du conte en randonnée est bien perçue par Adil qui s’exprime avec ses mots à lui, signe qu’il a bien intériorisé le principe diégétique à l’œuvre : « c’est et cetera et cetera… », la poule ayant d’abord rencontré un cochon, puis une cane et enfin un mouton. Découvrant que Maud la poule tire les ficelles du système des personnages et précipite leur fin, il viendra à s’exclamer : « Ah oui, c’est pour ça que y’a abominable dans le titre ».

Cette séance est productive dans le sens où il fait de lui-même un lien avec un ouvrage récemment lu en classe avec ce conte-ci. Il est intéressant de noter que le parallèle intertextuel est fondé sur les difficultés de compréhension potentielles entre générations : « C’est comme dans Le Petit Prince, les grandes personnes n’y comprennent rien ». Puis vient une association faisant le pendant avec son propre rapport aux grandes personnes, et même son propre rapport à sa mère, dont la capacité d’écoute inconditionnelle est remise en cause : « par exemple à midi j’ai vomi et elle m’a limite pas cru ». Où l’on voit que la violence verbale est aussi la violence de l’absence de mots compréhensifs, moelleux. J’entends de ma position la blessure engendrée par la caisse de résonnance de mots coupés au couteau s’abattant comme un couperet. Mais au-delà des mots, le passage par la figuration, le dessin, peut aussi favoriser le jeu des projections, que celles-ci soient temporelles ou identificatoires. Quand il illustre le conte en dessinant la poule Maud tenant un œuf, je le félicite sur la qualité de son dessin et lui demande à tout hasard s’il ne se verrait pas devenir dessinateur plus tard. « Oh non, plutôt infirmier, mais y’a beaucoup de trucs à faire » avant de me confier que le métier d’enseignant pourrait éventuellement l’intéresser à l’exception cependant de professeur d’histoire, trop risqué à ses yeux : « Samuel Paty, on a vu ce qu’il lui est arrivé pour avoir montré des photos de Jésus nu », Adil opterait plutôt pour « professeur d’ULIS 61 car y’a moins de choses à savoir » avant de signer un collage au principe de réalité : « À la fin du mois, il nous reste soixante-quatorze euros. Prof, ça paye mieux qu’ATSEM ».

Ces deux facettes de la poule, à la fois proche des animaux de la ferme pour mieux les amadouer et capable de fomenter dans leur dos un projet macabre, semble faire inconsciemment écho à la personnalité d’Adil et à son rapport ambivalent à lui-même, à l’école, à l’avenir. Ainsi, sans peut-être trop maîtriser le sens psychopathologique de certains termes, n’hésite-t-il pas à employer certains mots chocs, comme par exemple quand il me fait part en plein dessin qu’il a « l’impression d’être bipolaire ». Quand je lui demande de développer, il m’explique qu’il a « envie et pas envie d’être au collège ». « J’ai peur d’y être harcelé car j’ai un certain comportement », ajoute-t-il. On voit alors bien que :

 

Le sens du conte, dans cette logique, découle non pas seulement du récit lui-même, mais dans la rencontre de l’inconscient de l’auditeur et des métaphores offertes par le récit. À partir de là, la compréhension du conte est subjective et correspond à la psychologie de chacun 62.

 

Puis la lecture oralisée de La poule prend le train servira de point d’orgue au suivi engagé depuis plusieurs mois. Le récit permet de faire un lien subtil avec l’imaginaire scolaire. Le voyage se passe mal et la poule à peine arrivée est séquestrée par des renards dont l’un, surnommé « le renard à la règle », ressemble à un professeur strict. Cette histoire fournit l’occasion à Adil de déposer des éléments de nature anxieuse quant à son entrée prochaine au collège. L’objet « règle » permet en effet d’aborder, par extension, le rapport à « la règle ». Ce conte, par associativité, réactive une peur de l’entrée en sixième via un attribut scolaire, « la règle du maître », véritable marqueur de l’autorité de l’enseignant. Adil me posera alors des questions sur le conseil de discipline au collège, comment ça se passe, s’il faut faire des « trucs graves pour y aller » ou bien si ça se met en place même pour des « détails ». J’émets alors l’hypothèse que derrière l’élève sûr de lui, cultivant l’image d’un enfant assertif tenant un rôle social de leader au sein de son groupe-classe se cache en réalité un sujet en fragilité, craintif de quitter une école où il a ses marques, ses repères, où il s’accommode de la loi sans toutefois s’en affranchir totalement. Il s’agit d’un mécanisme bien connu. On a souvent peur de ce que l’on ne connait pas, ou mal. Ainsi s’est-il forgé une représentation non seulement négative de l’univers du collège mais aussi fausse et pourvoyeuse d’angoisse. Ainsi rapporte-t-il cette remarque d’une adolescente de son quartier lui ayant dit qu’il n’y avait pas moins de trois cents classes dans ce fameux collège ! De quoi impressionner Adil qui avait appréhendé dès lors cet univers impersonnel du secondaire sur le mode de la défiance en nourrissant un imaginaire fait de peur, de stress et de crainte mêlés, le tout sur l’unique base d’une fausse hyperbole.

Lors de la dernière séance de suivi, Adil apparaîtra cependant plus détendu et souriant. « Je stresse moins par rapport au collège. En plus, j’ai l’impression que Madame Durand [la jeune enseignante] est plus calme ». On évoque ensemble ses vacances d’été. Il va partir avec sa mère retrouver de la famille en Normandie. Il me parle de la cathédrale de Bayeux et des quartiers alentours. « C’est beau là-bas, y’a des maisons comme au Moyen-Age ! »

 

Conclusion

Le suivi psychologique proposé dans le cadre scolaire aura eu pour enjeu de porter attention au ressenti et au recueil de la parole d’un élève incompris à l’école et qui n’avait pas le sentiment d’être entendu ou même écouté à la maison en tant que sujet. Un travail sur les émotions suivi d’un dispositif de contage autour du conte ostérien L’abominable histoire de la poule aura servi d’embrayeurs pour mettre au jour une problématique nouée autour de la relation de confiance et d’un espace psychique scolaire vécu sur le mode du « scolère 63 ». À défaut d’avoir pu jouer sur le levier puissant du groupe-classe 64, nous avons montré en quoi la médiation par la littérature de jeunesse en relation duelle pouvait cependant offrir au psychologue en milieu scolaire un outil d’une magnitude puissante favorisant un dispositif d’écoute de l’enfant en mal-être « à tous les niveaux où il s’efforce de communiquer 65 ».

Lors de l’entretien de restitution, à la toute fin de l’année scolaire, la mère d’Adil me fera part de l’appréhension de son fils à l’idée de partir quelques semaines avec son père, une appréhension légitime teintée toutefois de curiosité car il misait sur l’idée que cette expérience permettrait d’apprendre à mieux connaître son père, qu’il considère encore comme un inconnu, un étranger. À la maison, Adil aurait parlé positivement à sa mère du suivi psychologique mis en place à l’école. Il aurait notamment reconnu de pas s’être rendu compte que derrière l’image de la sévère et peu compréhensive Mme Durand se cachait une enseignante en difficulté qui vivait probablement ses renvois dans les autres classes comme un échec. Il semblerait que d’un mouvement d’opposition stérile, Adil ait gagné en capacité d’empathie et de décentration, ce qui n’exclut nullement son besoin de se sentir écouté et qu’on porte attention à lui spécifiquement ainsi que j’ai pu le conseiller à la principale adjointe du collège après qu’elle m’a demandé « des clés » suite à la rentrée un peu difficile d’Adil en classe de sixième. Or,

 

(…) dès qu’il s’agit d’éducation, la mutualité de l’action humaine devient la clé de l’interaction, y compris quand celle-ci est socialement inégalitaire, ce qui est le cas général. Mutualité, qu’est-ce à dire ? Pour que tu aies quelque chance d’imprimer à ton action ta propre marque, ce que tu fais dois te revenir marqué de la capacité d’autrui 66

 

Capacité d’autrui, empathie, congruence, … autant de paravalanches aux coulées de la violence que peuvent parvenir à endiguer les mots de la littérature de jeunesse qui aident l’enfant « violent » à lire en lui-même comme dans un livre ouvert.

 

  1. « Vers 1980, Philippe Dumas et Boris Moissard furent les premiers à mettre en pièces, retourner, réécrire, en un mot à pasticher les contes classiques de Grimm et Perrault pour mieux leur rendre hommage dans un recueil qui allait devenir un best-seller » peut-on lire sur la quatrième de couverture.
  2. Philippe Dumas & Boris Moissard, Contes à l’envers, Paris, École des loisirs, 2009.
  3. Roald Dahl, « Little Red Riding Hood and the Wolf », Revolting rhymes, New York, Alfred A. Knopf, 1982, p. 30-33.
  4. Alain Finkielkraut, La tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995.
  5. Renaud Hétier, Contes et violences, Enfants et adultes face aux valeurs sous-jacentes du conte, PUF, 1999, p. 123-198.
  6. Marthe Robert, « Contes et romans », « Les frères Grimm », in Sur le papier : essais, Bernard Grasset, 1967, p. 102-103.
  7. Beatrix Potter et Helen Oxenbury, Le Petit Chaperon rouge, Paris, École des loisirs, 2021, p. 9.
  8. L’arrêté du 26 avril 2017 relatif au référentiel de connaissances et de compétences professionnelles des psychologues de l’Éducation nationale précise dans son point 2.4 que ceux-ci doivent « savoir instaurer des temps d’écoute, de dialogue et de concertation selon les besoins des enfants et des adolescents en organisant en tant que de besoin [un] suivi psychologique ». La circulaire n° 2017-079 du 28-4-2017 indique par ailleurs qu’en tant que personnes ressources du service public de l’Éducation nationale, ils « promeuvent les initiatives en matière de prévention des phénomènes de violence », de même qu’ils « élaborent et construisent des modalités de suivi psychologique adaptées ».
  9. Prénom anonymisé. Il sera de même pour d’autres éléments factuels de l’étude de cas afin d’en renforcer le caractère anonyme.
  10. Geneviève Raguenet, La psychothérapie par le conte, L’Harmattan, 1999, p. 329.
  11. Serge Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 2014.
  12. En psychologie, une vignette clinique est une monographie relativement exhaustive d’un sujet, de son anamnèse, incluant une description de l’impact des différentes interventions spécialisées sur son évolution cognitive, psychoaffective et sociale. La façon dont le sujet lui-même se saisit de l’ensemble des prises en charge le concernant, la nature des éléments conscients mais surtout principalement inconscients projetés sur la personne du psychologue et la manière dont celui-ci lui leur fait écho sont à la source de relations transférentielles. L’étude de ces mouvements et contre-mouvements de pensée est au cœur de la démarche clinique d’orientation psychanalytique.
  13. Auguste de Villiers de l’Isle Adam, Contes cruels suivis des Nouveaux Contes cruels, Classiques Garnier, 2012 [1883].
  14. Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, Flammarion, 2020 [première publication française par Baudelaire en 1856].
  15. Guy de Maupassant, Contes du jour et de la nuit, Flammarion, 1880.
  16. Dino Buzzati, Contes de Noël et autres textes, Robert Laffont, 2022.
  17. Tradition littéraire des « contes de Noël » initiée au XIXe siècle dans les pays anglo-saxons par des auteurs comme Hoffmann et peut-être plus encore Dickens.
  18. Dino Buzzati, « Atroce Natale », Il Nuovo Corriere della Sera, 25 décembre 1956, repris dans La « nera » di Dino Buzzati, vol. Incubi, Milan, Mondadori, 2002.
  19. Ibid., Contes de Noël et autres textes, Robert Laffont, 2022, p. 124.
  20. Pour filer le lien des accidents de transports dramatiques, on sait que Camus mourra dans un accident de la route avec un billet de train en poche, incarnant par sa trajectoire de la façon la plus formidable et la plus triste qui soit sa philosophie de l’absurde. Quant à Émile Verhaeren, il meurt accidentellement en passant sous les roues d’un train en partance, poussé par la foule.
  21. Christian Oster, « Le chevalier et l’infirmière », in Le grand livre de contes, Paris, École des loisirs, 2005.
  22. Ibid., « Le bûcheron scié », in La princesse enrhumée, Paris, École des loisirs, 2002.
  23. Ibid.
  24. Ibid., p. 26.
  25. Bernard Chouvier, La médiation thérapeutique par les contes, Dunod, 2015, prologue, p. 20.
  26. Ibid., p. 76.
  27. Christian Oster, Trop Chaud !, L’école des loisirs, 2011.
  28. Ibid., p.35.
  29. Catherine Dolto, Ça fait mal la violence, Gallimard Jeunesse, 2020.
  30. Christian Oster, L’abominable histoire de la poule, Paris, École des loisirs, 1999.
  31. Id., La poule prend le train, Paris, École des loisirs, 2007, La poule qui avait pondu un bœuf, Paris, École des loisirs, 2016 mais aussi la poule Clothilde dans « La basse-cour part en forêt », in La princesse transformée en steak-frites, Paris, École des loisirs, 2008.
  32. Mathilde Barjolle et Éric Barjolle, Christian Oster, Le Français Aujourd’hui, 2002/4, n° 139.
  33. Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Paris, Flammarion, 2015, p. 271.
  34. Lucrèce, De rerum natura, I, 85.
  35. Calderón, La vie est un songe, Arles, Actes Sud, 1997 [1635].
  36. Cesáreo Bandera, Mimésis conflictuelle. Fiction littéraire et violence, Paris, Éditions Pétra, 2022 [Mimesis conflictiva, 1975], p. 108.
  37. Ibid., p. 15.
  38. Thomas Keneally, La liste de Schindler, Paris, Robert Laffont, 1994 [Schindler’s List, 1982].
  39. René Kaës (dir.), Contes et divans, Paris, Dunod, 1989 [1984].
  40. Cet article se veut ainsi le prolongement de pistes déjà défrichées lors d’un précédent travail. Voir Christophe Charpiot, En quoi la littérature de jeunesse peut-elle panser par elle-même ? Pratiques et enjeux de la médiation bibliothérapeutique en psychologie scolaire. Mémoire de Master 2 : littérature pour la jeunesse, Le Mans Université, 2022, 1 vol.
  41. Platon, La République, II, 378a.
  42. Aristote, Poétique, 1148b.
  43. Cesáreo Bandera, Mimésis conflictuelle, Fiction littéraire et violence chez Cervantès et Calderón, Cahiers de l’ARM, Paris, Éditions PÉTRA, 2016, p. 207.
  44. Christian Oster, L’abominable histoire de la poule, op.cit., p. 48.
  45. Northrop Frye, Fearful Symmetry. A study of William Blake, Princeton, Princeton University Press, 1969, p. 117-118.
  46. Source : OCDE. La moyenne OCDE est de 77,8 % concernant ce critère précis. Il est aussi intéressant de relever par rapport à notre exemple où Adil est enseigné par deux enseignantes présentant un différentiel d’expérience élevé, que les enseignants français sont parmi ceux qui présentent la plus grande capacité de progression en matière d’estimation de réussite de retour au calme d’un élève perturbateur ou agité (progrès de 15,2 % en cours de carrière sur ce sentiment de compétence précis).
  47. Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté.
  48. Perrine Cheval, « Entretien avec Jacques Pain », Les Cahiers Dynamiques, vol. 60, n°. 2, 2014, p. 6-17.
  49. Jean-Pierre Vidit, « Qu’est-ce que le suivi psychologique ? », Cahiers de psychologie clinique, vol. 17, n°. 2, 2001, p. 63-80.
  50. T0 pour professeur titulaire avec zéro année d’enseignement.
  51. Claudine Blanchard-Laville, Les enseignants entre plaisir et souffrance, Paris, PUF, 2001, p. 10.
  52. Ibid., p. 265.
  53. Brugère, Stéphane. « La violence qui protège. Pour une psychogenèse de la violence », Les Cahiers Dynamiques, vol. 60, n°. 2, 2014, p. 60-69.
  54. Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard, Processus inconscients et pratiques inconscientes, L’Harmattan, 2009.
  55. Daniel Hameline, Université de Genève, Mai 2006, Préface du livre de Carl R. Rogers, Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 2013, p. 3.
  56. Pierre Sansot, Cahiers d’enfrance, Paris, Payot, 1994 [1989].
  57. Ibid., p. 149-150.
  58. Dimitri Afgoustidis, conférence sur les EIP, collège Utrillo, 19 mars 2014, http://www.lyc-truffaut-bondoufle.ac-versailles.fr/IMG/pdf/conference_eip_mars_2014_ dimitri_afgoustidiscollege_utrillo.pdf
  59. Bruno Robbes et Dimitri Afgoustidis, « Relation d’autorité et troubles du comportement : quels choix pédagogiques pour les enseignants ? », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, vol. 72, n°. 4, 2015, p. 59-72.
  60. Saxton Freymann et Joost Elffers, Rouge comme une tomate, Paris, Mila éditions, 2007 [How are you peeling ? 1999].
  61. Unité localisée d’inclusion scolaire. Les dispositifs ULIS-écoles accueillent majoritairement des élèves TIFC (présentant un trouble important des fonctions cognitives). Ces dispositifs répondent au principe de l’école inclusive : les élèves sont scolarisés dans une école ordinaire et partagent leur emploi du temps suivant leurs besoins entre le dispositif ULIS et leur classe d’inclusion.
  62. Renaud Hétier, Contes et violence. Enfants et adultes face aux valeurs sous-jacentes du conte, Paris, PUF, 1999, p. 39.
  63. Roland Giraud, Scolère, Paris, La Route de la Soie Éditions, 2021. Dans son récit fictionnel, le comédien et écrivain (titulaire d’une maîtrise de philosophie et de sciences de l’éducation, ancien professeur et même formateur d’enseignants) dépeint le parcours chaotique de Kolia, un enfant « habité de fantômes agressifs » qui recouvre goût à la vie scolaire grâce à l’accueil sans jugement d’une équipe pédagogique humaine, disponible et ouverte à la différence.
  64. La prise en compte de cette dimension groupale fait justement l’objet d’une partie de notre travail de thèse mené au sein d’un dispositif ULIS-école et portant sur l’évaluation de l’impact d’un Parcours Problema Littérature sur la mobilisation cognitive et psychosociale d’élèves évoluant en situation interculturelle.
  65. Carl R. Rogers, Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 2013 [1972], p. 286.
  66. Daniel Hameline, Université de Genève, Mai 2006, Préface du livre de Carl R. Rogers, op.cit., p. 3.