L’abattage des animaux de rente dans <em>Jefferson</em> de Jean-Claude Mourlevat : représentations d’un tabou de la violence

L’abattage des animaux de rente dans Jefferson de Jean-Claude Mourlevat : représentations d’un tabou de la violence

Par PERRIN Anaïs, DURANTON Charlotte

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« Pourquoi y a-t-il de la violence dans la littérature de jeunesse contemporaine ? » nous demande Sophie Lalouette 1 dans son travail de recherche. Pour Muriel Tiberghein, la réponse est simple, et sans équivoque : « la violence est au cœur de l’enfance, parce qu’elle est au cœur de la vie 2 ». La guerre, les maltraitances, les moqueries, les accidents, les meurtres, les viols sont autant de formes de violence dont les jeunes peuvent entendre parler dans leur quotidien, ne serait-ce que par ce que relaient les médias et les réseaux sociaux. Et en effet, les auteurices jeunesse soulignent l’importance de représenter cette violence dans leurs ouvrages, à l’image de Marie-Aude Murail, figure de la littérature contemporaine, qui « trouve légitime que les livres pour la jeunesse évoquent la violence 3 ». Mettre des mots sur ces actes serait ainsi presque une responsabilité de la littérature de jeunesse, qui s’en charge, « pas pour montrer, mais pour faire prendre conscience 4 », et pour permettre aux plus jeunes d’y réfléchir, d’oser en parler, et de remettre en question le système dans lequel nait cette violence.

Cependant, quand on regarde les travaux de recensement des différents types de violence présentés dans la littérature de jeunesse, une grande absence se fait sentir. Celle de la violence faite aux animaux 5. Étonnant, quand on sait que l’enfance est considérée comme une période de lien privilégié à l’animal 6 et qu’il y a une proéminence de personnages-animaux dans les ouvrages qui lui sont destinés e-Scripta Romanica, n° 4, 2017, p. 1-15.">7. En effet, si les animaux y figurent bien souvent en tant que représentation métaphorique de l’humain, ils n’y sont historiquement que peu présentés pour eux-mêmes, jusqu’à un « tournant récent 8 ». Alors, la mise en récit des violences qui leur sont faites a presque quelque chose de tabou, et c’est encore plus vrai concernant les « animaux de la ferme », omniprésents dans l’univers enfantin, mais dont le sort reste très largement passé sous silence, dans nos sociétés, et dans les livres que nous proposons aux enfants.

Dans l’imaginaire collectif occidental, et bien que des maltraitances subsistent, il est en effet désormais largement admis qu’il est inacceptable de violenter un animal de compagnie, qui doit être choyé et est souvent traité comme un membre de la famille. De même, l’être humain prend progressivement conscience des richesses de la biodiversité, et la protection des animaux sauvages fait également consensus. Mais, dans ce modèle, une forme d’impensé persiste, concernant les violences de l’élevage. Les vaches, les poules, les porcs, ces animaux que nous mangeons, bien que domestiques, sont oubliés – ou presque. Questionner leurs conditions de vie et les traitements qu’on leur inflige revient en effet à remettre en question toute notre société, sa conception de l’animalité, ses fondements économiques, en passant par les valeurs éducatives familiales, et les traditions, dans le pays de la gastronomie 9.

Ainsi, dans les sociétés occidentales, « la violence à l’égard des autres animaux est normalisée, sous-estimée ou occultée 10 ». Richard Bulliet propose d’ailleurs que « la rupture du lien quotidien avec les animaux domestiques a modifié nos relations à la violence » car « peu de gens sont encore confrontés à [leur] mise à mort, à [leur] souffrance 11 ». Cet effacement « a rendu la tuerie taboue 12 », et les violences infligées aux espèces que nous mangeons sont masquées pour ne pas donner mauvaise conscience à ceux qui les consomment, la publicité allant même jusqu’à présenter, comme le relève Florence Burgat, « une figure fictive » selon laquelle « l’animal est l’acteur consentant de sa propre exploitation 13 ». C’est encore plus vrai pour les représentations adressées aux enfants, que l’on ne voudrait pas traumatiser, en leur expliquant la réalité derrière leur steak haché.

Pourtant, depuis quelques années, des auteurices, souvent engagé·e·s dans la cause animale, franchissent ce cap et dénoncent l’indicible dans leurs ouvrages 14. En effet, « La littérature est […] capable de rendre audibles et visibles les activités violentes requises pour transformer la chair des animaux en viande, lesquelles activités sont soustraites au regard du public et rendues secrètes », nous affirme Émilie Dardenne 15. Et c’est le cas de l’auteur qui nous intéresse ici, Jean-Claude Mourlevat 16, qui met les mauvais traitements infligés aux animaux de rente et l’atrocité de leur mise à mort au cœur de l’intrigue de son roman illustré Jefferson 17. Nous analyserons la typologie de ces représentations de la violence, que ce soit dans le corps du texte ou dans les illustrations novatrices d’Antoine Ronzon – car « les images […] d’élevages intensifs et d’abattage sont rares 18 » en littérature – en mêlant les champs de la zoopoétique et des études animales. Les animaux anthropomorphisés mis en scène dans l’ouvrage deviennent des relais pour montrer sans détour aux jeunes lecteurices la violence que subissent les non-humains. Jouant sur un contraste narratif fort, de l’animal héros à l’animal tué, Jean-Claude Mourlevat ose amener ses lecteurices à quitter l’imaginaire de l’enfance pour affronter la cruauté du monde.

Nous verrons en effet que la violence faite aux animaux de rente et la souffrance qu’elle engendre « sortent de l’abstraction et surgissent dans le réel » du lectorat, créant selon Émilie Dardenne un questionnement inévitable sur les comportements humains et leur valeur morale 19 chez les jeunes lecteurices. Tout dans le roman est fait pour créer chez elleux une identification aux personnages anthropomorphes qui découvrent l’horreur des abattoirs, et une compassion pour les individus massacrés sous leurs yeux 20. Dénoncer cette violence doublement montrée, et sensibiliser le lectorat à la lutte contre ces pratiques est donc le but premier de cette mise en récit imagé de la violence, fortement corrélée à l’évolution des mentalités en termes d’éthique chez le grand public 21.

S’intéresser au traitement de la violence dans Jefferson, c’est d’abord, paradoxalement, s’intéresser à l’univers paisible qui est mis en place dans les premières pages, et qui servira de base à l’irruption de ladite violence dans le récit. Au début du roman, les lecteurices découvrent le « pays des animaux » qui, au premier abord, reprend les codes de la littérature de jeunesse classique. Le propos liminaire de l’œuvre précise en effet que : « Le pays où cette histoire commence est peuplé d'animaux qui marchent debout, parlent, peuvent emprunter des livres à la bibliothèque, envoyer des textos et aller chez le coiffeur 22 ». L’on rencontre alors Jefferson, le héros hérisson, dans son quotidien paisible : il « rang[e] son logis », « programm[e] son four afin que ses pommes de terre à la crème soient cuites à point pour son retour 23 », etc. La scène d’exposition fait donc écho à la couverture, qui représente Jefferson, en costume, avec un parapluie. Aucune de ces informations liminaires ne laisse deviner la violence qui va s’inviter dans l’histoire 24.

L’anthropomorphisme des personnages les rend attachants et ménage l’empathie du lectorat pour la joyeuse bande d’animaux dont il va suivre les aventures. Cette première partie du roman est donc construite sur le modèle du récit « miroir », selon Éric Baratay, dans lequel « les animaux parlent et se comportent en hommes, vivent des histoires et une condition humaine, évoquent donc le côté humain avec un psychisme humain, sont ainsi totalement déshumanisés et servent de miroir à l’humanité 25 ». Cependant, on peut noter une divergence importante, à savoir l’existence distincte de personnages humains et de personnages animaux réalistes, qui gravitent en périphérie de ces animaux anthropomorphes miroirs. Cette triple modalité permet de porter un regard sur les sociétés humaines de manière plus explicite. L’anthropomorphisme des animaux permet aussi de mettre en avant leurs capacités émotionnelles, ce qui sera utile plus tard, pour en faire des relais des émotions du lectorat, lorsque la violence surgira. On peut par exemple noter que Jefferson verse une larme lorsqu’il lit 26, mais aussi plus tard, qu’il se sent prêt à « pleurer de honte 27 ». L’auteur propose donc, en préambule de l’intrigue, une forme de petit paradis insouciant, il joue ainsi avec l’horizon d’attente des lecteurices, permettant à la fois de trouver des repères et de ménager un effet de surprise qui accentuera la brutalité de l’irruption de la violence dans l’univers enfantin.

Dans cette paisibilité du pays des animaux, la violence apparait progressivement, comme pour dissiper la candeur du lectorat et l’amener à découvrir l’horreur à laquelle l’auteur souhaite le confronter. Le surgissement de l’humain dans cet univers est immédiatement associé à une forme de violence. Dès la page 14, Jefferson frôle la mort, presque écrasé par une voiture. Cet évènement est cependant euphémisé : « À quelques centimètres près, c’était goodbye hérisson 28 ! ». Après cet évènement qui pourrait sembler anodin, mais qui a déjà introduit une forme de brutalité et de danger, la violence apparait bien plus franchement avec le meurtre d’Edgar, le coiffeur. La mort est évoquée de manière explicite dans le texte : « il ne rêvait plus à rien du tout, il était mort 29 », et son corps fait l’objet d’une description à la fois graphique et pragmatique : « la paire de ciseaux dont l’une des branches était enfoncée jusqu’à la garde dans le torse de M. Edgar 30 » et « Le sang dessinait sur le tissu du tablier une large tache rouge dont la forme rappelait la carte de Madagascar 31 ». Il en va de même lorsque Jefferson retire le couteau : « On croit qu’une lame enfoncée dans un corps se retire comme d’une motte de beurre, c’est faux : ça adhère 32 ! ». L’illustration en noir et blanc 33, est quant à elle plus réservée, et montre Jefferson découvrant Edgar allongé par terre. La tête et le buste, lieu de la blessure fatale, sont hors champ, seule l'expression de Jefferson traduit le choc de la découverte. Avec la mort d’Edgar, et l’accusation injuste de Jefferson pour ce crime, le hérisson, son ami Gilbert le cochon, et, par ricochet, une joyeuse troupe d’animaux participant à un voyage organisé (les Ballardeaux), embarquent pour Villebourg, la ville voisine, habitée par les humains.

Les personnages, tout comme le lectorat, sortent ainsi de l’ignorance et d’une forme de candeur associée au pays des animaux, en quête de vérité. Leur voyage est en effet principalement motivé par la volonté de retrouver le coupable et le mobile du meurtre d’Edgar. Le roman revêt alors pleinement sa dimension policière, et les enquêteurs anthropomorphes, ainsi que les lecteurices, embarquent direction Villebourg, où vivent les humains. Ce déplacement marque une étape dans le récit, on passe d’un univers enfantin concentré autour de Jefferson et ses amis, à un monde plus réaliste, qui est relativement hostile pour les animaux. Ce changement de décor fait écho à ce qu’a pu observer Isabelle Nières en littérature de jeunesse, à savoir que « la présence des animaux s’estompe au fur et à mesure que les ouvrages visent des lecteurs plus âgés 34 » ainsi « l’effacement progressif de l’animal anthropomorphe en littérature de jeunesse 35 », est ici représenté à l’intérieur même du récit. Les lecteurices sont amené·e·s à grandir au fil de l’histoire, quittant le pays des animaux qui parlent à la suite des protagonistes, pour se confronter à la réalité, où les non humains ont une tout autre place.

À Villebourg, qui fonctionne comme le monde réel, les animaux anthropomorphes dénotent. Un enfant pointe par exemple Jefferson du doigt et demande : « "Il porte un masque, le garçon 36 ?" ». La question résonne là encore avec une notion chère à Isabelle Nières-Chevrel, à savoir celle du « masque d’enfance 37 » que portent les personnages animaux anthropomorphes en littérature de jeunesse, pour mieux parler aux jeunes lecteurices de problématiques humaines. Le fonctionnement anthropocentré de Villebourg est alors l’occasion de dénoncer le spécisme des sociétés occidentales. La ville est en effet régie par la supériorité humaine et les Ballardeaux sont l’objet de moqueries « certains humains le considéraient avec amusement, quand ce n’était pas avec un air moqueur 38 » voire de mépris : « Peut-être pensait-il que ces drôles de clients savaient à peine lire et écrire » 39. « On les traitait comme des inférieurs. Au mieux comme des enfants, au pire comme des handicapés mentaux 40 ». L’individualité des personnages au pays des animaux échappe complètement aux humains : « mais c'est un blaireau, et ils se ressemblent tous 41 ! », « le meurtre d’un blaireau comptait pour rien, ici, chez les humains 42 ».

La violence individuelle (œuvre d’un humain, envers un animal singulier) surgit à nouveau lorsque les assassins d’Edgar, Mackie et Fox, capturent Jefferson. Le hérisson est enfermé dans un placard et on progresse d’un pas dans l’exposition directe à la violence, en passant du constat d’une violence passée lors du meurtre d’Edgar, à la menace d’une violence future. Jefferson entend en effet Mackie et Fox discuter d’un moyen de se débarrasser de leur victime : « Je ferai comme ton père avec les lapins ? [...] - Tu le prends par les pattes arrière, tu le laisses pendouiller et tu l'assommes d'un coup de poing sur la nuque. Le lapin arrête de se débattre, il se tétanise, il tremble. Et toi, tu lui enfonces le couteau dans la gorge, au bon endroit pour que ça saigne bien 43 ». Les antagonistes passent ensuite à l’acte, confrontant cette fois le lectorat au spectacle d’un instant violent au présent : « il le cogna trois fois de suite à la tête, de son poing gauche fermé, trois coups rapides et violents 44 », « Il étendit Jefferson au sol d’un terrible coup à la tempe 45 ». « Fox avait positionné le couteau et Jefferson éprouvait le contact de sa pointe froide sur son cou 46 ». De plus, c’est ici le héros qui est attaqué, et la souffrance de Jefferson est donc retranscrite par le narrateur, rendant la brutalité plus tangible, plus proche : « La douleur irradiait dans tout son corps : au genou, au dos, à la hanche. Le coude en particulier lui faisait un mal de chien 47 ». Enfin, c’est cette capture de Jefferson qui va créer un pont entre la violence individuelle exercée par les deux brutes, et l’horreur des abattoirs, avec laquelle les lecteurices sont progressivement amené·e·s à se confronter. Jefferson, à son réveil, est ainsi surpris de ne pas voir « un humain prêt à le saigner comme un lapin d'élevage 48 ». Ce dernier mot annonce la prochaine étape du récit, un tournant qui ouvre une porte vers le véritable objet du roman : la violence des abattoirs. Les protagonistes, après un aperçu désenchanté du monde des humains, et la prise de conscience de la violence dont ils sont capables individuellement, vont être conduits à lever le voile sur une vérité d’une ampleur bien plus grande : la violence systémique des abattoirs.

Pour le jeune lectorat, appréhender la notion d’abattage de masse est bien plus difficile que ce que nous avons vu précédemment : c’est passer du singulier au pluriel, c’est se dire que la violence n’est pas seulement le fait de quelques individus détestables, et ce de manière isolée, mais qu’elle s’inscrit dans la société. C’est accepter l’idée selon laquelle cette violence n’est pas toujours répréhensible et réprimandée, mais qu’elle fait partie du système dans lequel nous vivons. L’évocation des violences systémique, quelles qu’elles soient, fait l’objet d’une approche toute particulière par les auteurices : « Nous voici donc confrontés à deux philosophies contraires : masquer la réalité ou tout dire 49 ». Jean-Claude Mourlevat s’inscrit ici très clairement dans le deuxième courant en choisissant de montrer doublement la violence que subissent les animaux qui partent à l’abattoir. Textes et images se répondent en effet dans un écho réaliste qui ne laisse pas les lecteurices de marbre. Nous allons ici proposer une analyse linéaire des stratégies mises en œuvre par l’auteur pour amener cette violence dans son récit, et sensibiliser le lectorat sans le traumatiser. La première mention du lieu de mise à mort arrive à la page 124 et laisse clairement transparaitre le tabou de ces pratiques et le malaise des humains à assumer cette violence :

 

– C’est quoi ce truc ? demanda soudain Walter Schmitt, en désignant sur leur gauche une longue construction aux murs grisâtres, au bord de l’eau.

Deux camions grillagés étaient garés devant.

– Oh, rien d’intéressant…, répondit Roxane dont la gêne n’échappa à personne.

– C’est-à-dire ? insista Walter Schmitt qui n’était pas du genre à se satisfaire d’à-peu-près.

 Oh, ce sont… les abattoirs de la ville.

Tous les yeux se tournèrent vers le bâtiment et le scrutèrent jusqu’à ce qu’on le perde de vue. Personne ne fit de commentaire. Roland alluma la radio 50.

 

L’utilisation de termes généraux tels que « truc » ou « rien » traduit la réticence initiale de Roxanne à prononcer le véritable nom des bâtiments tout en permettant d’amener progressivement le sujet aux jeunes lecteurices. C’est le personnage de Walter qui s’en fait ensuite le porte-parole en osant finalement demander clairement une explication. L’emphase est mise sur le substantif « abattoirs », précédé par des points de suspension, et suivi par un silence gêné dans le bus. Les animaux n’osent plus parler et la radio vient combler ce vide d’un brouhaha décalé, empêchant les cerveaux de trop penser et de réfléchir à la question, ou donnant un prétexte idéal pour remettre ces réflexions éthiques à plus tard et laisser le temps aux lecteurices de se faire à cette réalité qui s’ouvre doucement à elleux. C’est au chapitre suivant que Jean-Claude Mourlevat devient plus explicite et utilise clairement le vocabulaire adapté à la réalité qu’il s’apprête à faire découvrir à ses lecteurices 51 :

 

M. Edgar militait depuis plusieurs années contre l’élevage, le transport et l’abattage industriel des animaux de boucherie. Comme moi. Nous sommes quelques centaines de personnes actives dans le pays. Nous filmons en cachette dans les abattoirs pour que les gens sachent comment ça se passe vraiment derrière les murs. C’est interdit et dangereux. 

[…] Jefferson avait déjà entendu parler de ces films terribles à regarder que des jeunes gens parvenaient à faire dans les abattoirs, à leurs risques et périls, pour dénoncer l’horreur.

 

Le champ lexical du militantisme place immédiatement les lecteurices dans une ambiance grave et sérieuse. La référence claire, bien qu’implicite, aux activités de l’association militante L214 52 fait le lien entre le récit intradiégétique et le monde extradiégétique, indiquant au jeune lectorat qu’il ne s’agit pas seulement d’un exemple fictif, mais bien d’une situation existante dans le monde réel. Si l’on sent que les personnages considèrent l’activisme comme la seule solution pour réussir à dénoncer ce qui se passe dans les abattoirs, l’auteur avertit tout de même son lectorat sur la dangerosité et l’illégalité de ces pratiques. L’auteur sous-entend également que les entreprises d’abattage, et donc notre société – qui fait appel à elles – sont prêtes à commanditer les meurtres des personnes qui cherchent à dénoncer les conditions de détention des animaux dans ces lieux fermés au public. Il indique en effet que le meurtre de M. Edgar, qui s’apprêtait à révéler au grand jour l’horreur de la situation n’était qu’« un contrat à exécuter », « une commande de la Société des abattoirs 53 ».

Après avoir intégré le concept des mises à mort dans les abattoirs, les lecteurices se demandent alors comment il est possible que la société cautionne ces pratiques, voire les organise. Plus les lecteurices avancent dans le roman, plus ils se confrontent donc à la réalité sociétale, qui comme le formule Gilbert, classe certains animaux dans la « sous-catégorie des animaux de boucherie 54 » et les traite de manière (in)humaine, le préfixe de l’adjectif étant ici plus qu’inapproprié. Ayant préparé les lecteurices à la grande révélation qu’il va faire, Jean-Claude Mourlevat crée un véritable tournant dans son récit avec le chapitre 11, dans lequel il dévoile, frontalement et sans tabou, ce qu’il se passe véritablement dans les abattoirs. C’est Gilbert, le cochon, qui est chargé d’apporter ce message à son double destinataire, Jefferson et le lectorat. L’animal rentre des abattoirs, « l’enfer 55 » selon ses propres mots, où il a assisté à l’innommable. Mais plutôt que de tout raconter dès son retour, il se précipite d’abord dans la salle de bain, pour se laver, physiquement certes, mais aussi métaphoriquement, pour nettoyer son esprit, et effacer les traces trop vives de la violence qu’il a vue, et de la révulsion qui s’est emparée de lui. C’est seulement une fois son calme retrouvé qu’il entame son récit, lui permettant ainsi de transmettre son message aux jeunes lecteurices avec un semblant de recul :

 

Et là, mon pauvre, c’est le cauchemar qui commence. D’abord, ils déchargent ces pauvres moutons qui bêlent au secours. Je sais pas d’où ils arrivent, mais je t’assure qu’ils avaient pas voyagé avec Ballardeau. Ils sont entassés, assoiffés, affolés. On les bascule n’importe comment. Il y en a un qui boite bas, il a au moins une patte fracturée, ils en ont rien à faire, ils le battent pour qu’il avance. Il y en a un autre qui s’échappe. Un type le chope, le prend par une patte arrière et le jette par-dessus la barrière 56.

 

Le présent de narration utilisé à ce moment-là montre que Gilbert revit la scène à laquelle il a assistée, et permet aux lecteurices de s’y plonger aussi, comme s’iels y étaient et voyaient également les atrocités se dérouler sous leurs yeux. Les énumérations de ce passage mettent en valeur le grand nombre de maltraitances subies par les moutons dans la situation décrite par Gilbert. Mais elles traduisent aussi, associées à l’utilisation de phrases courtes, la vitesse à laquelle Gilbert se dépêche de donner ces informations, sans prendre sa respiration. Tout se passe comme s’il devait tout dire avant de ne plus être capable d’en parler, ou comme s’il voulait tout évacuer, faire sortir ces souvenirs hors de lui, les partager avec autrui pour ne plus être seul à porter le poids de cette réalité. L’illustration en belle page (ci-dessous), puis le paragraphe suivant, révélé par la tourne de page 57, font ensuite la révélation la plus choquante. En effet, après cette première description, les lecteurices sont confrontés à une mise en mots et en images plus qu’explicites de la violence réservée aux animaux dans les abattoirs.

 

Le mouton ne sait plus où il est, il repart dans le mauvais sens, il se traîne. Le type le reprend par la même patte et le rejette par-dessus la barrière. Tu vois ça, t’as envie de hurler. Ça bêle, ça gueule. On s’entend plus. Elles savent qu’elles vont mourir, ces bêtes, et elles peuvent pas se défendre. Elles ont aucune chance. Juste souffrir et mourir. Moi, j’étais recroquevillé dans mon coin sous le toit et j’osais plus bouger. J’étais terrorisé. Je me suis dit : S’ils te voient, ils te font pareil 58.

 

La violence va en augmentant, de par son aspect répétitif et inéluctable, menant ici clairement jusqu’à la mort, comme le montre la répétition du verbe « mourir », et le fait que les humains ne laissent « aucune chance » aux animaux qu’ils vont tuer. Les lecteurices peuvent s’identifier à Gilbert : iels observent la scène, peletonné·e·s dans un fauteuil ou un lit, découvrant l’horreur en même temps que le personnage, impuissant face à la souffrance des animaux. Le cochon est d’ailleurs présent dans l’illustration associée à ce passage. Prostré entre deux poutres métalliques, il assiste médusé à la scène, et se fait ainsi le relai du lectorat au sein même de l’image, à l’intérieur des abattoirs.

L’image vient donc renforcer l’impression de voyeurisme, et, comme Gilbert, on culpabilise de regarder sans pouvoir agir. La composition de l’illustration guide le regard du lectorat vers la confirmation de ce qu’il est en train de lire. Une large partie haute de la page est sombre, pour ne pas dire totalement noire. Le regard des jeunes lecteurices suit les fils des lampes industrielles qui pendent du plafond, pour arriver au cœur de la scène, comme on descend aux enfers. Éclairé par la lumière dure de ces ampoules, le bas de l’image est tout en contraste. Les humains sont dans l’ombre, l’un est de dos et l’autre porte une casquette : impossible de voir leur visage, ils sont anonymisés et représentent leur espèce entière. L’illustrateur met ainsi, concrètement et métaphoriquement, la lumière sur les victimes de la scène, à savoir les moutons. Leurs visages sont bien visibles, bouches ouvertes, les oreilles plaquées sur la tête, les yeux écarquillés… La noirceur des humains, robots sans émotion, s’oppose à la blanche innocence des moutons, être sensibles apeurés. « À l’homme, la violence, à l’animal qui supporte cette humiliation, le silence et la souffrance 59 ». Le mouton suspendu par une patte, dont il est question dans le texte, est représenté lui aussi, dépassant de la masse, symbolisant cette première prise de conscience des lecteurices. La correspondance image/texte renforce l’impression de réalisme de l’illustration, qui, en étant fidèle au récit, apparait aussi fidèle à la réalité. Seule la présence discrète de Gilbert, recroquevillé dans l’ombre, permet, au besoin, de dresser un ultime rempart entre les lecteurices et la violence des abattoirs. Le personnage anthropomorphe, caché dans la partie sombre de l’illustration, est un moyen de montrer à celleux qui chercheraient une issue face à la brutalité de la scène réaliste, qu’elle reste fictive, puisqu’on y aperçoit ce cochon portant des vêtements. On peut par ailleurs noter le choix d’illustrations en noir et blanc dans l’ensemble du roman, qui, ici, rend d’éventuelles traces de sang moins visibles, atténuant en quelque sorte la violence visuelle de l’image, mais apportant également une atmosphère lugubre et triste au dévoilement de l’horreur des abattoirs. Gilbert fait alors une autre pause dans son récit, cette fois-ci non pas pour se laver, mais pour manger 60. Le pouvoir réconfortant de la nourriture l’aidera à trouver la force de raconter la suite : le traitement réservé aux cochons, qui est d’autant plus violent pour lui qu’il concerne sa propre espèce :

 

Tellement serrés les uns contre les autres qu’ils peuvent même pas s’allonger pour se reposer. Certains essaient de s’enfuir en marchant sur les autres. Ils sont tous en état de choc, ça se voit. Ils tirent la langue. La plupart ont l’air fous, ils se mordent entre eux. Leurs oreilles et leurs queues saignent. Tu ne peux pas t’imaginer, Jeff. Et là, je me dis que c’est quand même un peu mes frères, quoi, un peu mes frères handicapés, tu vois et…

À cet instant, il éclata en sanglots et son visage se tordit en une grimace que Jefferson ne lui avait jamais vue, alors qu’ils se connaissaient depuis l’enfance. […]

– Je peux pas tout te raconter, gargouilla-t-il, c’est pas racontable : des décharges électriques pour les faire avancer, des coups de bâtons sur les reins, derrière la tête, sur le groin, les cochons qui titubent, qui hurlent de douleur, et qui encaissent, qui encaissent sans pouvoir se défendre. C’est injuste. C’est… dégueulasse. Et puis, ils les font passer entre deux barrières, comme dans un couloir, toujours en les frappant, et tu les vois plus. Mais tu t’en doutes, d’où ils vont, hein ? On va les égorger vivants, plus ou moins étourdis, les uns après les autres, avec méthode. Le seul souci des humains, c’est comment tuer le plus de bêtes possible dans le moins de temps possible […].

Ils ont nettoyé au jet le sang et les saletés. Ils se sont changés, ils ont éteint les lumières, fermé les portes et ils sont partis. Et moi, je suis resté là, sur ma poutrelle, choqué. Je claquais des dents 61.

 

Puis un peu plus tard, alors qu’il visite le reste des abattoirs, c’est au tour du traitement des vaches d’être dénoncé :

 

Ça puait l’angoisse, Jeff, je te jure. Juste du béton, de la ferraille et de l’angoisse. J’avais envie de leur dire : Ça va aller, les filles, mais je savais bien que c’était faux, que ça irait pas du tout. Quand le jour se lèverait et que les humains seraient de retour, ça irait même très mal pour elles. Je pouvais quand même pas leur dire : Bon, c’est pas grave, on vous a juste pris votre veau à la naissance ou presque, on a bu votre lait, celui qui était prévu pour lui, et maintenant on va vous abattre et prendre votre viande et votre cuir. Ça vous convient comme arrangement ? Ah oui, j’oubliais, on a bouffé votre veau aussi, mais en échange de tout ça, on vous a quand même donné un peu d’herbe à manger, hein ? 62

 

Nous avons fait le choix de laisser la quasi-intégralité des passages décrivant les traitements réservés aux animaux de rente car ils sont novateurs tant par leur justesse éthologique que par leurs détails, ainsi que leur longueur. La totalité du chapitre 11 est consacrée à la dénonciation de la violence de masse présente dans les abattoirs, et s’attarde successivement sur différentes espèces qui en sont victimes. L’horreur n’est pas masquée, et l’auteur tient compte de l’âge de ses lecteurices. Les descriptions sont principalement graphiques et sensorielles, pour créer de l’empathie chez les jeunes, et créer un impact beaucoup plus concret que des chiffres, dont les ordres de grandeur restent souvent abstraits même pour les adultes « quand leur énormité ne permet plus la représentation individuée 63. Au moyen d’une prétérition, Jean-Claude Mourlevat semble ménager son lectorat tout en insistant sur l’horreur des abattoirs. Gilbert élude en effet son récit, sans vraiment le faire : sa déclaration « Je peux pas tout te raconter, gargouilla-t-il, c’est pas racontable 64 » est suivie d’une énumération des atrocités subies par les animaux. Dans ce témoignage, la mort est par ailleurs mentionnée au futur : elle n’est pas tue, mais pas encore advenue. Le choc est moins frontal que si l’abattage était raconté au présent, car il reste une perspective, et n’advient pas concrètement sous les yeux des lecteurices.

Ainsi, ce récit teinté du ressenti des animaux, incarné de la violence qui se passe quotidiennement dans notre société, cherche à éveiller les lecteurices au devenir de « ces centaines de milliers d'animaux abattus chaque jour, ces moutons suppliciés, ces cochons battus, ces vaches dans le silence de la nuit, en attente de mourir 65 ». D’une part en les convainquant, par la raison, du bienfondé des actes militants cherchant à rendre dignité et respect à ces êtres bafoués, mais aussi en les persuadant, par les émotions, de modifier elleux aussi leur comportement. On retrouve bien là une fonction didactique de la littérature de jeunesse visant à « faire réfléchir le destinataire en l’impliquant émotionnellement et esthétiquement dans sa lecture 66 ». En effet, tout au long du chapitre, Jean-Claude Mourlevat provoque empathie et compassion pour les animaux de rente qui sont tués. Les personnages anthropomorphes, en particulier Gilbert qui est au premier plan de ces découvertes, réagissent en se faisant le relai des ressentis de l’enfant lecteurice, en témoignent les nombreuses références aux émotions changeantes qui traversent le cochon bouleversé. D’abord de la peur « j’étais terrorisé 67 » en découvrant que ces horreurs existent bel et bien, puis de la tristesse « Gilbert eut du mal à trouver le sommeil. De loin en loin, de courts sanglots lui venaient comme des hoquets, et de faibles gémissements 68 ». Vient ensuite la colère « Tu vois ça, t’as envie de hurler 69 » « C’est injuste. C’est… dégueulasse 70 ». Ces sentiments sont d’ailleurs repris par les autres animaux anthropomorphes appartenant aux espèces de rente : les moutons « soufflèrent dans leur mouchoir 71 » et les vaches « baissèrent la tête 72 », le cochon lâche « un juron bien senti 73 ». On retrouve ce qu’affirme Sophie Lalouette : « la violence atteint donc le lecteur qui a besoin de vivre par procuration, de s'identifier au héros ou en être solidaire en réagissant en même temps que lui, avec ses propres sentiments d’amour, de haine ou d’horreur 74 ». Le sentiment d’injustice des animaux est finalement traduit d’une manière très pratique et concrète, incitant, sans le dire tout à fait, au végétarisme :

 

Ils peuvent manger tout ce qu'ils veulent : des spaghettis au basilic, du gratin dauphinois, de pizzas quatre saisons, des tartes aux framboises, des omelettes aux pommes de terre, des gâteaux à la noix, des soupes de lentilles corail avec du lait de coco, des crêpes à la confiture, des pommes, des poires, des abricots, des poêlées de champignons, des salades de tomate, des croissants, des tagliatelles au pesto, des crèmes à la vanille, des fraises, des melons, du riz, de la purée, des petits pois, du velouté de potiron, du chocolat aux noisettes...et ça ne leur suffit pas ! Ils trouvent que c’est pas assez, alors ils tuent les animaux pour les bouffer 75 !

 

Notons toutefois que Jean-Claude Mourlevat, s’il propose une représentation novatrice de la violence faite aux animaux, suit en partie un schéma mis en lumière par Sophie Lalouette : « même si la violence est exposée, la plupart des auteurs auraient tendance à privilégier la moralisation de cette violence en tentant de l’expliquer au lecteur, de lui donner un sens, voire de punir l’auteur de l’acte violent d’une façon ou d’une autre 76 ». C’est effectivement ce qu’il se passe dans Jefferson, avec l’arrestation des meurtriers d’Edgar, punis pour avoir tué un animal anthropomorphe, et la volonté de faire prendre conscience aux jeunes lecteurices des horreurs commises par notre société.

Cependant, concernant la violence de l’abattoir, l’auteur ne désigne pas de coupable autre que l’humanité dans son ensemble, qui ne peut être punie. S’il évoque, au début de l’ouvrage, la mystérieuse « Société des abattoirs 77 », il n’en est plus question à la fin de l’ouvrage, et le sort des animaux est avant tout le fait de l’ensemble des humains, qui consomment de la viande alors qu’ils pourraient faire autrement. Il propose néanmoins une solution concrète et applicable à l’échelle du lectorat :

 

La seule solution était qu’ils arrêtent de manger de la viande, ou qu’ils en mangent moins. Tant qu’ils en mangeraient et qu’il y aurait de l’argent à gagner là-dedans, on massacrerait les animaux sans se poser la moindre question. […] Ce serait un très long combat et il faudrait sans doute encore quelques décennies, un siècle peut-être, avant qu'on se demande comment on osait faire ça avant 78.

 

Arrive enfin le constat de la nécessité de faire changer la société dans son ensemble : « – C’est comme pour l’esclavage ou la torture, lança Mme Schmitt, on a pensé pendant des siècles que c’était normal 79… ». En plaçant la maltraitance envers les animaux au même niveau que l’esclavage et la torture, qui concernent les humains, et qui sont des pratiques socialement inacceptables, l’auteur indique clairement son espoir de voir les choses changer et tend vers la notion d’antispécisme. Ainsi, Sébastian Thiltges nous dit que la lecture permet une prise de conscience 80, et c’est clairement ce qu’il se produit, ou ce qu’espère déclencher Jean-Claude Mourlevat chez ses lecteurices. L’auteur veut aider les jeunes à régler les conflits auxquels iels seront confronté·e·s, conflits idéologiques pour ce qui nous intéresse ici, en leur proposant « une réflexion à ce sujet de manière à responsabiliser les futurs adultes qu’ils représentent 81 ». L’auteur propose ainsi, de manière plus implicite, et ne s’adressant plus seulement aux enfants, mais à tous les adultes (parents, prescripteurices, auteurices) qui pourraient lire son travail, de planter la graine de la révolte dans le cœur des plus jeunes, qui pourront, peut-être, faire changer les choses une fois devenu·e·s adultes.

Jefferson met donc bien en évidence les dimensions arbitraires, contradictoires et violentes des sociétés humaines occidentales, qui célèbrent les animaux anthropomorphes, adore (mais font souffrir) les animaux de compagnie, et les animaux de rente. Nous pouvons dès lors affirmer qu’il s’agit d’une œuvre socialisante, sensibilisant son jeune lectorat à la cause animale afin de lui donner envie de faire changer les choses. Jean-Claude Mourlevat a lui-même été sensibilisé à la cause animale par ses enfants, comme l’indique la dédicace de l’ouvrage : « À mes enfants, qui m’ont ouvert les yeux 82 » et semble se proposer ici de rendre la pareille à la jeunesse.

Si elle est à ce niveau effectivement novatrice, notamment pour l’introduction progressive puis finalement très directe de la violence que subissent les animaux, l’œuvre a tout de même quelques limites du point de vue de l’engagement contre les maltraitances animales. Si le roman dénonce effectivement une réalité terrible, elle peut sembler n’être en fait qu’un décor narratif, car finalement les protagonistes ne font rien contre l’industrie de l’élevage. En effet, si les criminels sont punis à la fin du récit, il s’agit surtout d’une victoire à l’échelle individuelle, qui n’ébranle pas le système. Chacun rentre ensuite chez soi, et la thématique n’est pas reprise dans le deuxième opus des aventures de Jefferson 83, qui aurait pu permettre d’approfondir le sujet. On peut également noter que la dénonciation s’inscrit dans une optique uniquement végétarienne, et se concentre sur les animaux abattus pour leur viande. L’ouvrage ne mentionne en effet aucunement les mauvais traitements infligés aux animaux dans les chaines de production du lait, ou des œufs, qui sont pourtant analogues. On peut néanmoins noter un positionnement plutôt original, puisque le roman s’émancipe en partie de la fonction édifiante et parfois moralisatrice de la littérature de jeunesse qui met en scène la violence. Il montre en effet une brutalité cachée au lectorat, et la dénonce, mais la fin ne suggère que peu de solutions concrètes, si ce n’est un changement dans les habitudes alimentaires et l’éventualité assez floue de reprendre la lutte de M. Edgar. Cette absence de réelles propositions pourrait-elle suggérer qu’il n’y a pas de solution individuelle à cette violence systémique ? Ou serait-ce un moyen de laisser le choix aux jeunes lecteurices, quant à leurs éventuels engagements dans cette cause, après leur avoir ouvert les yeux et leur avoir proposé des clés de lectures de leur monde ?

Cependant, cette volonté de laisser le choix aux lecteurices peut finalement aussi les livrer à elleux-mêmes : comment réagir face à cette violence qui vient de leur être révélée ? Le roman est conseillé à partir de dix ans, âge où les lecteurices sont en pleine construction, certes, mais pas encore capable d’agir contre le monde qui les entoure. L’auteur leur propose un encouragement au végétarisme, qui peut déjà sembler culpabilisant, puisque les enfants ne sont que très rarement en mesure de choisir pleinement leur alimentation. De plus, cela place la « génération future » dans une forme d’impuissance, face à l’envie de changer les choses que déclenche nécessairement cette lecture. Ces interrogations font ainsi écho au questionnement de Sebastian Thiltges : est-ce vraiment à l’enfant de réparer les erreurs des adultes, « est-ce vraiment à lui qu’incombe ce fardeau 84 ? ».

 

  1. Sophie Lalouette, La violence dans la littérature de jeunesse, Mémoire de Maîtrise Sciences de l'information et de la Documentation, 1997, p. 5.
  2. Muriel Tiberghein, « Y’a d’la violence dans l’air », Lire et Savoir, n°1, octobre 1995, p. 102-107, p. 103.
  3. Marie-Aude Murail, Continue la lecture, on n 'aime pas la récré, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p .76.
  4. Sophie Lalouette, La violence dans la littérature de jeunesse, op. cit., p. 73.
  5. Dans son mémoire précédemment cité, Sophie Lalouette recense par exemple les différents types de violences : physique (les coups, les gifles, les armes à feu, les armes blanches, le feu…), morale (l’humiliation, les menaces, la prise d’otage, le symbole) et intérieure (désir de vengeance…). La violence envers les animaux n’y est pas abordée en tant que sujet à part entière, même si l’autrice fait mention d’un acte de violence faite sur un cochon qu’on veut égorger, et d’un personnage qui égorge son propre chien.
  6. Anaïs Perrin, « Comme toi, je suis un animal » : Antispécisme et rapport égalitaire entre animaux humains et non humains dans l’album contemporain, Mémoire de Master Littératures d’Enfance et de Jeunesse, Université d’Artois, 2021.
  7. Régine Atzenhoffer, « "Je me sers d’animaux pour instruire les hommes" : le personnage-animal dans la littérature d’enfance et de jeunesse contemporaine », e-Scripta Romanica, n° 4, 2017, p. 1-15.
  8. Florence Gaiotti, « L’animal, d’hier à aujourd’hui », La revue des livres pour enfants, n° 308, 2019, « Métamorphose de l’animal », Paris, Bnf, p. 126.
  9. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Préface, in Louisa Mackenzie, Stephanie Posthumus (dir.), French Thinking about Animals, East Landing, Michigan State University Press, 2015, p. 10.
  10. Amy Fitzgerald, Nik Taylor, « The cultural hegemony of meat and the animal industrial complex », in Nik Taylor, Richard Twine (dir.), The Rise of Critical Animal Studies. From the Margins to the Centre, Londres, New York, Routledge, 2014, p. 167.
  11. Émilie Dardenne, Introduction aux études animales, Paris, PUF, 2020, p. 43.
  12. Id.., p. 221.
  13. Florence Burgat, La cause des animaux : pour un destin commun, Paris, Buchet-Chastel, « Dans le vif », 2015, p. 43.
  14. Voir par exemple Blé Noir d’Aurélie Wellenstein, ou encore Veggie Tendance Végan de Charlotte Bousquet.
  15. Émilie Dardenne, Introduction aux études animales, op. cit., p. 233.
  16. Il est d’ailleurs devenu végétarien et à, au moins pour un temps, fait partie de l’association L214.
  17. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, Paris, Gallimard jeunesse, 2018.
  18. Émilie Dardenne, Introduction aux études animales, op. cit., p. 221.
  19. Ibid.
  20. Samuel Bidaud, « Jefferson ou L’autre comme soi », Nouvelles du Livre Jeunesse, Nous Voulons Lire encore !, n° 232, Trim/ juin 2022, « Considérons les animaux », p. 31-36.
  21. Émilie Dardenne, Introduction aux études animales, op. cit., p. 221.
  22. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 11.
  23. Ibid.
  24. Si le meurtre du barbier, sur lequel nous reviendrons plus tard, est annoncé en quatrième de couverture il n’est fait aucune mention de la violence des abattoirs qui est le vrai sujet de l’ouvrage.
  25. Éric Baratay, « La recherche du point de vue animal, l’exemple des biographies de bêtes », in Sandra Contamina, Fernando Copello (dir), Regards sur l’animal et son langage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2022, p. 47-53, p. 51-52.
  26. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 13.
  27. Ibid., p. 26.
  28. Ibid., p. 16.
  29. Ibid., p. 21.
  30. Ibid.
  31. Ibid., p. 21.
  32. Ibid., p. 23.
  33. Ibid., p. 22.
  34. Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, « Passeurs d’histoires », 2009, p. 161.
  35. Ibid.
  36. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 120.
  37. Ibid., p. 148.
  38. Ibid., p. 120.
  39. Ibid., p. 188.
  40. Ibid., p. 92.
  41. Ibid., p. 99.
  42. Ibid., p. 182.
  43. Ibid., p. 205-6.
  44. Ibid., p. 212.
  45. Ibid.
  46. Ibid., p. 214.
  47. Ibid., p. 202
  48. Ibid., p. 243.
  49. Sophie Lalouette, La violence dans la littérature de jeunesse, op. cit., p. 67.
  50. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 124.
  51. Ibid., p. 141.
  52. Association L214 Éthique et Animaux, « Qui sommes-nous ? », L214, https://www.l214.com/qui-sommes-nous/en-bref/
  53. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit, p. 142.
  54. Ibid., p. 149.
  55. Ibid., p. 161.
  56. Ibid., p. 164.
  57. Ibid.
  58. Ibid., p. 166.
  59. Mireille Duchêne, « Le point de vue d’un éminent victorien : Flush, de Virginia Woolf Portrait d’un héros canin » in Sandra Contamina, Fernando Copello (dir), Regards sur l’animal et son langage, op. cit., p. 211-222, p. 217.
  60. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 166.
  61. Ibid., p. 166-68.
  62. Ibid., p. 168-69.
  63. Florence Burgat, La cause des animaux : pour un destin commun, op.cit., p. 36.
  64. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 167.
  65. Ibid., p. 253.
  66. Sébastian Thiltges, « Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse », in Nathalie Prince, Sébastian Thiltges (dir.), Éco-graphies. Écologie et littératures pour la jeunesse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2018, p. 19-35, p. 19.
  67. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit. p. 166.
  68. Ibid., p.170.
  69. Ibid., p. 166.
  70. Ibid., p. 167.
  71. Ibid., p. 180.
  72. Ibid.
  73. Ibid.
  74. Sophie Lalouette, La violence dans la littérature de jeunesse, op. cit., p. 64.
  75. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 170.
  76. Sophie Lalouette, La violence dans la littérature de jeunesse, op. cit., p. 64.
  77. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, op. cit., p. 142.
  78. Ibid., p. 181.
  79. Ibid.
  80. Sébastian Thiltges, « Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse », op. cit., p. 34.
  81. Sophie Lalouette, La violence dans la littérature de jeunesse, op. cit., p. 5
  82. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson, p. 7.
  83. Jean-Claude Mourlevat, Jefferson fait de son mieux, Paris, Gallimard Jeunesse, 2022.
  84. Sébastian Thiltges, « Écocritique comparée des littératures pour la jeunesse », op. cit., p. 24.
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