
L’étrange histoire des clowns maléfiques, de Grimaldi aux « Phantom Clowns »
Le clown maléfique, inversion nocturne (pour reprendre le terme cher à l’anthropologie de l’imaginaire de Gilbert Durand) du culte solaire du clown bon enfant et mutation perverse de la figure sentimentale du clown triste tel que décliné dans des milliers de figurines kitsch, plonge ses racines, comme tant d’autres figures de notre poposphère, dans le Romantisme noir 1. C´est alors que se constitue la figure même du clown moderne (le mot paraît en français vers 1820 pour nommer le pitre du cirque équestre à l´anglaise) à partir du triple apport du Pierrot, du bouffon (jester) et de l’Arlequin de la commedia dell´arte, que se développent autour d´elle d´étranges motifs qui l’investiront d’une aura d'« inquiétante étrangeté ».
Au premier chef, le dédoublement tragique, incarné par le célèbre Grimaldi et son motto apocryphe (« Je suis sombre toute la journée, mais je vous fais rire la nuit », jouant sur l’homophonie onomastique: « I am grim all day 2 ») ; ce véritable pionnier (on lui doit le maquillage blanc intégral et les rudiments du costume bariolé qu'on connaît) se serait rendu chez un chirurgien réputé pour être guéri de sa mélancolie pour recevoir le conseil ironique de se changer les idées en allant voir... Grimaldi 3. Dickens renforça ce paradoxe dans ses Mémoires de Joseph Grimaldi (1831), traversés par la figure romantique (et déjà psychiatrique) du Double : les plus grands succès de la carrière du clown se voient systématiquement accompagnés par des catastrophes dans sa vie privée : la mort en couches de sa femme alors qu´il est acclamé pour sa joyeuse pantomime de Noël à Drury Lane, « maquillant les coutures que l'agonie mentale avait porté à son visage 4 » ; la mort de son fils alcoolisé ; ses souffrances sur scène pour amuser la foule dans des pantomimes éreintantes et la dégradation physique et mentale qui s’ensuit. Et cette célébrité déchue, oubliée « dans la tristesse maussade d'une salle d´hôpital », finit par proférer dans son testament l´étrange requête qu’on lui coupe la tête avant de l´enterrer.
Le stéréotype dickensien du « clown au bord d´une crise de nerfs » allait connaître une grande postérité autant fictionnelle qu´existentielle ; ainsi Thomas Kemp, le premier clown britannique qui parut au Cirque Olympique, mourut dans une maison de santé en 1855, tandis que son successeur Boswell fut déjà, sous la plume de Jules Claretie, une créature divisée et inquiétante :
[…] cet être falot, barbouillé de blanc, peinturluré comme un sauvage, avait des facéties macabres qui faisaient courir, à ceux qui devinaient, un petit frisson dans le dos. Il y avait, chez ce bouffon du Cirque, quelque chose de vaguement terrible. Son rire sonnait le brisé comme une cloche fêlée 5.
Le dédoublement tragi-comique prend ici le devant de la scène, lorsque
lugubre, effrayant, pendant que le public se tordait de rire, il récitait en anglais à la jolie [écuyère] quelque passage du monologue d´Hamlet. (…) Et, drapé dans l'étoffe blanche rayée de rouge, sa face enfarinée à la large bouche saignante comme les lèvres d'un enfant barbouillé de mûres, il ressemblait à quelque spectre caricatural enveloppé dans le suaire ensanglanté d'un mort 6.
Spectralité grotesque parachevée dans sa mort sur scène, aux pieds de son idole indifférente, qui prend des allures de suicide.
Au-delà des simples anecdotes s’opère là un tournant culturel où la figure clownesque n´est plus, comme le Fou médiéval, l´expression d’une absurdité dont le sens reste métaphysique, mais s’érige en symptôme pathologique d'une dislocation subjective (et peut-être sociale). « Le fou de la tradition comique a trouvé refuge chez l'aliéné », écrit Sophie Basch. « Dans les temples modernes que sont les cirques, le clown, possédé comme l'acteur primitif, incarne un intermédiaire dérisoire et sarcastique. Comme le tragédien antique, le clown met un masque grotesque, qui lui colle à la peau 7 » (Clair, 2004 : 59). La figure de Grimaldi est symptomatiquement évoquée par Cesare Lombroso dans son traité influent sur L’homme de génie (1877) pour illustrer « la personnalité différente ou, d’après la terminologie actuelle, la personnalité double et souvent opposée, [qui] est l'un des caractères du génie 8 ». L’anecdote du chirurgien est elle-même dédoublée, l’attribuant aussi au célèbre mime qui fut la muse des Romantiques français : « Débureau, au sujet de sa tristesse, alla consulter un aliéniste qui lui conseilla d’aller trouver Débureau 9 » (on rapportera encore cette histoire, dans les années 1950, au sujet de Grock, signe de la persistance culturelle du mème) 10.
Sous des dehors de joyeuse festivité collective, se lit alors une relation plus complexe, quasi sadomasochiste, entre le public et le pitre. « Pauvre Joey », écrira en guise d’épitaphe pour Grimaldi William Robson. « Nous étions comme des enfants avec des grenouilles, nous nous amusions en te donnant la mort 11. » Catulle Mendès évoque ainsi « l’agressivité sadique du public » : « On s’amuse sans se sentir humilié. Ce ne sont pas même des hommes, ces gens-là! (…). Ainsi on a cette joie mauvaise de pouvoir mépriser la source de son plaisir. Il y a quelque chose de ce sentiment chez certains hommes qui préfèrent les prostituées 12. » Supplicié, le clown devient martyre stoïque :
Les clowns pâles qu´on a tant battus, /roulés, fardés, parés, rossés ; / les clowns à la fierté accrue, / car leurs robes brochées d´un jeu de cartes / c´est la chronique de leur vie dès leur berceau / le dieu Hasard, dans ses hardes/ crève de sa tête folle un cerceau // Et c´est un pauvre homme, le plus pauvre du monde / dont on perçoit la face pâle comme de mort / soudaine et de bref supplices, / tandis que les cuivres et la robe rouge / attirent un peu d´or / de leur appel strident et complice. (Gustave Kahn, « Affiche pour un music-hall », 1879).
L’on reconnaît là « le portrait de l´artiste en saltimbanque » tracé par Starobinski dans son célèbre essai éponyme. « Ah ! Malheur à ceux, malheur à celles d’entre nous qui ne reconnaissent pas leurs frères dans ces bouffons », écrivait Théodore de Banville dans Les Pauvres saltimbanques (1853), un des textes matriciels de cette topique. « L´art moderne a commis l’horrible crime de forcer la tragédie à paraître affublée du vêtement de la comédie, de sorte que ce qui était grand et noble paraisse banale, grotesque, et sans distinction », écrit Oscar Wilde du fond de sa geôle de Reading dans sa pathétique épître De profundis (1897), destinée à son éphèbe « Bosie ». « Tout dans ma tragédie a été hideux, vulgaire, repoussant, sans distinction : notre uniforme même nous rend grotesques. Nous sommes les bouffons de la douleur, des clowns dont les cœurs sont brisés. Nous sommes spécialement désignés pour être les cibles de l’humour 13. » La figure du clown est ici érigée en pur martyre, la polysémie du “nous” renvoyant tout autant aux prisonniers et aux homosexuels qu’aux artistes, voire, via l'intertexte biblique, à l'humanité déchue toute entière.
Peut-on dès lors être surpris que cette souffrance se transforme en haine chez le pitre supplicié ? Une haine d'autant plus inquiétante qu´elle avance masquée : « Vides et clairs / ainsi que des miroirs sans tain, / Ses yeux ne vivent pas dans son masque d'argile (…) Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid, / La canaille puante et sainte des Iambes, / Acclame l'histrion sinistre qui la hait », écrit Verlaine dans « Le clown » (1881), cristallisant une des matrices futures du clown maléfique. Il rejoint par là une autre figure tout aussi influente dans cette élaboration mythologique, celle du bouffon humilié et vengeur.
Hugo lui-même transformera la figure du bouffon rieur en monstre pathétique et vengeur dans L´Homme qui rit (1869). Gwynplaine, celui dont on a gravé, enfant, un sourire éternel et affreux sur le visage (dans le roman sa face en est toute écrabouillée, ayant été aussi privé de nez – ce que le cinéma réduira au simple sourire figé, reculant devant l’expression du véritable grotesque hugolien), synthétise à la fois le caractère victimaire du clown, soumis au sadisme des dominants, et pervertit le « paradoxe du comédien » diderotien en spectacle de la cruauté :
C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. (…) C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. (I, 342)
Le sourire atroce de Gwynplaine incarne littéralement le paradoxe du clown grimaldien, hérité de la formule baroque de Giordano Bruno (« In hilaritate tristis, In tristitia hilaris »). Il fait aussi de lui un de ces monstres physiques à l’âme sublime chers à Hugo et aux romantiques, le motif horrifique radicalisant une intuition baudelairienne qui, dans L´Essence du rire, faisait du Pierrot anglais un phénomène forain qui tient du fantasme sadique-oral (« la bouche était agrandie par une prolongation simulée des lèvres au moyen de deux bandes de carmin, de sorte que, quand il riait, la gueule avait l´air de courir jusqu´aux oreilles 14 »).
Toutefois, si la monstruosité de l´Homme qui rit en fait le prototype de l’iconographie future du clown maléfique (notamment à travers son adaptation cinématographique par Paul Leni en 1928), il n’est pas animé par la méchanceté foncière de celui-ci. Celle-ci dérive en fait d’une autre figure du Romantisme noir, celle du Pierrot assassin, que nous avons pu étudier ailleurs dans le sillage du travail pionnier de Jean de Palacio 15.
C’est Catulle Mendès, figure majeure de la popularisation des topoï décadents, qui assurera la transition entre les deux figures dans La vie et mort d´un clown (1879), transférant les traits les plus marquants du Pierrot assassin sur son héritier circassien. Enfant trouvé par un imprésario de cirque ambulant, fils d´une folle né dans un asile d´aliénés, le clown Aladin est voué à un double destin de métamorphoses et de crimes. Caïn dégradé, il tue son frère légitime Icarion en un faux accident de trapèze et tente de violer sa fiancée, la jeune Viola ; le schéma se répète lorsqu´il viole Arabelle de Villaudric (déjà « dépravée par des mauvaises lectures » et promise à la nymphomanie) et tue son naïf amoureux Sébastien. Il tuera encore un autre rival (Henry Cardoz), en lui faisant avaler de force le poison qu'Arabelle lui avait destiné pour s'en délivrer dans un bouge d'apaches, avant de finir guillotiné (non sans une dernière pitrerie acrobatique). Être primaire, entièrement prisonnier d´une physiologie toute en appétits, Aladin est mu par
quelque chose enfin comme le désir furieux que la boue, si elle pensait, aurait de monter vers les étoiles et de les éclabousser, — c'était de cela qu'était fait, rage, amour, besoin de sommes, le farouche et grotesque élan qui emportait au milieu des passants surpris cet homme en costume de saltimbanque 16.
« Les baraques foraines peuvent avoir une issue sur le bagne ; tant de souplesse physique s'accompagne quelquefois de trop de souplesse morale. Qu´est-ce que l’honnêteté ? Un refus de plier ; il y a des dislocations de consciences. Aladin était remarquablement disloqué 17 », explique le narrateur de ce roman fleuve qui, à la croisée du roman feuilleton le plus rocambolesque et des portraits à charge naturalistes des abjections sociales, fait de la « clownerie compliquée d’assassinat » le symbole d´une dégradation générale.
Barbey d´Aurévilly salua ce roman peuplé d’une ribambelle de monstres « d'une espèce infiniment plus râblée et plus carabinée que tous ceux de la Ménagerie tératologique de Victor Hugo » :
Le clown de M. Catulle Mendès est, comme Bug-Jargal et Han d’Islande, une de ces monstrueuses créatures qui violent dans tous les sens les proportions et les cadres de l’humanité. Il est de cette race disproportionnée dans laquelle la nature de l’homme disparaît pour faire place au rêve d’un poète qui a toujours caressé l’affreuse chimère du monstrueux. (…) C’est positivement une bête féroce, dans laquelle il y a un si bas coquin qu’il déshonore jusqu’à la bête féroce… Et l’acrobatisme transcendant, inventé par M. Catulle Mendès pour rendre son clown poétiquement scélérat et originalement terrible, n’en peut pas sauver la dégoûtante monstruosité 18.
Mais « il n’y a pas dans le roman de M. Mendès que le clown Aladin qui soit un monstre. (…). Nous nageons en pleine tératologie 19 ! »
Coutumier des Pierrots assassins qu´il a lui-même mis en scène, Catulle va par ailleurs transposer le récit fondateur de la figure (le Pierrot de Rivière) dans le cadre d´un drame historique qui remonte aux origines mêmes du clown, par l´intermédiaire de la figure titulaire de Tabarin. La femme de Tabarin (1887) met donc en scène le célèbre bateleur et comédien forain de l'âge baroque, déjà paré du costume qui deviendra l´attirail du clown moderne. Jules Lemaître résume ainsi le drame de Mendès :
Tabarin monte sur les planches, commence la parade, raconte avec des airs de Jocrisse qu’il est jaloux de sa femme. Il l’appelle et, comme elle ne vient pas, il entrouvre le rideau derrière lui. Horreur ! il voit Francisquine entre les bras du mousquetaire. Il emprunte son épée à l’un des jeunes seigneurs qui sont au premier rang, se précipite dans la baraque, plonge l’épée dans la gorge de Francisquine et reparaît, poussant des cris rauques et les yeux hors de la tête ; et la foule s’émerveille de la perfection de son jeu. Francisquine, la gorge ouverte et saignante, vient se traîner sur les tréteaux… (…) Tout cela est rapide, pittoresque et brutal. Des fioritures sur un drame violent d’amour physique et de mort. La fin n’est qu’une pantomime horrible et sanguinolente. L’aimable exercice littéraire se termine en scène d’abattoir ou de cirque romain 20.
La fin, en effet, est à la lisière du mélodrame historique encore inspiré par les codes de l´outrance romantique (eux-mêmes dérivés du théâtre baroque) et des pantomimes pierrotesques (dont on reconnaît plusieurs traits). Le jeu entre le théâtre et la vie se situe ici à la croisée de l´inversion du theatrum mundi baroque (l´on songe, entre autres, au Véritable Saint Genest de Rotrou) et de la percée de « l´autre scène », celle de l´inconscient, avec son cortège de pulsions. Sous le décalage entre la tragédie réelle et ses spectateurs qui croient encore à la fiction (« Voilà une fort agréable comédienne, dit Télamire : et ne dirait-on pas que le sang est du sang véritable ? ») percent les pulsions sombres qui font du clown légendaire un avatar des Pierrots de son temps, dont la fusion de sadisme (« Ah ! toi ! toi ! toi ! Oui, ton sang, je veux le boire ! Donne, encore ! Je l’aime ! ») et masochisme (« Veux-tu me tuer, toi aussi ? Il reste encore des morceaux de l’épée ; tiens, prends ! Mais, tiens, petite chatte, tiens, vois, c’est très pointu, prends donc ! Ah ! chérie 21 ! »). Cette sombre et macabre parodie du Liebestod romantique (« au moment où la main va frapper, la face se contracte dans une convulsion suprême, et Francisquine retombe à plat ventre, la tête sur les genoux de l’homme. Elle le mord à la cuisse, puis tout son corps se tend ») culmine avec le cri pitoyable du « misérable histrion » qui clôt l'œuvre de façon spectaculaire (« Les exempts ! les exempts ! J’ai tué ma femme ! Qu’on me pende 22 ! »).
La représentation la plus célèbre du clown tueur fin-de-siècle survient dans une reprise de ce canevas – et plus particulièrement de cette scène finale. Bien que son auteur ait fait des pieds et des mains pour échapper à l’accusation de plagiat, il est aisé de voir la transposition à l’œuvre dans Pagliacci (Paillasse, 1892), l'opéra de Ruggero Leoncavallo qui enflammera les salles de l’époque et qui fait encore aujourd´hui partie du répertoire. Le drame, comme le titre l'annonce, met en scène une troupe de clowns. L'inévitable triangle amoureux hérité du Pierrot cocu se noue entre Canio, sa femme Nedda et Silvio. Toute la question du dédoublement entre l'acteur et son personnage, dupliquant les affres de la jalousie, est résumée dans la célèbre aria « Vesti la gubia », lorsque Canio, ayant découvert l'infidélité de sa douce moitié, doit toutefois endosser son costume clownesque (prémonition de l’adage apocryphe « the show must go on ») :
Jouer ! alors que pris de délire, / je ne sais plus ce que je dis, / et ce que je fais ! / Et pourtant, tu dois… fais un effort ! / Ah ! n'es-tu pas un homme ? / Tu es Paillasse ! // Mets la veste, / et enfarine-toi le visage. / Le public paie, et ils veulent rire. / Et si Arlequin te vole Colombine, / ris, Paillasse, et tous applaudiront ! / Transforme en rires les affres et les pleurs, en une grimace les sanglots et le chagrin ! // Ah ! ris, Paillasse, / de ton amour brisé ! / Ris de la douleur, qui te ronge le cœur !
S’opère là la fusion entre la relecture tragique de la thématique baroque du theatrum vitae et le paradoxe du comédien dans sa variante clownesque. Lors d’une représentation, Canio, confondant l’action de la pièce et la vie réelle, tue avec un couteau sa femme et son amant sous les applaudissements des spectateurs qui ne comprennent pas l’enchevêtrement dramatique entre la scène et le theatrum mundi. « La comedia é finita », chante, en pleurs, le pathétique uxoricide, reprenant le célèbre « acta est fabula » du théâtre antique (transformé par Auguste sur son lit de mort en topos stoïcien), sous les applaudissements de la foule. « Cette irruption traumatique de la mort dans la comédie, suggère, comme la phrase finale, que les limites des genres ont-elles-même été perturbées », écrit A. M. Stott. « Les clowns subvertissent traditionnellement les attentes pour assurer un effet comique, mais, en tant qu'assassin, Canio devient une sorte de méta-clown, capable de subvertir le genre lui-même en substituant à la résolution comique le stérile nihilisme de la mort23. »
Que Canio soit initialement représenté en Pierrot, comme l´atteste le costume de Signorini dans une carte postale d´époque montre bien la superposition, voire la véritable passation, qui se fait entre les deux figures (à l’égal de la transformation scénique du Pierrot en clown blanc). C´est encore sous cette guise que le légendaire Caruso paraît dans une des premières adaptations cinématographiques (1918) et que l'on retrouve Galliano Masini dans la version de 1948 toute traversée d'influences expressionnistes. Symptomatiquement, alors que le souvenir du Pierrot assassin de la Décadence s'estompe l'on verra Canio prendre les traits clownesques de l'Auguste (c'est déjà le cas pour Franco Corelli en 1954), avant que Zeffirelli ne revienne aux sources, hommage nostalgique d'un esthète meurtri à une créature et un monde évanouis (1982).
Le 19e siècle nous lègue ainsi, à la croisée entre culture lettrée et populaire, le clown désespéré, poussé à bout par toutes sorte de déceptions et qui finit par trancher littéralement dans le vif pour dénouer le triangle amoureux sordide dont il pâtit sous les rires des spectateurs qui ne saisissent pas le tragique de la scène où se mêlent fiction et réalité. Sous l'influence de Pierrot, devenu, lui, franchement psychopathe, il pourra au 20e siècle s’affranchir du triangle œdipien où il se trouve en passant de l'Eros au Thanatos et, partant, incarner de façon éclatante une pulsion de mort maniaque qui n’en finit pas de perturber l’ordre de nos représentations.
Ironiquement, le cinéma, qui, d’une certaine façon, contribua à tuer les spectacles forains dont il fut un temps le parasite et mit à mal l’engouement massif pour le cirque (jusqu´à venir à bout de son « âge d´or » vers 1950), s’empara discrètement de la figure du clown pathétique, devenue l’emblème de la déchéance de tout un monde. Fait révélateur, c’est la tradition grimaldienne du martyre clownesque qui est prépondérante, incarnée par « l’homme aux mille visages », l’icône du cinéma horrifique Lon Chaney, dans deux œuvres connexes, He Who Gets Slapped (Victor Sjöström, 1924) et Laugh, Clown, Laugh (Herbert Brenon, 1928). Les clowns auxquels réfèrent les deux titres y sont des victimes hantées par une mélancolie qui dérive dans les deux cas – comme pour Pierrot – d’un triangle amoureux typiquement œdipien (l’inceste étant clairement évoqué dans le deuxième), situant l’humiliation cruelle du pitre et sa souffrance psychique dans l'orbite du tabou freudien. D’où peut-être le succès de cette représentation populaire du clivage mélancolique du sujet, déclinée par la suite dans des milliers de figurines et d'aquarelles, le « sad clown » à la Chaney étant devenu un des emblèmes ultimes du kitsch (Gacy en sera un féru collectionneur).
Le clown triste reste toutefois capable d’une violente projection de sa négativité foncière, comme le montre (outre Gacy) une célèbre rengaine de nulle autre qu’Edith Piaf, « Bravo pour le clown » : la première strophe campe le personnage pathétique (« Un clown est mon ami / Un clown bien ridicule / Et dont le nom s’écrit / En gifles majuscules / Pas beau pour un empire / Plus triste qu'un chapeau / Il boit d’énormes rires / Et mange des bravos »), soumis dans la deuxième aux diverses violences qui réjouissent la foule ( « Pour ton nez qui s'allume / Bravo ! Bravo ! / Tes cheveux que l'on plume / Bravo! Bravo! »), se gaussant de son malheur : « Son cœur qui se dévisse / Ne peut les attrister / C'est là qu'ils applaudissent/ La vie qu'il a ratée ! ». On retrouve le cocufiage pierrotesque (« Et toi, tu fais l'idiot / pour la femme infidèle / Bravo! Bravo! ») et la plongée dans la folie (« Mon clown est enfermé / dans un certain asile / Succès de camisole / Bravos de cabanon / Des mains devenues folles / Lui battent leur chanson ») suite au meurtre vengeur : « J’ai fait mon numéro / Tout en jetant ma femme / Du haut du chapiteau / Bravo ! Bravo ! Bravo ! Bravo ! »
Plus inquiétante que les mélodrames du clown triste, l’adaptation de L’homme qui rit allait à son tour nourrir une des œuvres les plus marquantes de l’expressionnisme cinématographique américain (The Man Who Laughs, P. Leni, 1928) où tous les thèmes visuels du caligarisme, dominés par la triade de la foire, le monstre et la femme fatale, s’y retrouvent exaltés. Le visage torturé de Conrad Veidt inspirera, comme on sait, la figure ultime du clown psychopathe pop, le Joker, Ombre et Double de Batman dès sa première parution en 1940. Mais le signe du mythe s’y inverse : le symbole victimaire de l’horreur sociale est ici devenu psychopathe dangereux ; le révolutionnaire en herbe qui prend la parole au nom de la misère cède la place à un nihiliste qui explorera progressivement l’absurdité du monde. On est là dans le sillage ubuesque du Pierrot assassin, porté au paroxysme, radicalisant le motif du clown malfaiteur de la tradition policière.
C’est en effet dans celle-ci que règne le malfrat déguisé en pitre pour éluder les soupçons. C’est un autre film expressionniste, le Spione de Fritz Lang (1928), qui introduit le motif, le chef du redoutable réseau d’espions y étant à la fois directeur de banque et clown dans un cirque (rapprochement volontiers symbolique). Démasqué, il menace de son revolver (qu'il utilise pour abattre une mouche géante dans son numéro) les inspecteurs chargés de l’arrêter avant de se suicider avec une dernière grimace sardonique adressée à la caméra, s’écroulant sur scène auprès de l´insecte factice qu’il a occis. L’image du clown menaçant au revolver allait être popularisée et essaimée dans les couvertures criardes de quantité de pulps. Si le Crimson Clown de McCulley (créé en 1926) reste, à l’instar de sa création plus célèbre Zorro, une figure intrigante mais héroïque de Justicier masqué, son iconographie flamboyante, parée d’un pistolet à gaz léthargique (qu´il pointe directement sur le lecteur dans The Phantom Detective de mai 1939) a tout pour inquiéter (il deviendra par ailleurs un véritable criminel dans les comic books dévolus à Charlie Chan des fifties). Directement maléfiques, quantité d’autres clowns sévissent sur les couvertures des pulps de l’école dure à cuire (Popular Detective, oct. 1944) ou horrifique (Horror Stories, déc. 1940), puis des men´s adventure magazines (celle d´Official Detective Stories de mai 1962) et des romans paperback (citons notamment, avec Patrick Peccatte, Horror en Broadway de Donald Curtis, 1959 et The Better to Eat You, 1963) qui en prennent la relève et en prolongent l'imaginaire.
Les comics ne sont pas en reste, qui présentent dès 1938 le clown criminel Berpo aux prises du gentleman aventurier Cosmo dans une histoire intitulée justement « The Killer Clown » (Detective comics). Deux ans après c'est au tour du Spirit de Will Eisner d'affronter Palyachi (transcription du célèbre opéra), The Killer Clown, et à Batman de faire face à sa Némésis. Surnommé The Clown Prince of Crime ou simplement The Crime Clown, le Joker a développé une mythologie tout à fait singulière qui dépasse de loin le cadre de ces quelques pages. À sa suite, tout un cortège de clowns supermaléfiques déferlera sur les comics books superhéroïques (The Clown, Leapo, The Minstrel, etc.), incarnant le summum de la menace masquée, doubles inquiétants des justiciers qui sont, nolens volens, tout aussi clivés en tant que (super)sujets.
Il est révélateur que le clown inquiétant et meurtrier soit pratiquement absent du grand écran jusqu'au tournant des seventies, âge, pour beaucoup d’analystes, de la perte de l’innocence de l'imaginaire culturel nord-américain, dans le sillage des Manson Murders, de l’enlisement au Vietnam et du scandale de Watergate (ironiquement, Nixon avait inauguré peu avant, en 1971, le National Clown Week). C'est en 1976 qu’un film canadien dont le titre même semble annoncer les épidémies futures, The clown murders, inscrit le personnage éponyme dans la vague croissante de films de psychopathes qui débouchera sur le genre emblématique des années 80, le slasher, bien qu'il reste essentiellement un mélodrame claustrophobe (notons que la couverture pour le Dvd américain incorporera ultérieurement l’élément folklorique du clown à la machette). Un groupe d’amis décide de kidnapper la femme d´un riche imprésario sur le point d´acheter une ferme pour la détruire et construire des condos. Pour ce faire ils organisent un party thématique d’Halloween où tout le monde est déguisé en clowns. Le plan réussit, le groupe fuit avec son otage dans la ferme, où les attend un mystérieux personnage, lui aussi habillé en clown, qui erre dans les environs armé d’une hache. Les tensions (notamment sexuelles) montent entre le groupe alors que chacun soupçonne son voisin d´être l’intrus menaçant et la fin du film s’inscrit dans les codes hérités du giallo que le slasher systématisera. Outre camper la figure du clown psychopathe (et son goût des armes blanches, partagé avec les tueurs mystérieux italiens), le film en fait, in fine, un emblème du retour du refoulé, la conséquence tragique des jeux auxquels se livrent les puissants de ce monde au mépris de la vie des pauvres gens qu'ils détruisent sans sourciller. La classe paysanne en déréliction est ainsi acculée à un rôle à la fois dérisoire (le choix du costume en atteste, double inversé de celui des riches) et vengeur, dans le sillage des films de rednecks horrifiques.
Symptomatiquement le film qui allait définitivement consacrer le genre du slasher s’ouvre, on l'oublie trop souvent, par un clown tueur. La scène inaugurale d’Halloween (John Carpenter, 1978) constitue un véritable prototype des codes à venir (le prologue qui constitue un flashback du trauma enfantin fondateur de la psychose ultérieure, la vision subjective de l´assassin-voyeur à travers les trous du masque, la lente irruption dans la maison où le jeune couple s´apprête à s’accoupler, etc.) ; or elle culmine, effectivement, avec le jeune Michael Myers qui est démasqué dans son habit de clown (on aperçoit très imparfaitement le masque classique de Weary Willie) alors qu’il tient encore, comme un somnambule, le long couteau ensanglanté qui a charcuté sa sœur après l’avoir vue folâtrer avec son petit copain. Le clown comme radicalisation de l'Œdipe se couvre ainsi de réminiscences hamlétiennes (déjà présentes dans les Pierrots de la Décadence). L'impact de cette scène fut d’autant plus grand qu’elle était incluse dans la bande-annonce originale du film, vue par une quantité phénoménale de spectateurs. Il est révélateur que le masque de Myers adulte ait failli initialement être un masque de clown, pour souligner la continuité entre le sororicide initial et la psychose du tueur qui en découlait. Dans tous les cas, le lien entre la fête d’Halloween et les clowns tueurs venait d´être pour la première fois postulé.
Or, deux ans plus tard, un tournant majeur du mythe s’opère avec le procès retentissant d’un serial killer promis à un statut légendaire, John Wayne Gacy, alias le « Clown tueur », du fait qu’il avait l'habitude de se déguiser en « Pogo le clown » lors d’événements charitables, des parades et de fêtes d’enfants. Les détails horrifiques de ses meurtres de 33 adolescents kidnappés et violés furent abondamment transcrits dans les journaux, au moment où émergeait le culte médiatique du serial killer. « La référence à Gacy est inévitable dans toute discussion sur l´ombre portée par les clowns maléfiques sur l'inconscient de masse », écrit Mark Dery dans un texte devenu culte sur la figure qui nous intéresse :
Il vit dans les cauchemars pop comme le Clown assassin, un sobriquet inspiré par le personnage de Pogo le clown qu'il adopta lors de ses performances pour les enfants hospitalisés ou à des événements communautaires. L'image a été fixée dans l'imaginaire collectif par des journaux tabloïdes, des cartes à jouer de tueurs en séries et une biographie sensationnaliste éponyme. Une des photos les mieux connues de Gacy le montre dans son habit de clown. (Dery, 1999, p. 71)
L’obsession compulsive des médias et leurs publics pour le recensement des détails les plus infimes (l’on saura, par exemple, que sa chanson préférée était le célèbre « Send in the clowns » - aurait-ce pu être autrement ? - ou qu’il s’amusait à pincer violemment les enfants qui essayaient de lui subtiliser des sucreries) ne fait que renforcer le lien entre le meurtrier et le fantasme culturel naissant. Ironiquement, Gacy s’appropriera celui-ci à travers une modalité singulière d’outsider art, en vendant du fin fond de sa cellule ses peintures « naïves » à ses fans, mettant justement en scène des clowns mélancoliques, continuation des figurines qu'il affectionnait jadis collectionner.
En 1980, l'année du procès Gacy, Terror on Tour cumule la figure du clown maniaque au couteau entre les dents avec la polémique autour de bands de heavy rock tels que Kiss ou Alice Cooper et leurs fans réputés dangereux. « Les Clowns sont un groupe de rock en route pour la gloire », lit-on sur la pochette du VHS. « Leur incroyable performance présente des mutilations sadiques sur scène et bientôt des meurtres réels vont survenir. La police considère les membres du band comme les principaux suspects jusqu'à ce qu'ils réalisent que les meurtres se produisent au cours de leurs performances. La recherche du meurtrier commence ... et se termine avec le public chantant : Kill, Kill, Kill ! » Le trope semble ici déjà bien établi, une année avant les premières rumeurs ; le band l’utilise en guise de totem apotropaïque dans des mises en scène grandguignolesques qui évoquent inévitablement les modèles cités, au rythme d'hymnes maniaques tels que « We'll cut you into little pieces and send you home in a box! » Par un processus mimétique qui ne va pas sans rappeler la célèbre « Kiss Army » inaugurée en 1975 par Bill Starkey et Jay Evans, les fans du band s’approprient eux aussi cette persona maléfique (un an auparavant le film culte The Warriors présentait par ailleurs dans son vaste catalogue de gangs de rue exotiques des mimes inquiétants). Inévitablement, un véritable psycho s’infiltre dans le cortège de fans et commence le méthodique bodycount que le slasher (alors triomphant) impose. Le film joue, tout aussi inévitablement, sur la confusion entre le réel et la fiction (« These guys sure know how to murder a girl onstage, I wonder if any of them are tired of make believe? », médite un des détectives sur l’enquête), mettant en abyme les processus de contagion mimétique qui, bien au-delà des suppositions de Gabriel Tarde, allaient caractériser les premières rumeurs coulrophobes. In fine, la figure du clown psychopathe s'érige en ange exterminateur d’une société en déréliction, mettant à la fois à nu les présupposés puritains du slasher (« I had to kill them - they had no moral values at all! ») et leur caractère ultimement dérisoire.
On voit donc comment, de Gacy au slasher, la figure du clown en était venue à signaler une menace horrifique dans les courtes années qui précédèrent les premières circulations des rumeurs autour des « phantom clowns ». C’est en 1981 que celles-ci attirent pour la première fois les médias. Les policiers de Boston avaient alors reçu de nombreux appels évoquant la menace de clowns qui tentaient d'attirer au moyen de sucreries des enfants dans leurs camionnettes. Quelques semaines plus tard, au Kansas, des enfants affirmèrent avoir été poursuivis par des clowns armés de machettes24 (arme qui venait d´être promue en emblème du slasher film l’année précédente grâce à Jason Voorhees, le psychopathe masqué qui hante les bois de Crystal Lake dans Friday 13th). Malgré des multiples enquêtes, on ne trouvera aucune trace de ces mystérieux assaillants 25.
« Quelque chose de bizarre arriva en Amérique au printemps 1981 », écrivait le folkloriste et crypto-zoologue Loren Coleman dans le magazine Fate de mars 1982. « Qu’était-ce? De l’hystérie collective ? Une terreur urbaine induite par le scandale des enfants tués à Atlanta ? L’apparition de “clowns fantômes” (phantom clowns) dans l’espace d’un mois dans au moins six villes majeures s’étalant sur 1600 kilomètres constitue un véritable mystère 26. » Il s’agit là pour Coleman d'un cas classique de dissémination d’une légende urbaine, qu’il situe dans le sillage folklorique du joueur de flûte de Hamelin, la rapprochant d’autres rumeurs contemporaines sur des kidnappeurs d’enfants (dont les Gitans, prenant la relève des légendes antisémites millénaires autour des meurtres rituels 27) et des assaillants mystérieux (dont les mystérieux Men In Black du folklore ufologique). « Il y eu quelques rumeurs sur des clowns qui distribuaient des bonbons contenant de la drogue, des allusions à des viols ou à des entailles similaires à celles infligées par les « Smiley Gangs », voire à des enfants découpés et gardés dans le congélateur pour être dévorés 28 », écrivent Bennett et Smith. D’aucuns évoquaient plus spécifiquement l’utilisation des tendres viandes enfantines pour garnir des sandwiches tandis que le sang servirait de sauce aux framboises pour les crèmes glacées. Ces rumeurs cannibales, à la fois héritières des contes populaires (folktype 327A dans la classification Aarne-Thompson-Uther, dont la version la plus célèbre reste « Hansel et Gretel ») et de traditions horrifiques telles que les penny dreadfuls autour de Sweeney Todd, se retrouveront dans les légendes urbaines ultérieures sur le vol d’organes.
La figure du clown surgissait donc comme une énième variation autour d’une structure connue, afin de l’actualiser en la défamiliarisant. « Les personnages mystérieux si fréquents dans l'occultisme et l’ufologie sont devenus presque trop banals et familiers » écrivait Coleman. Il fallait « un nouveau cauchemar qui puisse encore nous choquer 29. » Ce nouveau cauchemar remontait en fait, comme on vient de le voir, à plus d'un siècle et demi.
Parachevant ce tournant culturel, Stephen King cristallise la tératologie clownesque dans son roman Ça (It, 1986). Dès l’ouverture, le thème de l’horreur informe qui prend sa source dans les tréfonds de la psyché enfantine (parfait réceptacle des phobies culturelles ambiantes) est annoncé au détour d’une anecdote apparemment anodine :
Il redoutait qu’une horrible patte griffue ne vienne se poser sur sa main au moment où elle cherchait le bouton pour le projeter dans les ténèbres au milieu des odeurs d’humidité et de légumes légèrement décomposés. // Stupide ! Des choses griffues et velues, bavant du venin, ça n’existait pas. De temps en temps, un type devenait cinglé et tuait plein de gens – Chet Huntley en parlait parfois au journal du soir –, et bien sûr, il y avait les communistes ; mais pas de monstre à la gomme habitant la cave. Il n’arrivait cependant pas à chasser cette idée. Au cours de ces interminables instants pendant lesquels il tâtonnait de sa main droite, à la recherche de l’interrupteur (tandis que sa main gauche étreignait l’encadrement de la porte), la cave lui semblait remplir l’univers. Et les odeurs d’humidité, de poussière et de pourriture se confondaient en une seule, inéluctable, celle du monstre. LE MONSTRE. L’odeur d’une chose sans nom : ça sentait Ça, Ça qui était accroupi, prêt à bondir, une créature prête à manger n’importe quoi, mais particulièrement friande de petits garçons. (2016, p. 6-7).
Cette créature prédatrice et informe qui habite dans les tréfonds de la psyché va aussitôt se matérialiser, selon une loi quasi-magique (on songe aux « tulpas » boudhistes, comme nous y invite l’auteur lui-même) qui régit le multivers kinguien. Et ce sera, justement, sous la forme d’un clown. La saturation de références pop, véritable trademark du style kingien (avant d’être revampé par Easton Ellis), joue d'abord sur l´effet de reconnaissance familière :
Un clown se tenait dans l’égout. L’éclairage n’y était pas fameux, mais néanmoins suffisant pour que George Denbrough n’ait aucun doute sur ce qu’il voyait. Un clown, comme au cirque, ou à la télé. Un mélange de Bozo et Clarabelle, celui (ou celle, George n’était pas très sûr) qui parlait à coups de trompe dans les émissions du dimanche matin. Le visage du clown était tout blanc ; il avait deux touffes marrantes de cheveux rouges de chaque côté de son crâne chauve et un énorme sourire clownesque peint par-dessus sa propre bouche. Il tenait d’une main un assortiment complet de ballons de toutes les couleurs, comme une corne d’abondance pleine de fruits mûrs. (2016, p. 13- 14).
Comme dans les contes, la créature procède à se nommer : « Georgie, je m’appelle Mr. Bob Gray, aussi connu sous le nom de Grippe-Sou le Clown cabriolant. Grippe-Sou, je te présente George Denbrough. George, je te présente Grippe-Sou. Eh bien, voilà, nous ne sommes plus des étrangers l’un pour l’autre. Pas vrai ? » (Ibid). Puis survient la défamiliarisation horrifique…
Le clown prit [sa main]. // Et George vit changer le visage de Grippe-Sou. // Ce qu’il découvrit était si épouvantable qu’à côté, ses pires fantasmes sur la chose dans la cave n’étaient que des féeries. D’un seul coup de patte griffue, sa raison avait été détruite. // « Ils flottent… », chantonna la chose dans l’égout d’une voix qui se brisa en un rire retenu. Elle maintenait George d’une prise épaisse de pieuvre ; puis elle l’entraîna dans l’effroyable obscurité où grondaient et rugissaient les eaux, emportant leur chargement de débris vers la mer. (2016, p. 15)
« Pennywise le Clown est l’un des monstres les plus puissants de King précisément parce qu'il est pour l'auteur ‟l'apothéose de tous les monstres” », écrit M. R. Collings :
Ayant commencé comme un représentant des monstres littéraires et cinématographiques, il s’est transformé en une créature centrale à des légendes et des contes de plusieurs cultures, devenant finalement la « créature » archétypale du 20e siècle. Dans un mélange de H.P.Lovecraft et de la science-fiction contemporaine, King révèle que Ça - et donc toutes les entités légendaires et mythiques qu’il représente - est en fait un extraterrestre, échoué sur cette planète bien avant la montée de la civilisation humaine 30.
Cette plasticité constitutive du monstre comme synthèse vivante se traduit dans les stratégies du texte, et au-delà :
King modifie donc une fois de plus les attentes génériques du roman - les « protocoles de lecture » que les lecteurs doivent s'appliquer au texte. Nous sommes passés de l'horreur au folklore et au mythe ; nous passons ensuite à la science-fiction avec l’affirmation de présences extraterrestres qui expliquent non seulement le récit que nous avons entre nos mains, mais toute la panoplie de mythes, de légendes et de légendes qui s'est accumulée autour des métamorphes (shape-shifters) de toutes les cultures31.
Cet amalgame qui fusionne les traditions, les cauchemars et les horreurs les plus diverses, jusqu´à contaminer la totalité des strates culturelles (selon la thèse, alors triomphante dans les milieux ufologiques, des « Anciens Astronautes »), évoque in fine les liens évidents entre la créature protéiforme et le Ça freudien (la traduction française rend la chose presque tautologique, tandis que « It » cache, en anglais, l’écho du « Id », popularisée dans la tératologie pop par le « monster from the Id » de Forbidden Planet, 1965). Toutefois, et c’est là ce qui nous intéresse, son incarnation privilégiée reste bel et bien celle d´un clown aux longues griffes afin d´attirer et saisir les enfants dont il se nourrit périodiquement :
Pennywise est juste un masque parmi beaucoup d´autres, mais spécifiquement conçu pour attirer les enfants sans méfiance. Bien sûr, Ça se situe à la fin des années 50, quand la perception populaire des clowns était marquée par Bozo et encourageait des souvenirs chaleureux de pop-corn au cirque. Les enfants qui vivent à Derry au cours du cycle de tueries de Ça ne partagent pas la peur que les lecteurs modernes ont [de la figure] 32.
Une peur que le roman a en grande partie façonnée.
Curieusement, le lien entre cette figure prédatrice et les rumeurs des « phantom clowns » qui assolèrent la Nouvelle Angleterre (région kinguienne par excellence) ont échappé à la critique et aux déclarations de l’auteur lui-même. Le fait que la créature opère en s’adaptant aux craintes les plus profondes de ses proies en fait d´ailleurs un parfait avatar de la rumeur et de l’inconscient culturel qui s’y manifeste. It reviendra par ailleurs, comme toute bonne légende urbaine, dans le multivers textuel de King, et ce, dès l’année suivant sa prétendue exécution. Ainsi le croise-t-on fugacement dans The Tommyknockers, au détour d´une phrase qui réactive le cauchemar chez les lecteurs les plus assidus : « Tommy avait commencé à halluciner ; comme il remontait Wentworth Street, il crut voir un clown qui lui souriait d’un puits d'égout ouvert - un clown avec des dollars d’argent brillants à la place des yeux et un gant blanc serré rempli de ballons » (1987, p. 378). « Le clown vit encore », lira-t-on dans une inscription en dessous de la plaque commémorative érigée par le « Club des Ratés » en l'honneur des victimes du monstre sur les lieux de l’ancien château d'eau (Dreamcatcher, 2001). Lieu de mémoire, hantise du retour du refoulé, temps cyclique de la malédiction et éternel retour balzacien des personnages composent un « aleph » horrifique du « multivers » kinguien, parfait analogon du fonctionnement des grandes peurs rumorologiques.
Pennywise The Dancing Clown va ainsi concrétiser durablement le tournant maléfique du clown dans la culture populaire, renforcé par l'adaptation télévisuelle (1990) qui transporta la créature dans l'intimité de milliers de foyers. Ironiquement, une rumeur constante dans la critique vernaculaire insiste, au mépris de toute chronologie, à faire dériver les premières épidémies coulrophobes de l’iconique personnage campé avec brio par Tom Curry. Non seulement celles-là précèdent et peut-être informent la création de King et a fortiori son adaptation par Tommy Lee Wallace mais celles-ci, comme on l’a vu, parachèvent un tournant mythopoétique, ouvrant, de par leur immense diffusion, le règne du clown maléfique qui ne fera, depuis, que s’étendre sur tous les versants de notre sémiosphère (pour preuve, se cantonnant au seul domaine cinématographique, ces 50 films qui leur ont été consacrés depuis 2000 selon le recensement minutieux qu’en a fait Patrick Peccatte 33).
Comble de l´ironie, Stephen King a dû venir à la rescousse des clowns professionnels face au déferlement de coulrophobie dont on lui attribue la paternité lors de la Grande Panique Clownesque de 2016 qui constitue, jusqu’à date, la manifestation la plus éclatante de notre mythologie 34 (mais, comme le signale malicieusement un de ses fans : « This is exactly what Pennywise would say if he hijacked your account, Stephen 35 »).
- Notion développée, comme l´on sait par Mario Praz dans son classique La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir, Gallimard, Tel, 1999 [1930].
- Andrew McConnell Scott, « Clowns on the Verge of a Nervous Breakdown Dickens, Coulrophobia, and the Memoirs of Joseph Grimaldi », Journal for Early Modern Cultural Studies, Volume 12, Number 4, Fall 2012, p. 9
- Ibid.
- Charles Dickens, The Memoirs of Joseph Grimaldi, New York, Stein, 1968, p. 112.
- Jules Claretie, « La vie et la mort d´un clown », La vie à Paris, 6 septembre 1881.
- Ibid.
- Jean Clair, La grande parade: portrait de l'artiste en clown, Paris, Gallimard, 2004, p. 59.
- Cesare Lombroso, L´Homme de génie, 1896, p. 44
- Ibid.
- Les frères Goncourt mettront en scène ce dédoublement dans leur roman circassien Les Frères Zemganno (1879) : « Dès que le clown endosse son costume, « une vie nouvelle, une vie différente de celle du matin, une vie fantasque se mettait, pour ainsi dire, à couler dans ses veines. (…) Il était poussé à des gestes de somnambule et d’halluciné » (p. 160-161).
- Andrew McConnell Scott, op. cit., p. 12
- Catulle Mendès, La vie et la mort d´un clown, 1879, v. I, p. 169.
- https://en.wikisource.org/wiki/De_Profundis_(Wilde)
- Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, 1868, p. 380. Fait symptomatique, une autre somme du Romantisme noir présentait cette même année 1869 (sans qu´aucune influence directe ait pu s´exercer) une même hantise du rictus sardonique, emblème d´une dissonance tragique entre le rire et l´atroce : Les Chants de Maldoror (Chant I, strophe 5).
- Antonio Domínguez Leiva, « Pierrot assassin: Généalogie d´une figure Fin-de-Siècle », Pop-en-Stock, 28/10/2016, http://popenstock.ca/dossier/article/pierrot-assassin-g%C3%A9n%C3%A9alogie-dune-figure-fin-de-si%C3%A8cle
- Catulle Mendès, op. cit., v. II, p. 13
- Id., p. 130
- Barbey d’Aurévilly, Les oeuvres et les hommes, XVIII, Paris, Le roman contemporain, 1902, p. 262-263.
- Id, p. 265
- Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 2e série, 1888, p. 179.
- Catulle Mendès, La femme de Tabarin, in Les folies amoureuses, Sc. III, pp. 203-207
- Ibid.
- Andrew McConnell Scott, op. cit., p. 3-4
- Lien en ligne: MISCELANEA BIZARRIENSIS: (The Original) Demon Clown (freaklit.blogspot.com)
- “Throughout the bad clown panic, no hard evidence was ever found, and no children were actually abducted. This strongly suggests that some form of social delusion or mass hysteria was at play. If the clowns were real, why were they so invariably incompetent? Surely at least one of the bad clowns would have succeeded. Any real clown could easily abduct a child at a birthday party and spirit the victim off to a waiting van. Despite the scary rumors, it seemed that the phantom clowns were as harmless to children as Bigfoot or the Boogeyman—and for the same reason”. (Benjamin Radford, Bad Clowns, University of New Mexico Press, 2016, p. 157)
- Coleman, Loren, « Phantom Clowns », Fate Magazine, mars 1982, p. 55
- “The Georgians, and the Victorians after them, were too sophisticated to fear that their children might be kidnapped by fairies. But as they had nomadic gypsy bands whose entire raison d’être seemed to involve stealing chickens or children, the loss was not felt. The ever-mysterious gypsies were another 'alien insider' group, of course, and quite as effective in 18th and 19th century rumour-legends as Jews had been for Chaucer’s contemporaries.” (Michael Goss, "The Lessons of Folklore", Magonia 38, January 1991)
- Bennett, Gillian, Smith, Paul, Urban Legends: A Collection of International Tall Tales and Terrors. Westport, CT: Greenwood Press, 2007, p. 263.
- Cité dans Durwin, Joseph, « Coulrophobia & The Trickster », https://web.archive.org/web/20110616065247/https://www.trinity.edu/org/tricksters/trixway/current/Vol%203/Vol3_1/Durwin.htm
- Michael R. Collings, Scaring Us to Death: The Impact of Stephen King on Popular Culture, San Bernardino, Calif : Borgo Press, 1997, p. 30.
- Id., p. 31.
- Jennifer Paquette, Respecting the Stand: A Critical Analysis of Stephen King's Apocalyptic Novel, Jefferson, N.C., McFarland, 2012, p. 162.
- Patrice Peccatte, "Les origines des clowns agressifs dans la culture populaire", Hypothèses, 24 déc 2014, mis à jour 16 oct. 2018, https://dejavu.hypotheses.org/2010
- Antonio Dominguez Leiva, « Les clowns maléfiques (2). De la légende urbaine au mème viral », Pop-en-stock, 26/10/2016, http://popenstock.ca/dossier/article/les-clowns-mal%C3%A9fiques-2-de-la-l%C3%A9gende-urbaine-au-m%C3%A8me-viral
- Alison Flood, "Stephen King tells US to 'cool the clown hysteria' after wave of sightings", The Guardian, 6 oct. 2016, https://www.theguardian.com/books/2016/oct/06/clown-sightings-stephen-king-it-pennywise