L’expérience du clown : entre la pesanteur et la grâce

L’expérience du clown : entre la pesanteur et la grâce

Par ROUSSEAUX Philippe

Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes.

Les Shadocks

 

Mon propos vise à montrer comment une figure de la détente et du divertissement peut devenir une figure de l’inquiétude. Un clown ambivalent donc, deux visages contradictoires. Deux visages ? Au moins !... Car le clown est une vraie savonnette. Il ne se laisse pas enfermer à trop bon compte dans des catégories, des cadres, qu’il prend un malin plaisir à déplacer sans cesse. Prendre au sérieux le clown, comme nous essayons de le faire, est sans doute périlleux, car lui-même ne se prend pas du tout au sérieux. Notre propos risque donc d’être « à côté de la plaque ». Mais ne l’est-il pas lui-même ? Courage…

 

Le clown meurtrier... de ce qui nous tue !

Mon expérience du clown 2, en particulier celle de formateur, m’invite à penser que l’enjeu principal de cette pratique est que le clown met à mort ce qui nous empêche de vivre. Par le jeu, le clown nous montre de manière décapante, (d)étonnante et éclatante que, selon la belle formule de Paul Beauchamp, « la vraie mort n’est pas le terme de la vie ; elle est ce qui, dès le début, empêche de naître 3 ». Il nous place, de manière essentiellement ludique, dans les conditions idéales d’une prise de conscience de la réelle menace que représente cette « vraie mort ». D’autant plus que, nous le verrons, elle peut prendre de multiples visages : le clown nous apprend que la mort peut se grimer... Cette prise de conscience est le premier pas d’une libération devenue envisageable.

Lors d’un stage de formation, une succession de « révélations » nous amène à comprendre que nous nous massacrons sans cesse. Par la peur, nous anéantissons notre audace, décimons notre énergie vitale, sacrifions notre liberté, épuisons notre joie, détruisons notre confiance, endormons notre conscience, empoisonnons notre parole, exterminons notre émerveillement….

Rien que cela ne justifierait-il pas la pertinence de ces visages menaçants et grimaçants de clowns qui surgissent parfois ici et là ? Des clowns finalement salvateurs – peut-être à leur corps défendant – qui viendraient me délivrer du meurtrier de moi-même que je porte en moi ? Des clowns qui viendraient m’affranchir de cette chape de mépris qui m’empêche de reconnaître et d’apprécier à sa juste valeur la merveille, le prodige, l’être étonnant que je suis 4. Des clowns qui viendraient me supplier de me débarrasser autant que possible de toutes mes idoles, celles que notre société de consommation me presse d’instituer comme susceptibles de m’apporter un bien être… qui m’étouffera bientôt.

 

Le clown est une vaste entreprise de destruction de nos idoles

Car côtoyer le clown met en grand danger notre mondanité. Dans l’expérience du clown que nous pouvons faire (en le regardant vivre ou en vivant soi-même comme lui), il s’agit effectivement de prendre conscience puis de détruire la logique du monde qui se révèle bien vite comme une culture de mort, d’étouffement, d’écrasement sous le poids du savoir, du devoir et du pouvoir, une culture d’écrasement sous le poids de soi-même et de l’injonction d’individualisme, cette anthropologie la plus absurde et meurtrière de tous les temps.

Nous nous massacrons sans cesse aussi parce que la mort fait beaucoup moins peur que la vie. La vie est beaucoup trop foisonnante, inventive, audacieuse, dérangeante, bousculante, bouleversante, renversante, accablante parfois : on n’en veut pas ! On préfère vivoter. Tranquillement. Vivre au rabais.

 

Le clown est un diagnostic de l’humain

Cet homme assassin de lui-même que le clown vient sauver, nous pouvons assez facilement le rencontrer dans les sociétés aseptisées, les milieux molletonnés, les salons capitonnés, ouatés, les canapés rembourrés et garnis. Conscients alors du danger que nous ferait courir le clown, du risque de perdre notre confort, nous avons souvent le réflexe de dire « non merci » au désordre salvateur qu’il nous offre ; « non merci » car nous préférons tout de même davantage nos systèmes clos et nos prisons dorées… Mais conscient du danger, bien plus grand encore, de périr sans avoir vécu, il arrive parfois qu’au fond de nous un instinct de survie nous titille et, devant une absurde et folle proposition de vivre cette expérience du clown, nous fasse secrètement et honteusement penser : « Pourquoi pas ? »…

Car nous pressentons aussi que le clown va nous secouer pour notre plus grand avantage, qu’il va nous faire vivre sans risque – car dans un jeu, on peut prendre tous les risques, il n’y en a pas 5 – un ébranlement profond et bienfaiteur, un désordre réorganisateur, un cataclysme heureux, une tribulation joyeuse, bref, une conversion. Un peu comme lorsque dans la vie – la vraie vie ! – le ciel nous tombe sur la tête à l’occasion d’une grosse épreuve (maladie, deuil, séparation…) ou d’un amour inouï qui surgit… C’est alors, et souvent alors seulement, que nous commençons à percevoir l’intensité de la vie à laquelle nous sommes invités. C’est alors, et souvent alors seulement, que nous réapprenons à crier « au secours ! » ou « alléluia ! », mieux : « au secours ! » et « alléluia ! » en même temps. La vie nous est alors en quelque sorte rendue avec toute sa saveur, tout son souffle, et nous en percevons alors mieux sa largeur, sa longueur, sa profondeur et sa hauteur 6.

Oui, le clown, par le jeu, va nous permettre de vivre cela sans risque, du moins sans autre risque que celui de (re)devenir libre de choisir la vie ou la mort 7. Il va nous aider à décider d’entrer dans la gratitude de chaque situation, de chaque vécu, de chaque rencontre. Nous ne pourrons plus nous contenter de vivre comme avant. Nos yeux et nos oreilles s’ouvrent, tous nos sens sont en éveil. Nous avons envie de (re)prendre le chemin de la vie, car les conditions de cette en-vie sont réunies : la confiance, la paix, la joie.

Le clown nous fera prendre conscience de certains écarts. Des écarts abyssaux qu’il nous aide à pointer. Quel écart, en effet :

  • entre son engagement véritable et notre tiédeur,
  • entre son audace et notre frilosité,
  • entre sa liberté et nos emprisonnements,
  • entre l’aveu de son échec et notre dissimulation derrière nos défroques blindées,
  • entre sa vérité 8 et nos mensonges de pacotilles,
  • entre son écoute à l’affût du moindre souffle de la vie qui lui vient et nos cuirasses protectrices de tout ce qui pourrait déranger nos plans,
  • entre son corps livré et le nôtre seulement empaqueté (pour ne pas dire empoté !),
  • entre son humilité et nos torses artificiellement bombés de vaine suffisance,
  • entre sa joie authentique et nos rictus sociaux,
  • entre sa fragilité qui le rend insubmersible et les colosses aux pieds d’argiles que nous sommes,
  • entre sa conscience en éveil et nos assoupissements,
  • entre sa simplicité et nos calculs,
  • entre sa parole et nos discours,
  • entre son émerveillement et nos désenchantements,
  • bref entre son monde et le nôtre, entre sa vie et la nôtre !

La prise de conscience de ces écarts… nous écartèle. Une pagaille salutaire détraque nos systèmes de pensée et de fonctionnement, renverse nos idoles. Le clown investit de plus en plus les lieux sacrés et les plus inaccessibles de mon être et de la société, en particulier les institutions : écoles, universités, églises, etc., c'est-à-dire les lieux du savoir, du pouvoir, du devoir…

 

Le clown est un contre-savoir, un contre-pouvoir, un contre-devoir.

Par sa désobéissance foncière, le clown dénonce nos désobéissances aux lois fondamentales de la vie, car :

  • en donnant la priorité à la sécurité, au contrôle, à la maîtrise, nous désobéissons à la confiance, nous privant ainsi de sa fécondité ;
  • en essayant de faire ce que nous voulons (la plus faible des libertés) plutôt que vouloir ce que nous faisons (ce qui s’appelle le consentement, la plus haute des libertés) et en apprenant à dire « non » au lieu d’apprendre à dire « oui » (condition de notre libération), nous désobéissons à la liberté, nous privant ainsi de sa fécondité ;
  • en nous souhaitant indépendant, en privilégiant par exemple nos projets à nos rencontres, nous désobéissons à la relation, nous privant ainsi de sa fécondité.

Il est en particulier intéressant de développer ce que nous apprend le clown concernant notre rapport aux relations humaines. Car une des leçons les plus fondamentales que j’ai pu recevoir du clown est celle-ci : les trois phrases suivantes ne peuvent être que vraies ou fausses en même temps : 1) Être (en relation) ; 2) Vivre des situations inconfortables ; 3) Vivre des aventures inconcevables, extraordinaires, inouïes…

Cela signifie qu’être en relation ne peut pas ne pas nous faire vivre des situations inconfortables mais est aussi la condition pour vivre des aventures inconcevables, extraordinaires, inouïes. Car les relations humaines sont le lieu à la fois des plus grandes souffrances et des plus grandes joies. À l’inverse, si nous ne voulons pas vivre de situations inconfortables, il est alors nécessaire de se protéger des relations, ce qui aura pour conséquence une vie nettement moins aventureuse, nettement plus maussade. Une interprétation théologique de cette loi pourrait se formuler ainsi : il n’est pas possible de faire l’une des trois expériences ci-dessous sans faire l’expérience des deux autres. Je veux parler des expériences suivantes, chacune caractérisée ici par un seul mot : 1) Amour ; 2) Croix 9 ; 3) Vie. Ne cesser de tout faire dans notre vie pour surtout ne pas vivre des situations inconfortables, c'est-à-dire pour éviter la croix, c’est bien cela qui finit par se révéler étouffant. Le clown nous montre une autre voie. Et c’est bien cela que les participants que je rencontre dans les stages viennent chercher : une respiration.

La conséquence la plus difficile, à laquelle le clown nous demande donc de consentir, c’est que cette naissance ne pourra pas ne pas s’accompagner de souffrances. Le clown dénonce le bien-être comme un ennemi de la vie 10. Il nous alerte sur cette douceur du monde (du mondain) qui nous tue. Il nous faudra donc accepter le va-et-vient aléatoire mais nécessaire entre la détresse et l’allégresse. Il n'y a pas d’anesthésie partielle : celui qui fait d’abord tout dans sa vie pour se prémunir de la misère saura qu’il se prive ainsi également de la jubilation. Le clown nous invite à respirer l’air du large, à écarter les parois d’une vie asphyxiante. C’est une naissance. Une délivrance. Lors de l’accouchement, le bébé crie lorsqu’il sent les parois de ses poumons soudain s’ouvrir. Une naissance qui suppose une mort.

Nous n’avons finalement qu’une seule alternative : donner sa vie ou se donner la mort. À nous de choisir : « Le suicide ou le martyre. À nous d’élire entre la corde ou la croix. À nous, face au bois, de préférer nous y pendre dans un ultime orgueil, ou y être pendu, dans un suprême témoignage 11. » Grâce au clown, nous vivons sans cesse dans cette tension, elle-même vitale 12.

 

Le clown prophète et thérapeute

Sa prophétie et sa thérapie reposent sur ce qu’avait bien compris Einstein, à savoir qu’on ne peut pas trouver de solution à un problème sans changer le mode de pensée qui l’a engendré. Car il nous faut apprendre, contrairement à toutes les apparences et à toutes les idoles évoquées plus haut et qui ne cessent d’étendre leurs ravages, que tout est grâce. C’est d’en faire incessamment l’expérience – et de nous donner à voir cette expérience – qui lui permet de devenir indifférent à ce qui lui arrive. Cette indifférence est commentée et précisée dans le Principe et fondement d’Ignace de Loyola : « il est nécessaire de nous rendre indifférents à toutes les choses créées, de telle manière que nous ne voulions pas, pour notre part, davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l'honneur que le déshonneur, une vie longue qu'une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste 13 » Car ce n’est pas cela qui compte.

La question est donc : qu’est-ce qui compte ? Essayons de prendre une analogie pour y répondre. Si je marche sur la glace d’un étang gelé et que je m’amuse à y creuser un trou pour pouvoir y plonger, je suis simplement un imbécile car je risque fort d’y laisser ma peau. Si maintenant, marchant sur la glace d’un étang gelé avec mon fils, celui-ci tombe malencontreusement dans un trou, le fait que je vais plonger moi aussi dans ce trou pour tenter de le sauver ne fait pas immédiatement de moi un imbécile, même si j’ai là aussi de bonne chance d’y laisser ma peau. Car dans ce second cas, mon éventuelle mort n’est pas cela qui compte.

Nous sommes guéris lorsque nous vivons pour ce qui compte. Nous sommes guéris lorsque nous avons compris, à l’instar du clown, que la vie est plus importante que ma vie. Simone Weil ne dit rien d’autre lorsqu’elle affirme que le seul acte libre est la destruction du « je 14 ». En élargissant un peu le propos à toutes les situations de vie, c’est également ce qu’un clown américain d’origine juive, Avner, explique en disant : « It’s better to be interested than interesting 15. »

Le clown expérimente à chaque instant que ce risque de l’engagement total est la seule voie qui nous permette de convertir nos afflictions en allégresses. Et c’est un chemin de joie imprenable et inconditionnelle. Car elle est sans condition de satisfaction ni de réussite. « la louange n’est jamais plus authentique que dans les temps de détresse ; elle peut au contraire devenir dangereuse dans les temps de bien-être, car elle risque de n’être plus que satisfaction de soi et captation de Dieu 16. »

Ces passages que le clown effectue constamment, ces expériences pascales font de lui avant tout un vivant. Il ne redoute pas la dimension kénotique de son existence (la kénose est un mot grec signifiant abaissement, dépouillement, renoncement, rapetissement, amoindrissement). Une dimension pourtant présente en toute vie humaine, mais qui nous fait paradoxalement horriblement peur. Le déploiement de notre vie ne va jamais sans un préalable consentement au réel et à ses déchirures.

Le clown est un kénosithérapeute qui nous entraîne à sa suite entre la pesanteur et la grâce, entre sacrilège et sacrement. Ce qui est suave est à l’opposé de ce qui sauve.

Car qui mieux que le clown peut incarner au quotidien ce vers du poète Hölderlin : « Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve 17 » ? N’oublions pas que la grâce n’est accordée qu’aux seuls condamnés !... La joie et la misère vont de pair : « Ce qui empêche la joie est la méconnaissance de notre misère 18. » Qui mieux que le clown peut nous révéler notre misère ?

 

  1. Ce titre est inspiré de celui de l’ouvrage de Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1988.
  2. cette expérience se décline selon trois grandes directions : 1) celle d’artiste clown jouant des spectacles ; 2) celle de conférencier ; 3) celle de formateur : voir par exemple le site http://www.clownparfoi.fr/.
  3. Paul Beauchamp, L’un et l’Autre testament. Essai de lecture, Paris, Seuil, 1976, p. 199.
  4. Psaume 139,14.
  5. Du moins le croit-on…
  6. Éphésiens 3, 18.
  7. Deutéronome 30,19.
  8. Même quand il ment, le clown est vrai, car alors il avoue toujours, d’une manière ou d’une autre, qu’il ment.
  9. En son sens théologique.
  10. Je pense ici à un événement que j’ai vécu pendant un stage clown il y a bien longtemps, et qui m’est resté profondément ancré dans la mémoire : lorsqu’un stagiaire très handicapé des quatre membres et de la parole (il ne cessait de baver et d’être essoufflé lorsqu’il parlait) nous a jeté à la figure : « Mais ce qui compte, ce n’est pas d’être bien, c’est de vivre ». Dans l’assistance, un long silence s’en est suivi.
  11. Fabrice Hadjadj, Réussir sa mort. Anti-méthode pour vivre, Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p. 35.
  12. Une image peut nous aider à comprendre en quoi cette tension peut être qualifiée de vitale. En effet, si nous allons chez le médecin et qu’il nous dit que nous avons « zéro » de tension… nous ne pourrons pas l’entendre…
  13. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Première semaine, n° 23, éditions Saint Paul, Paris 1989, p. 27.
  14. Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1988, p. 73.
  15. Il vaut mieux être intéressé qu’intéressant.
  16. Matthieu Collin, Le Livre des Psaumes, Cahiers Évangile n° 92, Paris Cerf, 1995, p. 41.
  17. « Wo aber Gefahr ist, wächst Das Rettende auch ». Friedrich Hölderlin, Gesammelte Werke, Eugen Diederichs ed.), 1909, t. 2, « Gedichte aus der Zeit der Reife », Ostfildern, Patmos, p. 347.
  18. Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1988, p. 199.