L’hiver de l’humanité dans la littérature de science-fiction française. De Gabriel Tarde à Jean-Luc Marcastel, le gel d’un thème ? (1884-2011)
Les menaces liées au réchauffement climatique, particulièrement d’actualité en ce début de XXIe siècle, ne doivent pas occulter une des peurs de fin du monde déclinées par la littérature de la fin du XIXe et du XXe siècles, celle de l’hiver éternel, d’une nouvelle glaciation susceptible d’annihiler l’humanité et son œuvre 1. En nous centrant sur la littérature de science-fiction, la plus propice à l’imaginaire, que ce soit sous sa forme première, celle dite du « merveilleux scientifique », ou sa forme seconde, celle issue de la fécondation anglo-saxonne à compter des années 1950, nous essaierons d’analyser les constantes et les évolutions de cette crainte, et de voir si, en dépit des changements de générations et de préoccupations, il y a là un thème cristallisé, presqu’immobile parmi les thématiques explorées par les auteurs d’anticipation. Ce faisant, pourront être isolées des caractéristiques particulières qui feraient ou non de cette variante de la fin du monde un cas singulier.
Pour ce faire, nous avons élaboré un corpus suffisamment large pour être représentatif, constitué à partir des ouvrages de synthèse sur la science-fiction 2 et de certains sites offrant des bases de données précieuses (Noosfere 3 et Destination Armageddon 4). En ne prenant en compte que les romans de la sphère d’expression française, nous nous sommes efforcés de couvrir les deux périodes sus-citées. De Gabriel Tarde et François Léonard, jusqu’à Jean-Pierre Andrevon et Jean-Luc Marcastel, en passant par René Thévenin, Eugène Poueydebat, Paul Berna ou Jean Joubert, ce sont pas moins de quinze romans, œuvres d’auteurs réputés ou méconnus, sur lesquels nous avons mené une étude comparative. La diversité des titres a été notre fil rouge, ce qui fait que nous n’avons pas retenu la saga de La Compagnie des glaces, de G.J. Arnaud, œuvre qui mériterait à elle seule une contribution à part entière. Pour ce voyage dans des futurs glacés et souvent glaçants, nous privilégierons trois axes : l’origine et la nature de la catastrophe hivernale, la perception de cet hiver planétaire comme déclin et châtiment, mais également comme aurore et révélateur de l’humanité.
La catastrophe, ou l’hiver succède-t-il toujours à l’automne ?
L’hiver touchant la Terre entière a tout d’une catastrophe imprévue, une forme de fatalité naturelle, et c’est cette vision qui domine dans les premiers titres de notre corpus et se pérennise longuement. Affaiblissement de l’énergie solaire chez Jacques Spitz 5, B.R. Bruss 6 ou Gabriel Tarde 7, dissipation de la vapeur d’eau de l’atmosphère sur le modèle de ce qu’ont vécu Mars ou la Lune chez Poueydebat 8, arrachement d’une partie de l’atmosphère par une comète introduisant le froid spatial sur Terre chez Berna 9, reproduction cyclique du principe des glaciations préhistoriques chez René Thévenin 10, la majorité des scénarii jusqu’aux années 1970 privilégient des phénomènes cosmiques. Il y a là influence directe des conceptions scientifiques de la fin du XIXe siècle, que ce soit celles privilégiant la fin de l’univers par extension de l’entropie 11, mises en avant dans La Fin du monde de Camille Flammarion, ou celles permettant de mieux comprendre les glaciations 12. La responsabilité de l’homme est surtout privilégiée à la fin du XXe siècle. L’unique exception est représentée par François Léonard : dans Le Triomphe de l’homme 13, il postule un arrachement de la Terre à son orbite par action volontariste de l’espèce sapiens, la Terre naviguant dès lors à travers l’espace intersidéral glacé vers l’étoile Véga 14. Dans les romans plus récents, le lien est fait avec les excès de la société industrielle 15. Les expériences thermonucléaires sont à l’origine de chutes de neige sans précédent dans Les Enfants de Noé 16, et le réchauffement climatique est derrière le phénomène de refroidissement dans Nouvelle aurore 17 et Le Procès de l’homme blanc 18, de par la disparition du Gulf Stream 19. Une des hypothèses les plus originales concernant l’origine de l’hiver est celle du roman de Fernand Hendrick, L’Agonie dans les ténèbres 20, reprise par Jean-Marc Auclair soixante-dix ans plus tard. Tous deux imaginent en effet que la rotation de la Terre se ralentit, au point de présenter toujours le même hémisphère à la lumière, l’autre se retrouvant plongé dans le froid 21. Quant à Katharsis 22, c’est l’action d’un groupe éco-terroriste qui, en faisant sauter deux super volcans à l’aide d’armes nucléaires, déclenche un hiver sans fin.
Cette catastrophe climatique touche généralement la planète entière, la zone intertropicale ou équatoriale se voyant parfois préservée en partie. Même les océans se retrouvent gelés au moins en surface (30 mètres chez Auclair). L’hiver s’accompagne alors de conséquences dramatiques pour l’espèce humaine, atteinte dans sa chair et dans ce qui symbolise sa vie même, la chaleur de son corps. Des populations gèlent en une nuit (Tarde) ou en quelques heures (Bruss), c’est entre les 2/3 (Tarde) et les 3/4 (Poueydebat) de la population mondiale qui décèdent ; 250 millions survivent dans le monde de Yann Quero, dans la zone intertropicale, tandis que le reste des deux hémisphères est enfoui sous la glace. Les descriptions de la Terre gelée sont terribles, profondément déprimantes et monotones, insistant sur l’irréductibilité d’un tel monde, foncièrement hostile à l’homme.
Aucun nuage, aucune apparence du moindre voile de brume n’était visible. Il semblait, sous ce firmament paradoxal, n’exister que le vide du néant. Et la même impression se dégageait de la surface terrestre. Rien ne vivait, dans cette solitude accablée. Pas un arbre, pas une herbe, ne se cramponnait à la glace. Pas une forme animée n’y errait 23.
Faune et flore sont peu à peu annihilées, devant des armées de glaciers conquérants. Les températures se situent dans une fourchette relativement large, autour de -35° en moyenne à Paris (Auclair), de -20 à -50° dans le sud de la France (Marcastel 24), mais descendant jusqu’à -100° chez Bruss. Ce « (…) paysage de mort et d’horreur (…) » dans Le Soleil s’éteint est souvent associé au silence, morbide 25, et aux ténèbres, engendrant de la mélancolie et réactivant des peurs ancestrales, primales. Les humains retrouvent alors leurs instincts, brisant le vernis de civilisation qui les recouvrait 26. Ce ne sont que successions d’agressions, de pillages, de meurtres, voire même de guerres pour la chaleur. Certains auteurs décrivent des conséquences plus inattendues de l’hiver : l’essor de la prostitution, comme moyen d’obtenir des ressources plus rares, versant parfois dans la traite des blanches (Auclair).
Enfin, ce qui doit impressionner le lecteur, c’est la durée du phénomène, renforçant d’autant la sidération du propos. Les Derniers hommes et Fragment d’histoire future partent sur plusieurs siècles, Nouvelle aurore sur quelques millénaires, et Sur l’autre face du monde décrit une glaciation de 20 000 ans, les prémisses d’un réchauffement étant d’ores et déjà à l’œuvre. Un tel immobilisme physique semble dévitaliser jusqu’aux références littéraires des écrivains. Rares sont donc les auteurs qui choisissent de mettre en valeur la beauté susceptible d’être transmise par ces paysages a priori hostiles. Gabriel Tarde se distingue ainsi en évoquant la splendeur quasi philosophique des océans gelés, gage de sérénité 27. Quant à Auclair, il évoque « (…) le spectacle de l’enfilade des ponts de la Concorde, de Solferino, du Pont-Royal et du Carrousel blancs de glace était magique 28. » Rares sont également les auteurs qui relient cet hiver vécu à des expériences littéraires : Defoe, London et Curwood sont cités par le jeune narrateur des Enfants de Noé, tout comme Le Grand Meaulnes et son ouverture vers l’altérité ; Jean-Luc Marcastel, pour sa part, trace un parallèle avec Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, contraste en noir et blanc, à l’image de ces mondes où les nuances tendent à s’estomper si ce n’est à disparaître.
Dans ces paysages uniformes et monotones, l’intrigue et les personnages sont un des seuls moyens de dynamiser le cadre mis en place. Pourtant, dans Fragment d’histoire future, La Fin du monde ou Le Triomphe de l’homme, le récit est purement descriptif, quasiment clinique, sans réels développements approfondis sur des personnages auxquels on s’attacherait. L’exposé des auteurs se veut scientifique ou poétique, loin de la littérature populaire 29. Il faut attendre les années 1930 pour voir un véritable scénario romanesque se mettre en place. Même chez Poueydebat, la figure de Them suscite la compassion, et même une certaine admiration. Par la suite, à l’exception de Michel Calonne, les auteurs privilégient des groupes de personnages liés par des liens d’amitié ou familiaux et confrontés à l’adversité. Au point parfois de centrer exclusivement l’intrigue sur cette communauté microscopique, en ignorant presque totalement la situation du reste du monde (Les Enfants de Noé, Le Dernier hiver) 30.
L’hiver s’accompagne ainsi d’un retour à l’esprit d’aventure, mais qui n’est souvent pas suffisant à briser un fatalisme pesant : la morte saison est alors à prendre au sens strict, celui de l’extinction d’une espèce indigne.
L’hiver comme déclin et châtiment
Dans une majorité de ces romans, l’humanité, pour survivre à un hiver dont on ignore à quel moment il s’achèvera, fait le choix de s’enfouir à l’intérieur de l’écorce terrestre. Chez René Thévenin, ce transfert de la civilisation précède même la glaciation, causé qu’il est par une généralisation des conflits, en une forme d’amplification du phénomène des tranchées de la Grande Guerre. La vie en surface devient en effet très vite impossible. Chez Spitz, la complémentarité entre sous-sol et surface, abritant ports, champs de lichen, élevages de rennes, industries lourdes, jusqu’aux universités, ne dure qu’un temps. En dépit des efforts faits pour aménager des serres et autres villes sous cloches dans Le Triomphe de l’homme, les ressources calorifères de la Terre sont extraites jusqu’au dernier gramme, et passées plusieurs générations, la société finit par se désagréger en une révolte des masses populaires contre les élites scientifiques 31. En une forme de déterminisme thermique, le lien social se simplifie en se refroidissant, semblant repartir en arrière, vers le Moyen Âge (Marcastel), l’Antiquité, ou davantage.
C’est donc sous terre qu’une société civilisée peut être conservée. Cette civilisation troglodyte permet une unification de l’humanité plus poussée. Chez Spitz, les Etats-Unis d’Afrique mêlent les ethnies et font ainsi disparaître le racisme. Mais cette société nouvelle est en général gérée par un pouvoir fort, oligarchie (Thévenin) ou règne d’une IA (Andrevon), que l’on retrouve même à la surface chez Auclair (la France est devenue une dictature). Il faut dire que la situation est celle d’un état de siège 32, et les températures n’y sont pas toujours très élevées : 10° seulement dans la centrale nucléaire de Bruss et le complexe souterrain qui y est associé, entre 10 et 15° dans le monde d’Andrevon, Un conservatisme profond habite en outre les dirigeants et les dirigés, privés de leur imagination et attachés à une hiérarchie solide, rigide (et non mixte chez Andrevon). C’est dans Les Evadés de l’an 4000 qu’il est poussé à l’extrême. Le modèle politique y est pratiquement totalitaire, technocratique et planificateur, déportant ses opposants (à Sainte Hélène). Face à la réduction accrue de l’énergie solaire, l’humanité s’enfonce encore davantage, mais constatant qu’au-delà de 1000 mètres de profondeur, les rayons cosmiques, nécessaires à l’intelligence humaine, ne sont plus efficients, le principal dirigeant adopte une mesure radicale : « Plutôt que de voir disparaître l’espèce, je préfère la mettre en état de léthargie intellectuelle. Au reste, elle n’en travaillera que mieux et sans récrimination 33. » Seule une infime minorité échappe à cet hiver cérébral. Globalement, les survivants de l’humanité ne sont que quelques milliers (Thévenin) ou millions (cinquante chez Tarde et Andrevon), sans grand espoir d’essor quantitatif. Leur survie repose en outre quasi exclusivement sur la science, source de lumière ou de nourriture, artificielle et concentrée dans Sur l’autre face du monde ; une science survivante et prédatrice chez Andrevon, basée sur la récupération des artéfacts industriels.
Ces grottes refuges, au sens strict ou figuré 34, renouent en partie avec celles qui abritaient occasionnellement les hommes à l’époque de la préhistoire 35. Ce lien est d’ailleurs explicite dans plusieurs des romans étudiés. D’abord avec les migrations de masse causées par le refroidissement (Auclair, Berna, Poueydebat), qui rejouent le nomadisme des origines. Ensuite et surtout, avec le mode de vie de certains survivants, ceux de Le Triomphe de l’homme, de Sur l’autre face du monde ou de Les Derniers hommes. La science est oubliée, le feu est plus précieux que jamais, et entre les clans mobiles, la vie redevient celle d’un prédateur hanté par la nourriture, jusqu’au cannibalisme. Même le désir sexuel s’estompe, privant l’espèce d’avenir. La dégénérescence est là parvenue à son stade ultime 36, signant une véritable évolution à rebours 37, que de rares individualités –comme l’auteur ?– ne suffisent pas à enrayer 38. Enfin, au-delà d’un regain assez général de religiosité 39, les cultes primitifs réapparaissent, et dans Nouvelle Aurore, la lecture et l’écriture sont en voie de disparition, favorisant les superstitions de toutes sortes. Le plus frappant est celui de François Léonard, qui fait de l’hiver lui-même le dieu tout puissant 40.
C’est ici la dimension tragique qui domine : l’hubris de l’espèce humaine, sa vanité et son orgueil également 41, sont explicitement condamnés, son rationalisme excessif (Thévenin dresse un parallèle avec les sociétés insectoïdes, Poueydebat accuse la dépendance mécanique), son optimisme scientiste aveugle et irréfléchi, et la nature s’avère être la plus forte 42. « (…) comme si les molécules de vie terrestre, noyées dans le Vide universel, importaient à la gloire de Dieu 43 !... » ; Le Dernier hiver ajoute même au froid un danger supplémentaire, la Malsève, forêt de pins mutants résultant probablement de semblables causes cosmiques. Même quand un espoir semble se dessiner, il n’est qu’une impasse. Chez Léonard, le réveil des entrailles de la Terre génère un renouveau de la vie, et si l’homme survit en mer grâce à une adaptation liée à l’évolution (il peut boire de l’eau salée), il n’est qu’une simple poussière, attaqué par la végétation consciente, puis désintégré en même temps que la Terre lorsque celle-ci s’abîme dans l’étoile Véga. Chez Spitz, les espoirs placés par une partie des troglodytes dans le développement de l’astronautique 44 ne conduisent qu’à l’envoi d’un unique couple sur Vénus ; cette relance de la genèse se conclut par une soif de connaissance que l’on devine grosse de nouveaux chemins de croix… Quant à Poueydebat, il exclut toute fuite vers l’espace, le havre de Jupiter étant trop lointain, ou dans les entrailles, tout aussi refroidies : son extinction de l’espèce est méritée, rongée qu’elle est encore et toujours par les haines internes et la soif d’affrontement fraternel. On atteint là une véritable misanthropie, qui n’exclut pas une forme de poésie tragique 45. C’est un peu le même propos que l’on retrouve plus de cinquante ans après, puisque Le Procès de l’homme blanc montre un Singapour dans une situation de régression technologique, s’en sortant pourtant mieux que les autres Etats survivants, et finalement annihilé par un bombardement américain, comme une ultime démonstration des ravages définitifs de la civilisation occidentale.
L’impuissance face à l’impossible. Tel est le constat déprimant que l’on peut faire à l’issue d’une bonne partie des romans étudiés. Pourtant, l’hiver est tout aussi souvent suivi d’un printemps, mais loin d’être reconduction du passé, celui-ci invite à un nouveau départ.
L’hiver comme aurore et révélateur
Toutes ces sociétés qui se sont enfouies, enfoncées pour survivre à l’hiver, ne sont finalement qu’une critique des sociétés dans lesquelles vivent et écrivent les auteurs, et auxquelles ils reprochent une forme de stagnation, d’immobilisme sociétal et liberticide. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que ce soient le plus souvent des protagonistes jeunes qui brisent la tutelle des dirigeants plus âgés, et pas seulement lorsqu’il s’agit de littérature ciblant spécifiquement un public adolescent : Miltiade, le héros sauveur de Tarde ; Hégyr chez Thévenin, envoyé à l’extérieur pour sanctionner ses doutes ; le groupe mené par Stève chez Berna, composé d’adolescents mal aimés et considérés comme des bons à rien ; chez Bruss, mais également Berna ou même Tarde 46, on assiste à une forme de conflit des générations particulièrement intéressante, qui semble donner quitus aux esprits neufs (plus purs ?). Un constat qui incite à voir le développement de ce thème dans la littérature jeunesse depuis les années 1970 autrement que comme la perte de crédibilité du scénario glaciaire de fin du monde.
Le crépuscule hivernal de l’humanité est toutefois loin d’être l’aboutissement linéaire de la catastrophe, et à l’issue de certaines histoires, l’hiver, loin d’être définitif, n’est qu’une transition, une étape vers une forme de transfiguration, de nouveau départ. Face à une société moderne que l’on rejette, l’espoir se trouve souvent dans une vie plus simple, censée être plus authentique. L’hiver, dans cette optique, au-delà de ses caractéristiques inhumaines, fait figure de pureté retrouvée. C’est tout spécialement le cas dans La Dernière aube, où la société urbaine et consumériste est saisie par le froid brutal 47, et où les jeunes refusent la sécurité immobile d’une colonie militaire pour choisir une vie plus simple, rurale, gage d’un avenir meilleur, d’une « renaissance étalée sur des millénaires 48 ». De même, pour la famille mise en scène par Jean Joubert, son choix d’une vie rurale répondait chez le père à une volonté de fuir la société urbaine et moderne 49, de revenir également sur les terres de son enfance (le chalet de ses vacances dont il avait hérité).
Le cataclysme vécu est alors une étape nécessaire vers l’éveil : « Quoi qu’il en soit, nous ne sommes plus les mêmes. Les illusions, l’orgueil, la démesure ont été rabaissés. Nous avons retrouvé la patience, l’humilité, le sens de l’effort, et beaucoup de nos concitoyens affirment que le bien est sorti du mal 50 […] » Chez René Thévenin déjà, les humains restés à la surface, bien qu’ayant retrouvé un mode de vie préhistorique, possédaient une authenticité, des émotions sincères, une vigueur et un mode de vie libre, presqu’anarchiste, respectueux en outre d’une nature traitée en égale. Le dénouement du roman concluait d’ailleurs à une union nécessaire entre ce vitalisme et le savoir ancestral de la cité des profondeurs, pour une vie meilleure sur une Terre printanière. Un message qui franchit le temps, puisqu’on le retrouve chez Jean-Luc Marcastel, appelant à l’adaptation de l’homme à la nature, au lieu du contraire 51. Il va d’ailleurs bien plus loin, les mutants découverts au début du roman, et qui passaient alors pour des monstres, apparaissant en réalité comme une forme réussie d’évolution à un milieu moins hostile qu’on ne pouvait le craindre 52.
Chez Gabriel Tarde, c’est carrément une utopie souterraine qui se déploie sous nos yeux : loin de signer un retour en arrière, l’enfouissement permet l’épanouissement de toutes les potentialités humaines, à l’exception de la sexualité. Dans des galeries transformées en réceptacle des œuvres culturelles, patrimoine de l’humanité, les humains peuvent laisser libre cours à leurs désirs esthétiques, sans conflit ni délit. Une harmonie sociale et idéelle, relativement désincarnée, et au sein de laquelle l’émancipation vis-à-vis de la nature est saluée 53. C’est même la métaphysique qui est en jeu, puisque ce tableau d’une société idéale s’intègre dans une vision cosmique, apportant un sens à l’univers : les autres planètes sont censées avoir vécu une même évolution, autour d’astres désormais morts 54. Cette vision est également mystique, l’humanité devant connaître épuration et raffinement croissants au fur et à mesure de son enfouissement approfondi, jusqu’à l’explosion finale de la planète, servant à essaimer l’héritage humain dans l’espace, variante inversée de la panspermie…
Finalement, dans bon nombre de ces romans, l’homme et sa science s’avèrent plus fort que le malheur hivernal. Les restes d’humanité parviennent, dans Le Soleil s’éteint, avec d’autres rameaux humains tout de même, à relancer l’alchimie solaire par injection d’antimatière, après avoir envisagé l’utilisation de bombes atomiques. Nouvelle aurore, comme son nom l’indique, ouvre un avenir neuf aux survivants souterrains sous la houlette non d’une machine, mais d’un homme réel, précédemment cryogénisé. Dans Les Rivages de lumière, les pays, qu’ils soient soumis au jour permanent ou à la Grande Nuit, parviennent à installer un ensemble de réacteurs utilisés ensuite pour faire repartir la rotation terrestre ! Et lorsque François Renaud, le scientifique héros du roman, parvient à rallier Paris plongé dans la Grande Nuit, c’est pour découvrir une ville ayant retrouvé un équilibre, obtenant son énergie principalement grâce à l’éolien. Jean-Marc Auclair semble d’ailleurs hésiter, dans son propos, entre nécessité d’une adaptation, vers une vie plus simple, et reconduction du système dominant.
Conclusion
Thème transversal, l’hiver de l’humanité a clairement muté entre la première moitié du XXe siècle et les décennies les plus récentes. Il n’est désormais plus question d’un hiver éternel et définitif, d’une disparition sans appel de l’espèce humaine. Au contraire, la glaciation n’est qu’une étape, un chemin de croix probablement nécessaire pour voir l’humanité en sortir grandie, plus mûre, ce qui était déjà en partie le message d’un René Thévenin. On en arrive à un retournement complet de certaines des problématiques originelles : alors que la dimension prométhéenne de l’humanité moderne était condamnée, elle connaît dans plusieurs romans récents une forme de revitalisation, l’humanité redevenant maîtresse de son destin en redémarrant la rotation terrestre (Auclair), en redonnant naissance génétiquement aux espèces animales (Andrevon) ou en insufflant de l’énergie au soleil grâce à l’antimatière (Bruss). Comment mieux illustrer un état d’esprit éminemment contemporain, qui face au réchauffement climatique, conserve un optimisme lié aux possibles solutions issues de la science ?
Néanmoins, trois courants se distinguent sur la longue durée, empêchant de conclure à une simple opposition entre merveilleux scientifique d’antan et science-fiction plus « moderne » dans la seconde moitié du XXe siècle. Le premier pourrait être qualifié de pessimiste radical, et court de Léonard à Quero, Oksana et Gil Prou, en passant par Hendrick et Poueydebat. Le second, celui d’un techno-optimisme, va de Tarde jusqu’à Auclair et Andrevon. Enfin, entre les deux, un techno-scepticisme déjà à l’œuvre chez Thévenin, sensible également chez Berna, Joubert ou Marcastel. Il conviendrait bien sûr d’élargir cette analyse afin de voir si ces trois tendances se répètent : outre la bande dessinée francophone (citons Le Transperceneige ou Neige), il serait intéressant d’explorer d’autres littératures nationales, des déclinaisons cinématographiques (Le Jour d’après), d’autres motifs de la fin du monde également, l’hiver et la nouvelle glaciation n’ayant pas autant de succès que les pandémies ou autres transformations zombiesques des sapiens sapiens.
- Nous évacuons de notre propos toute œuvre liée au thème de l’hiver nucléaire, qui relève clairement d’une autre peur.
- Alain Musset, Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’apocalypse, Paris, Armand Colin, 2012. Citons également, dans une optique plus large, Lucien Boia, La Fin du monde. Une histoire sans fin, Paris, La Découverte, « La Découverte / Poche », 1999.
- Noosfere, http://www.noosfere.com/default.asp.
- Destination Armageddon, http://destination-armageddon.fr/.
- Jacques Spitz, Les Evadés de l’an 4000, Paris, Gallimard, NRF, 1948 [1936].
- B.R. Bruss, Le Soleil s’éteint, Paris, Fleuve noir, « Anticipation », 1965.
- Gabriel Tarde, Fragment d’histoire future, Biarritz, Atlantica, 1998 [1896]. L’auteur parle d’« anémie », puis d’« apoplexie » solaire.
- Eugène Poueydebat, Les Derniers Hommes, Paris, éditions Delmas, 1947.
- Paul Berna, La Dernière aube, Paris, éditions G.P., « Grand angle », 1974.
- René Thévenin (sous le pseudonyme d’André Valérie), Sur l’autre face du monde, in René Thévenin, Les Chasseurs d’hommes et autres récits conjecturaux, Lyon, Les Moutons électriques, 2013 [1935]. « Combien de prodigieux changements a déjà subis ainsi notre planète au cours de son existence ? Et combien, peut-être, de civilisations se sont-elles succédé, dont nous n’avons aucun témoignage ni aucun souvenir ? », p. 348. Ce constat est aussi celui de Paul Berna, qui postule que la glaciation de Würm résulta d’un phénomène de refroidissement subit et instantané, tel celui qu’il décrit dans son roman.
- On les retrouve également chez un auteur américain comme William Hodgson, dans La Maison au bord du monde (1908) ou Le Pays de la nuit (1912).
- Rappelons en effet que la glaciation de Würm, la dernière en date, ne fut mise en évidence par des chercheurs allemands qu’au début du XXe siècle.
- François Léonard, Le Triomphe de l’homme, Paris, éditions A. Kemplen, 1945 [1911].
- Le refroidissement progressif semble toutefois bien trop lent à conquérir l’ensemble de la planète.
- Dans Le Dernier hiver, l’origine de l’hibernation n’est pas abordée, seulement suggérée.
- Jean Joubert, Les Enfants de Noé, Paris, L’Ecole des loisirs, « Majeur », 1987.
- Jean-Pierre Andrevon, Nouvelle aurore, Paris, Mango, « Autres mondes », 2009.
- Yann Quero, Le Procès de l’homme blanc, Toulouse, Arkuiris, 2005.
- La disparition des courants marins était déjà envisagée dans Les Derniers hommes d’Eugène Poueydebat, comme conséquence d’une sécheresse croissante, devenant avec la baisse de l’activité solaire la source principale du refroidissement.
- Fernand Hendrick, L’Agonie dans les ténèbres, éditions Albert, 1934.
- Chez Auclair, l’origine du phénomène est à chercher dans les modifications du magnétisme solaire, tandis que chez Hendrick, cela reste un mystère. Il est peu probable que Jean-Marc Auclair ait connu et lu L’Agonie dans les ténèbres, les similitudes entre les deux scénarios étant somme toute limitées (un personnage principal veuf, retombant amoureux, et une Europe connaissant l’obscurité).
- Oksana / Gil Prou, Katharsis, Jouy-en-Josas, Interkeltia, « ProjeXion-SF », 2010.
- René Thévenin, Sur l’autre face du monde, op. cit., p. 326.
- Jean-Luc Marcastel, Le Dernier hiver, Paris, Hachette, « Black Moon », 2011.
- « (…) le silence terrifiant d’une planète morte qui roulait dans la nuit noire à la recherche d’un autre soleil. », Paul Berna, La Dernière aube, op. cit., p. 145.
- « Les angoisses archaïques s’emparaient à nouveau de l’homme moderne. » Jean-Marc Auclair, Les Rivages de lumière, Paris, Anne Carrière, 2003, p. 81.
- « On prolonge à volonté ces fantastiques galeries de cristal […] en projetant sur les parois un jet de chaleur intense qui les fait fondre. […] Par ce procédé et les perfectionnements qu’il a reçus, on est arrivé à tailler, sculpter, ciseler l’eau solide des mers. […] Rien de plus curieux que d’apercevoir ainsi tout à coup, comme à travers une vitrine mystérieuse, quelqu’un de ces grands animaux marins, une baleine, parfois un requin, une pieuvre, et cette floraison étoilée du tapis des mers qui, pour nous apparaître cristallisée dans sa prison diaphane, dans son Elysée de sel pur, n’a rien perdu de son charme intime, inconnu de nos aïeux. […] ce qui enchante dans ces explorations aventureuses, c’est le sentiment de l’immense et de l’éternel, de l’insondable et de l’immuable, dont on est saisi et surpris dans ces abîmes ; c’est le savourement de ce silence et de cette solitude, de cette paix profonde succédant à tant de tempêtes […] » Gabriel Tarde, Fragment d’histoire future, op. cit., p. 100 à 102.
- Jean-Marc Auclair, Les Rivages de lumière, op. cit., p. 364.
- Il en est d’ailleurs de même dans une nouvelle célèbre de Victor Forbin, « L’arrivée des glaces », Le Journal des voyages n°268, 19 janvier 1902.
- Les Enfants de Noé sur une unique famille, Le Dernier hiver sur quelques lieux du sud de la France. Certains des romans que nous avons retenus ne se servent de l’hiver planétaire que comme un arrière fond distant, ainsi de Le Procès de l’homme blanc et Katharsis.
- « Une plèbe nouvelle, égoïste, exaspérée, formant la lie d’une civilisation stagnante, apparut bientôt dans les villes, mêlant à l’épouvante de vivre le désir sauvage de tuer. » François Léonard, Le Triomphe de l’homme, op. cit., p. 166.
- « On vivait comme dans une citadelle, en état de siège. » B.R. Bruss, Le Soleil s’éteint, op. cit., p. 62.
- Jacques Spitz, Les Evadés de l’an 4000, op. cit., p. 137.
- Le chalet centre de l’intrigue de Les Enfants de Noé peut en effet être vu comme une grotte, enfouie sous la neige, et dans laquelle la famille se terre.
- Sans doute y a-t-il là influence de la lecture des romans préhistoriques, si nombreux à la charnière des XIXe et XXe siècles, à commencer par ceux de Rosny aîné.
- « (...) l’imagination, l’intelligence, les facultés morales, s’étaient éteintes insensiblement sous l’influence déprimante d’une température implacable. » Eugène Poueydebat, Les Derniers hommes, op. cit., p. 12.
- « Et ainsi, de déchéance en déchéance, ils s’enlisaient de nouveau dans la matière originelle qui les avait engendrés, dans cette terre pesante qui les attirait à elle et à laquelle ils s’incorporaient par leur existence de plus en plus animale… » Id., p. 37.
- « (…) semblables à ces lumières qui, avant de mourir, se raniment tout à coup et jettent leur éclat le plus vif… » Id., p. 22.
- Quand ce n’est pas l’apocalypse décrite qui prend des colorations clairement religieuses, judéo-chrétiennes : « Pour nous, c’est un déluge blanc, glacé, figé : celui donc que nous avons mérité. » Jean Joubert, Les Enfants de Noé, op. cit., p. 159.
- « Un vague panthéisme remplaçait peu à peu tout cela ; le dieu unique, si on avait dû le déterminer, serait devenu l’Hiver, synthèse du monde. C’était lui en effet qui, résumant toutes les forces connues et inconnues, exprimait de la façon la plus concrète la vie universelle. (…) N’était-ce pas lui le vrai Dominateur, l’unique Mystère, le sublime Pourquoi de la création ? N’était-ce pas lui le seul et impénétrable Principe, à la fois passé, présent et futur, Raison et Toute-Puissance ? » François Léonard, Le Triomphe de l’homme, op. cit., p. 172-173.
- « La tuberculose, le cancer, la paralysie, la neurasthénie, les maux les plus redoutables avaient été vaincus !... Mais nul n’avait encore réussi à arracher du cœur des hommes le fiel de la jalousie, leurs vices, leur égoïsme animal, leurs vengeances, le venin de leur orgueil ! Cela, aucun parti politique, aucune révolution parmi les plus fameuses dans l’histoire de l’humanité n’avait pu le réaliser !... » Eugène Poueydebat, Les Derniers hommes, op. cit., p. 43 ; « La neige, sans bruit ni fureur, se chargeait d’ensevelir une à une les œuvres des hommes. » Jean-Luc Marcastel, Le Dernier hiver, op. cit., p. 65.
- « N’était-il pas vainqueur, lui, l’Esprit éternel de la nature, lui, le maître du monde, lui, le Froid ? » François Léonard, Le Triomphe de l’homme, op. cit., p. 173.
- Eugène Poueydebat, Les Derniers hommes, op. cit., p. 44.
- On retrouve à cette occasion un décalque de la célèbre expression de Constantin Tsiolkovski : « (…) la Terre, berceau de l’espèce, n’en sera pas le sépulcre, mais le tremplin d’où, confiante en son génie adulte, l’humanité se sera élancée vers l’avenir ! » Jacques Spitz, Les Evadés de l’an 4000, op. cit., p. 58.
- « La neige continuait de tomber en masses pesantes pétrifiées par le gel et recouvrait peu à peu d’un véritable linceul de marbre blanc le tombeau des derniers fils des hommes. » Eugène Poueydebat, Les Derniers hommes, op. cit., p. 216. Citons également cette vision frappante du gouffre de l’océan gelé, sur les côtes de l’Afrique australe, au bord duquel échouent les derniers représentants de l’espèce, et qui matérialise le gouffre de l’humanité courant à sa fin.
- Miltiade, le jeune héraut de l’enfouissement, était avide d’audace et d’innovation, face à une « prospérité niveleuse et amolissante ». Gabriel Tarde, Fragment d’histoire future, op. cit., p. 63.
- « Peut-être fallait-il chercher ailleurs l’origine de ce malaise, dans l’humanité même de cette fin de siècle, d’abord endormie, puis submergée par une vague de progrès qui l’avait dépouillée peu à peu de sa véritable force morale. » Paul Berna, La Dernière aube, op. cit., p. 36.
- Id., p. 220.
- « Ainsi rien n’était gaspillé, et l’idée de ce cycle ininterrompu me paraissait réconfortante. J’y ai souvent pensé par la suite, comme au rythme même de la vie. Qu’un dément y fasse obstacle, tout se détraque et se corrompt. » Jean Joubert, Les Enfants de Noé, op. cit., p. 92.
- Id., p. 204.
- « L’univers nous a donné une leçon d’humilité, nous a remis à notre place. Nous ne sommes pas les seigneurs de la Création, les élus de quelque dieu fumeux, nous ne l’avons jamais été. Nous ne sommes que des locataires, des passagers que d’autres remplaceront. C’est à nous de nous adapter, et non au monde de se plier à notre bon vouloir. » Jean-Luc Marcastel, Le Dernier hiver, op. cit., p. 439.
- « Nous sommes les enfants du futur. » / « (…) il y avait une certaine beauté dans ces derviches pâles et sanguinaires qui avaient attaqué la caravane de Bruno, celle, redoutable, du prédateur, celle d’une nouvelle humanité accordée à ce monde, pure et impitoyable comme la lame d’un couteau, débarrassée du doute, du remords et des illusions de la moralité. » Id., p. 306.
- Bien qu’utilisant les ressources glaciaires, pour l’eau et également pour les animaux qui y sont congelés, la société nouvelle met à profit la chimie dans l’élaboration d’aliments permettant de compléter cette base déséquilibrée.
- Dans Les Evadés de l’an 4000, Jacques Spitz présentait pour sa part un univers également conscient, avec une finalité, puisque la Terre devenue inhabitable, Vénus s’ouvrait naturellement à la colonisation.