
Lon Chaney ou le complexe de Paillasse
Pour un spectateur de cinéma des années mille neuf cent vingt / mille neuf cent trente, Lon Chaney, né Leonidas Franck Chaney à Colorado Springs en 1883, est plus qu’une star : une icône. Il est « L’Homme aux mille visages », « l’acteur des acteurs ». En 1928, il est sacré « acteur le plus rentable d’Hollywood ». Ce comédien majeur ne s’est pas contenté de tourner cent cinquante-six films (dont quarante-et-un seulement nous sont parvenus), il a durablement marqué le jeu d’acteur, sans toutefois échapper à la lame de fond qui a emporté tous ceux qui ont raté le train du parlant. De film parlant, Chaney n’en a tourné qu’un seul, et son éclat de star n’a pas survécu à sa disparition. En 1957, le film de Joseph Pevney L’Homme aux mille visages (Man Of Thousand Faces), où le rôle de Chaney est joué par James Cagney, vient momentanément rappeler au public quel acteur légendaire fut celui qui incarna non le premier, mais sans conteste le plus emblématique des Quasimodo de l’histoire du cinéma dans Le Bossu de Notre-Dame (The Hunchback of Notre Dame) de Wallace Worsley, en 1923.
Lon Chaney n’a jamais été défini comme un clown. Peut-être parce que les personnages qu’il incarne prêtent peu à rire. Cependant, il partage avec le clown un jeu très personnel où priment l’expressivité du visage et la mobilité du corps. Qualités qu’il doit, dit-on, à la nécessité de se faire comprendre de parents sourds et muets, mais qu’il a développées dans l’univers matriciel anglo-saxon des spectacles forains, où, dès l’âge de neuf ans, il accomplit ses premières pantomimes. C’est là que Chaney fait ses gammes tout en poursuivant l’exploration de ce monde fascinant : à douze ans le voilà en charge des tâches techniques (accessoires, décors) dans le théâtre que dirige son frère. Il se fait engager dans des spectacles de music-hall avec lesquels il prend la route dès 1901. Il y peaufine son sens du burlesque, et développe une science du maquillage qu’il met au service du cinéma, dix ans plus tard, dans des comédies et des westerns. À la fin de la décennie il se tourne vers des rôles plus dramatiques et le triomphe arrive en 1919 avec Le Miracle (The Miracle Man de George Loane Tucker). Il y crève l’écran dans le double rôle de « The Frog » qui annonce une longue série de personnages doubles et handicapés. Le film rapporte plus de deux millions de dollars et le cachet de Chaney qui est désormais de deux mille dollars par semaine, continuera de croître. S’il s’éloigne des numéros de music-hall qui furent sa première école de spectacle, Chaney n’en demeure pas moins marqué par ces premières années, dont il conservera puis développera ce qui devient sa double signature : le maquillage et la contorsion. Sa mallette légendaire, dont il n’a jamais livré tous les secrets, est devenue aujourd’hui pièce de collection au Los Angeles County Museum Of Art. Sa maîtrise reconnue se voit légitimée par la rédaction qui lui est demandée de l’article « Maquillage » de l’Encyclopædia Britannica 1.
Est-ce un hasard : alors que le personnage du clown est quasi absent du cinéma des années trente 2, Chaney en affiche deux à son palmarès, et pas des moindres avec Larmes de Clown (He Who gets Slapped) de Victor Sjöström en 1924, et Ris donc, Paillasse ! (Laugh, Clown, Laugh) de Herbert Brenon, en 1928. Dans le premier, Chaney interprète Beaumont, un chercheur dépossédé de ses travaux par son mécène le baron Regnard, avec la complicité de sa maîtresse, la femme de Beaumont. Humilié, il s’engage dans un cirque comme clown, « celui qu’on gifle ». Quand paraît la belle écuyère Consuelo, littéralement vendue par son père au cirque, il en tombe éperdument amoureux, mais il se découvre un rival dans son ami l’écuyer (John Gilbert). Dans le second, Chaney est le clown Tito qui s’éprend de Simonetta, sa fille adoptive. Atteint de mélancolie, il se lie d’amitié avec un autre malade, atteint lui d’hilarité. Simonetta est la seule qui ait un pouvoir de guérison sur les deux hommes, et son cœur penche nettement vers le second. Du moins le croit-elle…
La performance saisissante de l’acteur dans ces deux films aux plans parfois longs, autorise la question : Chaney n’est-il pas, fondamentalement, un clown 3 ? Qui d’autre qu’un clown véritable pourrait avoir une telle crédibilité dans le rôle, tant Chaney habite ces clowns 4 ? L’étude du jeu de Chaney dans ces deux figures de clowns permet de mieux comprendre l’art de la composition de cet acteur hors norme, qui construit ses personnages selon une technique bien connue des apprentis clowns et érigée au rang de pédagogie du jeu théâtral par Jacques Lecoq. Tous les rôles importants qu’a joués Chaney sont ceux de personnages ambivalents, intérieurement fracturés par une double personnalité, ou inséparables d’un alter ego inversé. Dans plusieurs films, Chaney interprète d’ailleurs deux personnages. À la lumière de ces silhouettes se dessine un « personnage Chaney », non repérable par un nom récurrent comme peut l’être Charlot, mais immédiatement identifiable par cette fracture, interne ou externe, et par une gamme d’êtres fracassés par la vie, et qui en portent souvent physiquement les stigmates. S’il déclare en 1923 ne plus vouloir jouer les infirmes 5, Chaney, maître ès maquillage et expert en contorsions, campera encore avec virtuosité de nombreux personnages accablés de difformités physiques. Si Chaney n’est pas un clown, il y ressemble donc beaucoup, et il n’est pas anodin d’observer que les dictionnaires définissent les deux à l’aide des mêmes paradigmes : art du maquillage et expressivité du corps. N’est-ce pas là la porte d’entrée de Chaney dans la famille des grands clowns du cinéma : celle des Chaplin, des Tati, ces acteurs qui ont « trouvé leur clown » par une composition physique et psychologique particulière qui est devenue leur signature. Non des clowns au cinéma, mais des clowns du cinéma.
À l’aune des deux films de clown joués par Chaney, un premier constat s’impose qui vaut pour nombre de ses rôles et qu’indique avec une grande justesse le titre français du film de Brenon : Chaney est un « Paillasse ». Son costume, qui tient du Pierrot, est parfaitement caractéristique du genre, avec ses gros boutons qui rappellent le Paillasse originel : le fameux Pagliaccio italien du seizième siècle. En outre, l’action se passe en Italie, et le nom du duo, inscrit sur tambour et roulotte est « Ridi Pagliacci » : au pluriel près qu’il conviendra de réduire au seul héros, nous y sommes : Ris-donc, Paillasse ! Ce titre français ne doit donc rien à un sens aigu de la traduction littéraire, et le nom du duo burlesque n’a pas été choisi par hasard : il vogue sur l’immense popularité de l’opéra Pagliacci de Ruggero Leoncavallo, créé à Milan en 1892 et qui connaît un tel succès international qu’il fait très vite l’objet de traductions. En France, la première voit le jour dès 1894, et en 1910 c’est Caruso qui chante le rôle-titre à Paris. Le grand air, « Vesti la giubba » est parfois nommé par la seule et fameuse apostrophe qu’il contient : « Ridi Pagliaccio », en français : « Ris donc, Paillasse », injonction immédiatement familière au grand public.
Contemporain de l’acteur, le dictionnaire du théâtre d’Arthur Pougin donne du Paillasse une définition qui correspond à la lettre au clown qu’incarne Chaney dans le film de 1928. « Clown ou bateleur forain 6 » nous dit l’ouvrage, ce qui correspond très exactement à la scène d’exposition du film où les deux comédiens, qui n’ont pas encore revêtu leur costume de clown, se livrent depuis leur caravane à un duo de bateleurs pour appâter le public des villageois. Pougin qui cite Georges Kastner7 présente le Paillasse comme un clown condamné à faire rire : « Quelque humiliation qu’il ressente en se voyant ainsi honni et bafoué comme homme et comme comédien, il ne saurait interrompre une minute sa burlesque pantomime, ses contorsions et ses grimaces. » Si le Paillasse ne reçoit pas dans le film force coups de pieds au derrière qui sont le lot du malheureux qu’il s’agit traditionnellement de remettre dans le droit chemin, l’injonction qui lui est faite à deux reprises et à quoi le film doit son titre fonctionne métaphoriquement de la même manière. Et Pougin de conclure son article, toujours citant Kastner, par une allusion inattendue au Juif errant qui offre cependant l’intérêt, au-delà de l’article consacré au Paillasse, d’embrasser les nombreux rôles de maudit qui jalonnent la carrière de Chaney : « Ces mots plus terribles que l’inexorable Marche ! Marche ! du Juif errant : À ton tour Paillasse ! Allons, saute, Paillasse. » Injonction répétée qui agit comme un écho de la structure binaire du titre original « Laugh, Clown, Laugh ».
Le mythe du Juif errant semble encore plus approprié pour caractériser le Paillasse interprété par Chaney dans He Who Gets Slapped. Stigmatisé dans une position qui le rapproche du bouc émissaire en tant que victime expiatoire de toute une communauté, banni de la société des savants à laquelle il doit renoncer, victime innocente ridiculisée au terme d’une machination par ceux qu’il voulait comme pairs, Beaumont trouve refuge dans l’ignominie qui l’accable. La gifle inaugurale qu’il reçoit de son faux bienfaiteur et l’hilarité qu’elle déclenche font figure de rite initiatique régressif. Se saisissant alors de l’insulte de sa femme, qui l’a trahi et le traite de « pauvre clown », il fait le choix de s’assumer en tant que victime de l’humiliation, accédant ainsi à sa vérité. « Il m’a giflé ! Je l’aurais tué, mais ils riaient ! Ils riaient comme si j’étais un clown ! » C’est ainsi qu’il décide de tout abandonner pour vivre conformément à cette nouvelle identité sociale déclassée. Traité de clown, il le devient, dans une posture sacrificielle : Saint Beaumont, clown et martyr ; le clown « qui se fait gifler ». Moqué par une théorie d’académiciens, il sera désormais chaque soir giflé par une armada de soixante clowns à la main lourde (ils lui giflent la bouche), pendant que deux acolytes le maintiennent fermement, bâillonné et les mains attachées, pour la plus grande hilarité du public. Le voici clown-émissaire, dépositaire des gifles de toute la communauté des Paillasses, et même au-delà, dans l’écho des rires moqueurs du public. De cette malédiction il est désormais prisonnier : quand dans les gradins il reconnaît le baron Regnard, à l’origine de sa chute, il veut le confondre, mais ses partenaires, croyant à une nouvelle improvisation de sa part, redoublent de gifles et l’empêchent de parler. De la même manière, lorsqu’il déclare son amour à Consuela, la belle écuyère, celle-ci pense à une plaisanterie : « Un instant, j’ai cru que tu étais sérieux ». Tito, dans le film de Brenon, connaît un sort identique face à la belle Simonetta : elle lui a certes déclaré son amour, mais il refuse de la croire : « Sainte Mère, pardonnez-la, elle a menti. » Dans les deux cas, le personnage de Chaney meurt au terme d’une oblation dans laquelle il s’offre pour se libérer lui-même, certes, mais aussi pour explicitement délivrer d’un choix douloureux le couple formé par sa belle et son amoureux. Cette mort, qui, nous le verrons, en évoque bien d’autres chez les personnages incarnés par Chaney, est une mort brutale, spectaculaire, et à lente agonie.
Pour le public du cirque Beaumont est drôle car il est ridicule. Son numéro grotesque fait rire, mais pour le public du cinéma, ce grotesque le rend pitoyable jusqu’au tragique. C’est là, devant l’écran, que le clown quitte le clown pour s’afficher aux côtés de modèles parfaitement identifiés de clowns malgré eux, des variations du Paillasse (et notamment celui de Leoncavallo), héros grotesques hérités du clown et en outre familiers de l’univers de Chaney. Le cinéma et la littérature en déclinent le paradigme avec L’Ange Bleu (Der blaue Engel, 1931). Dans le film de Joseph von Sternberg adapté du Professor Unrat de Heinrich Mann, ne voit-on pas le professeur (Emil Jannings) objectiver sa honte jusqu’à prendre l’habit du clown pour demeurer coûte que coûte dans la proximité de la belle Lola-Lola (Marlene Dietrich) ? Tournons-nous également vers Hugo et son Homme qui rit : n’y-a-t-il pas du Gwynplaine le balafré dans le clown qu’est devenu Beaumont ? amoureux de sa protégée, personnage déchu (aristocrate chez Hugo, savant chez Sjöström) qui pour assumer sa déchéance la sublime dans l’abjection clownesque ? Et bien sûr du Quasimodo dont « la grimace était son visage. Ou plutôt toute sa personne était une grimace. » Amoureux lui aussi de l’inaccessible beauté. Quasimodo est-il un clown ? Pas au sens de la piste, certes, mais vu d’un fauteuil de cinéma, Beaumont, Gwynplaine et Quasimodo sont frères de misère. Grotesques malgré eux, condamnés à rejouer infiniment la vindicte originelle. Le rôle de Quasimodo valut à Chaney l’un de ses plus grands succès, dans Le Bossu de Notre-Dame en 1923, sous trente-cinq kilogrammes de prothèses dont vingt-cinq de bosse, au prix, dit-on, de terribles souffrances pour l’acteur. Il fut pressenti pour interpréter Gwynplaine dans le film de Paul Leni, The Man Who Laughs en 1928, avant que le rôle ne soit confié à Conrad Veidt. Faut-il ajouter à cette liste Le Fantôme de l’opéra (The Fantom Of The Opera, de Ruppert Jullian en 1925), toujours avec Chaney dans le rôle-titre ? Et Alonzo auquel Chaney prête ses traits dans L’Inconnu (The Unknown, Tod Browning, 1927) ? Par l’amputation de ses deux bras, le faux manchot se met ainsi en conformité avec le monstre que jusqu’alors il ne faisait que paraître. Amputation qui se révélera aussi vaine que ridicule. Et Phroso, le magicien paralytique d’À l’Ouest de Zanzibar (West of Zanzibar, Tod Browning, 1928) qui ajuste son identité à son infirmité en s’affublant lui-même du surnom de Dead Legs ? Chez Chaney, formé à l’école du burlesque, le monstre porte les stigmates du clown, et le Paillasse est la matrice sur laquelle le monstre plante ses postiches. Sous le monstre point un clown dont les artistes contemporains explorent l’ambivalence, de Paul McCarthy à Django Edwards. Si l’on rapproche le portrait de Lon Chaney en vampire de celui de Django Edwards en clown, force est de constater que le rire du second est cousin du rictus cruel du premier. Cruelle, la fin du numéro de Beaumont dans le film de Sjöström l’est particulièrement : après avoir été porté en coulisse après la cérémonie des gifles, on ramène le clown que l’on jette sur la piste, puis on le piétine et on lui arrache le cœur qu’on enterre. Laissé pour mort, il est placé sur une civière qui se rompt sous son poids et demeure finalement seul sur la piste, sans mouvement, sous un épais monticule de paille, littéralement une paillasse. Quand il revient pour saluer, il est cette fois piétiné puis trainé par un cheval. C’est bien évidemment cette scène qui va se répéter au moment de sa mort. Beaumont, blessé à mort par le père de Consuela, accomplit son numéro alors qu’il perd son sang. Un triomphe… Dans le film de 1928, porté par des motivations identiques, Tito orchestre lui-même sa mort lors d’une répétition de son numéro le plus fameux, au terme d’une cascade dont il néglige sciemment la fin.
L’amour interdit constitue l’autre point commun aux grands personnages chaneyens, clowns ou non, qu’habite une sexualité problématique. À l’instar des clowns qu’il campe dans ces deux films, la plupart des personnages interprétés par Chaney sont des hommes à la sexualité trouble à qui l’amour est refusé (mais un clown peut-il être aimé ? peut-il même sérieusement aimer ? … et quel est le sexe des clowns ?) et qui font le sacrifice de leur vie pour sauver un jeune couple d’amoureux avec qui ils entretiennent une position ambivalente. Dans Loin vers l’est (Where East Is East, Tod Browning, 1929), c’est sa fille avec qui il est lié par un sentiment et des gestes explicitement troubles que libère Tiger par sa mort soudaine qui ne trouve d’ailleurs aucune justification diégétique, mais intervient concomitamment au moment où la jeune Toyo s’apprête à convoler. Bobby, perçu d’abord comme un rival par Tiger, finit par forcer sa sympathie et devient son associé. Dans ce film comme dans ceux de Söjström et de Brenon, le clown a dans le cœur de sa bien-aimée un rival à qui il est lié. Même chose dans L’Inconnu : le faux manchot Alonzo se fait couper les deux bras qu’il dissimule (et avec eux son identité criminelle) pour prouver son amour à Estrellita (Joan Crawford) qui a la phobie des bras masculins, et dont il a tué le père. À son retour de l’hôpital après cette castration symbolique, il découvre avec stupeur que la belle s’est réconciliée avec les bras masculins, entre ceux, virils, de Malabar, à qui Alonzo est redevable d’avoir pris sa défense lors d’une altercation avec le père d’Estrellita.
Paternité trouble et sexualité refusée sont des caractéristiques de l’univers de Tod Browning et Chaney a trouvé en lui un véritable alter ego avec qui il composera, en dix films, ses plus saisissants personnages. L’inceste est à l’œuvre depuis Les Révoltés (Outside The Law, 1920) jusqu’à Loin vers l’est (1929) et l’ambivalence sexuelle à peine masquée se cristallise dans Laugh, Clown, Laugh. Tito y tombe amoureux de sa fille adoptive, mais dans un premier temps l’accueil de la jeune fille confère au duo masculin une image peu banale dans le cinéma des années vingt : celle d’un couple de deux parents de même sexe adoptant un enfant. Par Tito, qui, au quotidien, porte chapeau à fleurs, se farde les yeux et s’exprime par une gestuelle maniérée, l’enfant est présentée comme un don du ciel, et, pour amadouer le bougon Simon, son machiste partenaire qui refuse ce cadeau de la providence arguant à deux reprises que « les femmes ça porte la poisse », Tito trouve la parade suprême : le prénom de Simonetta. Simon ne s’y trompe pas et flatté, assume avec émotion la fonction paternelle de la transmission du nom : « Tu lui as donné mon nom ? » Voici donc la petite Simonetta avec deux papas, voire un papa et une maman, à la lumière des indices hétéronormés que glisse le réalisateur. La séquence se finit en véritable photo de famille… Le ver de l’inceste est dans le fruit familial… le mécanisme tragique est enclenché et l’on pourrait spéculer sur les causes de cet amour impossible entre la pupille et son tuteur. Par la bouche de Tito, le scénario avance l’hypothèse de la différence d’âge. Voire… Car la belle, qui prend conscience un peu tard de l’amour de son père adoptif, prend l’initiative d’un baiser et se déclare prête à l’épouser. Pour les mêmes raisons, l’hypothèse incestueuse à elle seule ne saurait tenir. Serait-ce la connotation saphique, annonciatrice de surcroît de la promesse d’un couple stérile (autre trait récurrent de la famille, forcément dysfonctionnelle, du duo Chaney / Browning 8), qui serait la cause de l’interdit qui sanctionne cet amour, et qui se résoudra pour Tito, par le suicide… Pour hardie que puisse paraître l’hypothèse, elle n’est pas forcément dissonante au regard d’autres rôles interprétés par Chaney. Comme dans Le Club des trois (The Unholy Three, Tod Browning, 1925), où il joue les vieilles dames indignes. Pour Browning comme pour Chaney, la problématique sexuelle est omniprésente et la relation amoureuse sous toutes les figures possibles (en particulier homosexuelle et incestueuse) se révèle un terrain expérimental de choix pour l’acteur comme le réalisateur, lecteur attentif de Freud. Ensemble ils s’attachent à en démonter les rouages, à en rendre perceptibles les non-dits et les pulsions censurées, à en saper les interdits et à révéler la monstruosité tapie sous la famille traditionnelle ou le couple bon teint.
Pour se venger du rival à qui il doit d’avoir perdu l’usage des jambes, Phroso (À l’Ouest de Zanzibar), recueille la fille de ce dernier, en guise d’éducation la place dans un bordel puis la rend alcoolique… avant de découvrir que la pauvre dépravée n’est autre que sa propre fille. Alonzo ayant échoué à piéger le numéro équestre de son rival afin de l’écarteler, n’a plus d’autre choix que de se jeter sous le sabot des chevaux pour y mourir piétiné. L’interdit qui touche la sexualité n’a d’issue que dans la mort, la plupart du temps sacrificielle, voire rédemptrice. La duplicité de Dan Tate dans L’Oiseau noir (The Blackbird, 1926) ne trouve de rédemption que dans la mort. Dan, dit « Blackbird », caïd de la pègre londonienne, et son frère dit « Bishop » (L’Evêque), figure de bonté, ne sont qu’une seule et même personne, le second servant de couverture au premier. Quand Dan meurt, c’est dans le costume de Bishop, donc en laissant derrière lui une image définitivement positive.
Amoureux silencieux, éconduit ou autocensuré, le héros chaneyen, clown ou pas, vit une sexualité contrariée, entretient un rapport ambigu à la paternité, connaît la tentation incestueuse, et ne trouve de salut que dans une mort sacrificielle.
À ce titre, le clown campé par l’acteur dans Laugh, Clown, Laugh pourrait apparaître comme l’archétype du personnage chaneyen, puisqu’il concentre toutes les ambivalences des êtres doubles et torturés qu’incarne Chaney, et qu’il revendique comme identité artistique. Le magazine populaire Mon Ciné, en date du 14 juin 1923, donne la parole à l’acteur. Après qu’il a été présenté comme « un aimable garçon qui a le rire facile et qui est connu pour sa serviabilité », une question lui est posée : la notoriété venant, pourquoi Chaney ne s’est-il pas tourné vers des rôles moins effrayants ? Réponse de l’intéressé :
Parce que je me suis aperçu que mes dons particuliers me poussaient vers les rôles horribles. Je suis satisfait quand j’ai réussi à silhouetter un individu qui inspire la frayeur. Je crois qu’il est assez difficile de parvenir à ce résultat. Supposez que j’aie à incarner un type de bon bourgeois paisible, quel mérite aurais-je à être « moi-même » ? Au contraire, si je fais violence à ma nature, si je m’efforce de devenir un être qui n’a aucun rapport, ni au point de vue moral, ni au point de vue physique, avec moi, j’aurai réalisé une création artistique, dont je pourrai me déclarer fier 9.
L’interdit qui frappe la sexualité des personnages récurrents qui jalonnent la filmographie de Chaney est indissociable de la fracture qui les accable sous la forme d’une dualité externe ou interne. Les admirateurs de Chaney sont rompus à le voir jouer deux personnages et à s’illustrer dans des compositions schizophrènes où le mélodrame vire au tragique. Si le clown du cirque ne fait pas toujours rire, celui du cinéma, lui, ne fait jamais rire, car ce n’est pas son potentiel comique qui est mis en avant, mais la tragédie invisible qui se joue sous le maquillage. Le clown du cinéma a cette particularité de se trouver face à un double destinataire (voire triple s’il a un partenaire). Il s’adresse in fine à un spectateur différé dont la vision n’est pas celle du clown qui se met en scène, mais celle du réalisateur qui met en scène le clown. C’est ce qui confère au clown de cinéma sa dimension tragique car fondamentalement conflictuelle, et les termes du conflit sont lisibles du fauteuil de cinéma, pas du gradin : quand le cinéma s’empare du clown, c’est toujours pour mettre en scène le conflit tragique de l'homme et du clown, dont l'issue fatale est inévitable. Dans Ris donc Paillasse, le scénariste a pris soin de bien distinguer le nom de l’acteur (Tito), du nom de son clown (Flik), ce qui n’est pas le cas du pauvre Beaumont qui n’a d’identité clownesque que sa tête à claques. Ce clown-là se double donc d’une épaisseur supplémentaire que n’assume pas (ou alors accidentellement) le circassien traditionnel : celle du tragique. C’est précisément le désespoir grotesque qui anime la plupart des personnages à qui Chaney a prêté ses traits et qu’il réactive en Paillasse, qui autorise, par la complexité de l’interprétation, à établir une taxinomie du clown de cinéma à travers les hypostases du conflit homme / clown qui peuvent se jouer sous le costume et le maquillage, c’est-à-dire au-delà du simple rapport sanctionné par la distinction tenue de ville / costume de clown. Nous pouvons en dégager trois :
1. Le clown accidentel :
Le clown apparaît en privé (coulisse, loge, voire rue en raison d’un événement imprévu qui ne lui a pas laissé le temps d’ôter son costume) ; il est donc maquillé et costumé mais ne joue pas (seule son apparence est d’un clown, c’est son être privé qui agit). Effets produits : quiproquo, décalage, perception faussée. C’est Beaumont, apparaissant costumé dans les loges du cirque et manigançant l’ouverture de la cage du lion qui dévore Regnard et le père de Consuela. S’il fait rire dans ce contexte impropre, c’est accidentellement, contre son gré, mais ce peut être aussi à son avantage car s’il est mal intentionné, on ne se méfie pas de lui.
2. Le clown transitionnel :
Le clown joue au service de l’homme privé : son jeu (qui n’est pas son numéro) lui sert à faire passer un message personnel favorisé par la distance du maquillage. Beaumont grimé multiplie les provocations envers le baron et Tito propose un jeu érotique à l’écuyère, dans un costume qui l’apparente au coq, volatile connu dans l’imaginaire populaire pour sa séduction, sa fécondité et sa lubricité : le costume autorise ce que l’homme ne saurait se permettre. Le numéro est d’abord poétique : pour vaincre la tristesse de Simonetta, il improvise une pantomime où il recueille ses larmes telles des perles dans son chapeau. Puis il s’enhardit à lui faire caresser un bec : son faux nez, d’une forme oblongue suffisamment rare chez les clowns pour être qualifiée de phallique. C’est d’ailleurs cette dernière scène, que le clown se rejoue dans la solitude de l’éloignement de la belle, qui lui permettra de renouer avec elle, qui l’observe à son insu.
3. Le clown sacrificiel :
Devant son public du cirque, le clown fait semblant de jouer pour arriver à ses fins : en piste, tout le monde croit à un numéro alors que du clown, seul le costume demeure, c’est l’homme qui agit. C’est par ce truchement que Tito arrive à déjouer la vigilance de Simon et parvient à se suicider en répétition. C’est également le modus operandi que choisit Beaumont : alors que le public hilare applaudit à tout rompre devant la tornade de gifles qui s’abat sur lui, il perd abondamment son sang et meurt.
Pour Chaney, le clown apparaît comme le terrain idéal à l’expression d’une dualité dont il a fait sa marque d’acteur. Cette dualité s’exprime, comme chez L’Homme qui rit, par le décalage entre la motivation profonde du personnage et l’expression figée de son visage tributaire d’un maquillage rieur chez le clown, ou effrayant chez le monstre. Le maquillage du clown est, comme le clown de cinéma : double.
Il est d’abord le masque grotesque qui dissimule une identité le plus souvent criminelle. Le cinéma en offre plusieurs occurrences : toujours dans le domaine du cirque chez Cecil B. DeMille où James Stewart fuyant la police endosse momentanément la figure clownesque dans Le plus grand chapiteau du monde (The Greatest Show on Earth, 1953) ou chez Fritz Lang dans Espions (Spione, 1927) qui offre un bel exemple de clown sacrificiel qui rappelle Beaumont. Le criminel trouve en effet son ultime refuge sous le maquillage du clown et son suicide en scène d’une balle dans la tête lui vaut un triomphe. Pour Chaney, la dissimulation de l’identité des personnages sous le maquillage est un classique. Depuis son premier triomphe dans Le Miracle en 1919, où il interprète un escroc qui exploite la crédulité des fidèles en se faisant passer pour un paralytique qui retrouve la mobilité grâce à un miracle, Chaney s’est fait le champion des identités doubles : en professeur Echo qui commet ses crimes déguisé en digne Madame O’Grady dans Le Club des trois, en enquêteur et (faux) vampire dans Londres après minuit (London After Midnight, Tod Browning, 1927) et bien sûr en intraitable Blackbird, le caïd qui se dédouble dans la figure christique du doux Bishop, son supposé frère paralytique. C’est tout autant le corps que le maquillage qu’exploite Chaney pour incarner cette duplicité.
Car le maquillage du clown est aussi, à l’instar du corps paralytique souvent joué par Chaney, un corset. Comme le paralytique est privé de mouvements, le visage du clown est privé d’expression autre que celle de ce masque cosmétique. Seule la fonction de divertissement lui est autorisée, qui lui donne son ambivalence : la douleur lui est refusée et il devient tragique dans sa souffrance muette, alors même que son public exulte ; la méchanceté n’est pas de son registre et il devient machiavélique en criminel insoupçonnable. Le clown se transforme alors en monstre. Mais à l’inverse du monstre moderne, Quasimodo ou créature de Frankenstein, celui-là ne se définit pas par le conflit entre un physique monstrueux et une âme bonne. C’est au contraire une âme noire que dissimule un physique avenant. Dans les deux films de clown de Chaney, c’est la première option qui est privilégiée. Programmé pour faire rire, il subit son masque comme une seconde nature qui l’emprisonne, à l’image du Cyprien de La Nuit aveuglante, d’André de Richaud, dont le masque de mardi-gras s’est fixé à son visage comme une greffe définitive 10. Malédiction, donc tragédie, et forcément spectaculaire chez un maître de la pantomime qui n’a cessé de repousser ses limites physiques au mépris de sa propre souffrance. Acteur ultime, ou acteur monstre, Lon Chaney n’est-il pas lui-même atteint du syndrome de Cyprien ? La tragédie qui se joue sous le masque n’est-elle pas aussi celle de l’homme Chaney ?
Le public s’est souvent ému des transformations de sa vedette et a parfois été dupe de leur vraisemblance, au point que le courrier des lecteurs de la presse populaire abonde en lettres bouleversées de spectatrices (surtout) affligées par telle amputation subie par la star. Une trentaine d’année après la fameuse Entrée du train en gare de La Ciotat, l’illusion opère toujours… Mais laissons-là l’anecdote et demandons-nous un instant jusqu’à quel point l’acteur Chaney ne fut pas prisonnier de ses rôles. Non qu’il les subît : il avait au contraire une notoriété qui l’autorisait à faire des choix et qui lui a même permis, après le tournage de L’oiseau noir, de mettre fin à son contrat avec Universal pour devenir un acteur indépendant.
Il n’en demeure pas moins, qu’à l’instar des clowns Tito et Beaumont, Chaney a payé un lourd tribut à des rôles pour lesquels il n’a pas hésité à mettre en péril son propre corps. Certes, le genre mélodramatique qui fait le succès du cinéma de cette époque et la part du lion que s’y taille Chaney, invitent à la prudence face à des éléments biographiques dont il est parfois difficile de dissocier le vrai du légendaire, confusion de surcroît entretenue et amplifiée par le film de Pevney. Ce nonobstant, la plupart des biographes de Chaney s’accordent pour constater à quel point ce dernier s’est mis en danger. Vue altérée après le port de lentilles de contact afin de simuler la cécité (La Route de Mandalay, The Road To Mandalay, Tod Browning, 1926), traumatismes vertébraux irréversibles suite au port de harnais nécessaires à camper les nombreux estropiés qui jalonnent sa carrière, et cancer de la gorge qui ne fut sans doute pas, comme on a pu le dire, provoqué par l’absorption d’un morceau de neige artificielle sur un tournage, mais que cet épisode permit sans doute de révéler, en 1929. C’est dans un état de grande souffrance qu’en 1930 il aborde son premier film parlant. Malgré son hostilité au genre à qui il reproche d’avoir brisé des carrières et de sonner le glas de la pantomime au cinéma, Chaney reprend le rôle muet qu’il a tenu sous la direction de Tod Browning cinq ans auparavant dans Le Club des trois, sous la direction de Jack Conway cette fois. Dans ce remake, Chaney, au demeurant doté d’une jolie voix de baryton qui lui valut de tâter de l’opérette dans ses jeunes années, réussit un exploit qui se traduira par de nouvelles sollicitations professionnelles : il prête sa voix –ses voix– à cinq personnages. Madame O’Grady bien sûr, mais aussi le ventriloque, sa poupée, une jeune fille et un perroquet. Un certificat authentifie l’exploit. Las, les multiples sollicitations seront vaines. Ironie du sort, le cancer éteint définitivement sa voix, le contraignant à recourir comme durant son enfance à la langue des signes qu’il n’a pas oubliée. Il meurt le 26 août 1930 à l’âge de quarante-sept ans, et à l’aube du parlant ; c’est Bela Lugosi qui héritera du rôle de Dracula pour lequel il avait été pressenti, sous la direction de Tod Browning. Une fin digne des plus beaux mélodrames auxquels sa silhouette torturée a donné leurs lettres de noblesse.
Cette voix qui s’éteint et avec elle cette image d’acteur qui disparaît –d’acteurs qui disparaissent–, font écho à ses nombreuses morts au cinéma. Mais pas de membres qui se remettent à bouger ni de rédemption cette fois. Le clown est bien mort et sa disparition marque la fin d’un monde et d’un métier hérité des spectacles forains, où le rire du burlesque le dispute sans cesse au tragique du grotesque. Chaney est-il un clown ? A minima, le clown est la structure-même du personnage chaneyen, il en est le soubassement et la figure totémique à la fois. Les films de Chaney nous enseignent que celui qui commet un seul meurtre dans sa vie devient définitivement un criminel. Mais aussi que celui qui un jour fut clown, demeure à vie, comme le criminel, une figure de l’humiliation. A maxima, Chaney n’est pas seulement un clown, il est un Paillasse, son jeu singulier en concentre toutes les caractéristiques. Quels que soient les rôles qu’il aborde : sous le clown, le criminel, le monstre… le Paillasse est toujours présent, et il n’est nul besoin de gratter très fort le palimpseste pour apercevoir la trame burlesque.
Si on a pu voir la figure du Juif errant épouser l’image du clown selon Chaney, on n’oubliera pas avec Fellini que le clown demeure un parent du marginal, un freak, pour reprendre la terminologie browningienne. Dans les premières décennies du vingtième siècle, Chaney est le clown de la société américaine et de son modèle libéral. Il ne se contente pas de tourner le dos à la caméra dans un film promotionnel de la MGM : il incarne le contre-modèle de la figure virile du gagnant, du père parfait, à une époque héritière d’un Theodore Roosevelt qui a imposé le président dans le costume du père idéal de la nation, a encouragé l’eugénisme et son programme de stérilisation et développé le boyscoutisme pour lutter contre les forces de la féminité. Chaney, de Quasimodo en Paillasse, est l’incarnation des laissés pour compte, des opprimés, des clowns et autres déclassés du rêve américain. Il est le freak dans lequel clown et monstre se fondent en un duo intime exécutant une danse macabre pour accoucher de monstres clownesques, inquiétantes silhouettes et chrysalides hideuses dont le cinéma des dernières décennies a parachevé la métamorphose en clowns monstrueux.
- Lon Chaney, « Maquillage », in « Motion Pictures », Encyclopædia Britannica, 1929, p. 863-865. Repris dans Cinémathèque, n° 12, automne 1997, p. 53.
- Cf. Jean-Pierre Berthomé, « Le clown au cinéma : pour une typologie des personnages », in Nicole Vigouroux-Frey (dir.), Le Clown, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 6 : « Sur les 5 525 films américains recensés par le catalogue de l’American Film Institute, pour les années trente, six seulement se retrouvent à la rubrique « clown » de l’index thématique (…). Les chiffres sont comparables pour les catalogues des autres années. »
- On notera qu’à J. Pevney, le réalisateur de L’Homme aux mille visages on doit également l’un des premiers films de Jerry Lewis, Le Clown est roi (Three Ring Circus, 1955).
- Roschdy Zem ne s’y est pas trompé en confiant à James Thierrée le rôle du clown Footit, alors que le comédien Omar Sy est le faire-valoir Chocolat qui tentera en outre une carrière d’acteur de théâtre dans Othello. Footit et Chocolat, Mandarin Cinéma / Gaumont, 2016.
- Jean Frick, « L’Homme qui a plusieurs visages », Mon Ciné, n° 69, 14 juin 1923.
- André Pougin, « Paillasse », in Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1885, p. 577.
- Sans doute le compositeur Jean-Georges Kastner, à qui l’on doit notamment l’opéra Le dernier Roi de Juda, sur un livret de Maurice Bourges. La citation pourrait avoir un rapport direct avec cette œuvre.
- Sauf, précisément, chez les Freaks de La monstrueuse parade (Freaks, 1932).
- Jean Frick, « L’Homme qui a plusieurs visages », op. cit.
- André De Richaud, La Nuit aveuglante, Paris, Tusitala, 2014 (Robert Laffont, 1944).