Lovecraft en images : réflexions sur l’adjectif « lovecraftien »

Lovecraft en images : réflexions sur l’adjectif « lovecraftien »

Par ZIMMERMANN Mike

Lovecraft demeure un écrivain dont les textes ciselés, fondés sur une esthétique de l’irreprésentable, résistent simplement aux processus d’adaptation, même à l’ère du numérique et de la sophistication des effets spéciaux qui permettent a priori de figurer de manière convaincante les décors et les créatures nés de son imagination  1.

 

Depuis près de soixante ans, l’imaginaire des écrits de Lovecraft hantent l’histoire du cinéma : les cinéastes s’appliquent à donner une image aux êtres, aux choses et aux mystères, que les écrits de Lovecraft évoquent. Plusieurs en sont pris d’affection et la plupart pensent pouvoir y déceler des idées de cinéma aux forts potentiels visuels : le monde des rêves, le bestiaire aquatique, cosmique et surnaturel, la structure des récits placée sous le signe du réalisme scientifique, les récits d’aventures extraordinaires, la découverte de paysages mystérieux, les états altérés de la conscience des personnages, la dégénérescence de la faune et la flore sont des thèmes qui appellent à la mise en scène et en images 2.

Les premières tentatives d’adaptations des écrits de Lovecraft au cinéma voient le jour à partir des années 1960 avec The Haunted Palace (1963) de Roger Corman, The Shuttered Room (1967) de David Greene et The Dunwich Horror (1969) de Daniel Haller. Dans les années 1980, une deuxième salve est tirée avec Re-animator (1985), From Beyond (1986) et Re-animator 2 (1989), tous trois de Stuart Gordon. Mais dans les années 1990, les tentatives d’adaptation se multiplient et, depuis 1996, un festival « The H.P Lovecraft Film Festival », consacré aux films qui gravitent autour de l’univers de Lovecraft, se tient à Portland et à Salem 3 : The Resurrected (1991) de Dan O’Bannon, In the Mouth of Madness (1995) de John Carpenter, Dagon (2001) de Stuart Gordon, The Dream-Quest of Unknow Kadath (2003) d’Edward Martin III, The Call of Cthulhu (2005) d’Andrew Leman, Beyond the Wall of Sleep (2006) de Barret J. Leigh et Thom Maurer, Beyond the Dunwich Horror (2008) de Richard Griffin et Cthulhu (2010) de Dan Gildark constituent encore des exemples d’adaptations explicites.

Néanmoins, il faudrait aussi évoquer ces films brillants et parfois médiocres qui se sont approprié l’imaginaire de Lovecraft de manière plus lointaine ou cryptique. Ces films sont légion et traversent l’histoire du cinéma. Il serait donc vain d’essayer de les dénombrer exhaustivement ici, au risque de dresser un inventaire interminable. Parmi les plus connus, L’Étrange créature du Lac noir (1954) de Jack Arnold, Frayeurs (1980) et L’Au-delà (1981) de Lucio Fulci, Evil Dead (1981) de Sam Raimi, The Thing (1982) de John Carpenter ou encore Hellboy (2004) de Guillermo del Toro convoquent des thèmes issus des textes de Lovecraft, à savoir la montagne, la figuration d’entités malfaisantes, la mythologie aquatique, l’ouverture d’un livre maudit, la technophobie ou encore la peur de la science.

Passons brièvement en revue ce qu’on a pu dire de ce corpus filmique. De nombreux chercheurs ont affirmé que les écrits de Lovecraft constituaient pour le cinéma un immense alambic d’inspirations dans lequel les cinéastes distillent des idées. Guillaume Foresti soutient en 2002, dans un ouvrage stimulant, que les traces des écrits de Lovecraft dans le cinéma fantastique sont profondes et qu’elles relèvent plus de réécritures et d’hommages implicites et/ou explicites que d’adaptations directes — visiblement moins nombreuses 4. Il cite les films de Jack Arnold, à savoir L’Étrange créature du Lac Noir (1954), Space Children (1958) et La Revanche de la créature (1955) ; ceux de John Carpenter, parmi lesquels The Fog (1980), The Thing (1982), Prince of Darkness (1987), In The Mouth of Madness (1995), Ghosts of Mars (2001) ; et enfin ceux de Roger Corman, avec It Conquered the World (1956), Attack of the Crab Monsters (1957), The Creature From the Haunted Sea (1961) et The Haunted Palace (1963). Le critique admet plus ou moins, en filigrane, que la notion de fantastique dans un sens large souffre peut-être trop de la contamination de l’imaginaire de Lovecraft et que par conséquent les films qui se réclament du genre fantastique sont comme pris au piège, englués dans la matrice lovecraftienne 5.

Dans un article consacré aux points de rencontre entre Lovecraft et Lucio Fulci, Philippe Met souligne en préambule que dans la sphère scientifique anglo-saxonne 6, les tentatives de classification des films qui réinvestissent l’imaginaire de Lovecraft sont insuffisantes et lacunaires. Il insiste, d’une part, sur la difficulté à saisir dans quelle mesure une œuvre peut acquérir l’épithète lovecraftien 7, et d’autre part sur la fragilité des tentatives de filiation des œuvres cinématographiques à Lovecraft. Gilles Menegaldo explique que l’imaginaire de Lovecraft s’est vu transposé au cinéma car il porte en lui, de prime abord, les promesses d’une adaptation visuelle 8. À travers une analyse thématique des œuvres de Carpenter (The Fog, The Thing, In the Mouth Of Madness, Prince of Darkness), il montre que le cinéaste s’est surtout appliqué à mettre en scène les thèmes obsédants de Lovecraft comme l’altération physique et psychique des personnages et la figuration d’une entité cosmique et/ou démoniaque tapie dans l’ombre 9. Il ajoute néanmoins que les propriétés fondamentales de ces créatures sont justement de n’être par représentables par la conscience, et encore moins par les images. En cela, il souligne que le numérique est mis en échec par les entités décrites chez Lovecraft, qui conservent ainsi leurs qualités d’infigurabilité 10. Elles sont, pour le dire simplement, inimaginables.

De manière analogue, Pierre Jailloux atteste que l’impossibilité d’analyser formellement les monstres chez Lovecraft leur confère une nature insaisissable et indéfinissable 11. Et d’ajouter que la description des monstres se fait toujours sous la houlette d’un champ lexical de l’impensable 12.

Il faut suivre à ce sujet les remarques de Roger Bozzetto, qui suppose que la majorité des auteurs de fantastique partagent une quête commune : celle de savoir exprimer un monde, un univers impossible à penser. Pour rendre cet univers cohérent, Lovecraft évoque par exemple des images, des peintures et des artistes qui existent dans la réalité (Doré, Füssli, Goya, Poe). L’idée est de mélanger dans un même univers des objets de notre réalité et des objets imaginaires afin de créer de la confusion et donc de renforcer la dimension vraisemblable du récit 13.

Cet état des lieux nous permet d’affirmer que le genre fantastique ne saurait échapper à l’imaginaire lovecraftien, qui est en réalité une matrice, une toile de fond sur laquelle s’est dessiné le fantastique tel qu’on le connait aujourd’hui. Il faut néanmoins faire quelques remarques sur la notion d’adaptation, avant de tenter de définir ce que recouvre l’adjectif lovecraftien.

Dans L’Adaptation littéraire au cinéma, paru en 2019, Francis Vanoye tente de redéfinir la délicate question de l’adaptation au cinéma en proposant plusieurs pistes. Premièrement, l’adaptation pourrait être un genre cinématographique à part entière car : les textes littéraires inspirent des fictions au cinéma ; les adaptations littéraires peuvent rendre un film prestigieux ; elles traduisent et diffusent le patrimoine culturel sous forme visuelle ; ces films empruntant des éléments à des sources littéraires diverses peuvent faire émerger de nouveaux genres 14. Vanoye ajoute que la condition sine qua non de l’adaptation comme genre est de garder dans le film une impression du texte source. Autrement dit, les éléments du texte littéraire accumulés sur les affiches et les supports promotionnels (figuration d’un monstre, d’un personnage éponyme, d’un objet ou décor spécifique) doivent par la suite se retrouver nécessairement dans le film 15. Deuxièmement, l’adaptation littéraire est peut-être un vol. Vanoye met ici en tension le travail du cinéaste et du plagiaire et souligne que les deux partagent la même motivation : les transpositions, les ajouts et les suppressions auxquels se livrent le cinéaste et le plagiaire sont des techniques auxquelles ils ont recours pour dissimuler ou montrer le texte source 16. Troisièmement, l’adaptation est probablement une rêverie : la puissance de fascination exercée par une œuvre littéraire peut stimuler les cinéastes jusqu’à les pousser à proposer une adaptation rêvée de ce qu’ils ont pu lire ou comprendre du texte source 17.

Les remarques de Michel Serceau sur l’adaptation cinématographique pourraient entrer en résonnance avec les précédentes : l’adaptation serait une manière d’interpréter un texte littéraire ; elle est un mode de lecture du texte source, le « lieu d’une transformation et d’une réinterprétation constantes des interrogations véhiculées et cristallisées par les œuvres littéraires 18. » À travers des modes de représentation définis au préalable, le film d’adaptation propose, sous des aspects visuels, l’interprétation du cinéaste 19. Si le texte est un support illimité de production de sens, alors le film d’adaptation est une lecture visuelle possible du texte source 20. En d’autres termes, l’interprétation d’une œuvre littéraire et sa traduction visuelle constitueraient un échantillon de l’imaginaire de l’homme aujourd’hui 21.

À l’occasion d’une conférence donnée en 1987 pour les étudiants de La Fémis et consacrée à des questions d’adaptation, Gilles Deleuze déclare que certaines idées de roman sont déjà engagées dans un processus cinématographique : elles portent en elles les promesses d’une adaptation visuelle. Le philosophe admet qu’un roman est adapté parce qu’il contient en germe des idées de cinéma 22.

Deleuze pose alors cette question qu’il laisse en suspens : « Que se passe-t-il lorsque le roman est un grand roman et se révèle cette affinité par laquelle quelqu’un a en cinéma une idée qui correspond à ce qui était l’idée en roman […] Si Kurosawa peut adapter Dostoïevski, c’est au moins parce qu’il peut dire : “J’ai une affaire commune avec lui, un problème commun, celui-là” 23. »

Que peut-on retenir de ces différentes formulations théoriques dans le cadre de notre réflexion ? D’une part, le texte source doit contenir en germe des idées de cinéma. D’autre part, l’adaptation est une manière d’interpréter un texte source ; elle est une traduction visuelle. En outre, l’adaptation est une rêverie imagée d’un texte littéraire. Enfin, l’adaptation est une réappropriation d’un imaginaire littéraire transposé sous forme visuelle.

Nous pouvons dès lors nous poser la question suivante : les textes de Lovecraft sont-ils porteurs d’idées de cinéma qui ne demandent qu’à accéder à un statut d’image ou à un régime purement visuel ? De ce questionnement d’ordre médiagénique découlent d’autres questions, peut-être plus problématiques. Que recouvre aujourd’hui le qualificatif « lovecraftien » ? À partir de quel indice thématique et/ou narratologique peut-on qualifier une œuvre de lovecraftienne ? Qu’est-ce que le degré zéro d’un leitmotiv lovecraftien ? L’emploi de l’épithète « lovecraftien » est-il légitime dans certaines analyses filmiques ? Au fond, ne risquerait-on pas de détourner des symboles ou motifs pour leur faire dire autre chose lorsqu’ils sont réinjectés et redistribués dans des œuvres fictionnelles ?

On peut tenter de trouver des réponses en se livrant à une analyse narratologique et thématique, et ce afin de mettre en lumière les résurgences de l’imaginaire de Lovecraft dans certaines œuvres horrifiques, et plus particulièrement les fictions diffusées en streaming. Il s’agira d’interroger Stranger Things (2013) des frères Duffer, Color Out of Space (2019) de Richard Stanley, Annihilation (2018) d’Alex Garland et Lovecraft Country (2020) de Misha Green en identifiant les éléments narratifs et thématiques qui se rattachent à l’imaginaire de Lovecraft. Nous nous demanderons quel a été l’impact des œuvres de Lovecraft sur la création horrifique actuelle et, surtout, si la fiction lovecraftienne résiste encore et toujours au processus d’adaptation.

 

Délirer, rêver, méditer

Si l’on se cantonne aux écrits de Lovecraft, il est difficile de discerner quelque chose qui pourrait s’apparenter à une conscience écologique. Or, plusieurs des récits de Lovecraft (La Couleur tombée du ciel, L’Abomination de Dunwich, La Peur qui rode, Les Montagnes hallucinées) s’attardent à décrire de manière méticuleuse, visuelle et quasi documentaire l’environnement naturel dans lequel évoluent les personnages. Les descriptions auxquelles se livre l’écrivain donnent souvent à voir une biosphère altérée par l’action d’une puissance malfaisante : les arbres poussent anormalement, la végétation est grimaçante, le plus souvent souffreteuse, et la nature dans son ensemble souffre d’une forme d’excroissance dégénérative. Bref, dans ces espaces délimités, l’équilibre naturel est rompu.

On retrouve cependant dans Color out of Space, Annihilation et Stranger Things des indices intéressants dans la mesure où ils permettent de rêver les écrits de Lovecraft comme des récits décrivant l’action néfaste d’une force hostile sur l’environnement naturel.

En effet, si ces œuvres recyclent la thématique de la dégénérescence de la faune et de la flore, c’est peut-être parce qu’aujourd’hui, à l’ère de l’anthropocène et de l’homme comme force perturbatrice, il est intéressant pour certains cinéastes d’interroger les relations socio-naturelles et la place de l’homme sur la planète. Ces trois œuvres se sont fait les témoins du lien que tisse l’homme avec la nature. En revanche, lorsqu’il s’agit de prédire l’avenir de l’humanité et de son milieu, le constat est rarement rassurant 24.

Ces fictions imaginent un univers visuel où l’écosystème entier se voit parasité par une puissance cosmique insaisissable et inintelligible. On peut émettre l’hypothèse que certains textes de Lovecraft poseraient les fondations de l’imaginaire cinématographique de l’anthropocène. C’est du moins l’une des pistes de lecture possibles pour comprendre la formation d’un imaginaire très en vogue actuellement et que les scénaristes, les cinéastes et romanciers aiment explorer.

Imaginaire artistique de l’anthropocène donc, prenant forme à travers des fictions cinématographiques ou sérielles qui se servent volontairement de la matrice lovecraftienne afin de formuler ce qu’on pourrait appeler des récits de la nature courroucée, à savoir des récits qui renouent avec une tradition eschatologique de destruction de la biosphère et de tout ce qu’elle abrite, en premier lieu une humanité stupide et grossière qui n’a pas su intégrer dans sa conception du monde un intérêt pour la biodiversité. Ces obsessions de fin du monde irriguent les récits filmiques à tous les niveaux.

Dans Strangers Things 25, l’agent de police Jim Hopper enquête sur des phénomènes environnementaux étranges à proximité d’une forêt chancreuse. Il est intrigué par un champ de citrouilles putréfiées. Alarmé par la texture suspecte de l’écorce d’un arbre, il s’approche pour s’en saisir mais celle-ci se liquéfie en gélatine poisseuse. Ces dérèglements sont dus à une entité tapie dans un espace parallèle situé en dessous de la ville. Son apparence est celle d’un monstre batracien qui grandit à vitesse exponentielle. Le résultat de sa maturation ? Une créature tentaculaire capable de parasiter et de contrôler la volonté des sujets qu’elle possède. Dans la troisième saison, la créature (nommée le flagelleur mental) est à la tête d’une armée d’individus (elle absorbe l’Américain moyen, obèse, consommateur) qu’elle missionne en tant que bras armés et qui n’ont qu’un mot d’ordre : éliminer les opposants ou ceux qui tenteraient de supprimer le flagelleur mental.

La créature cosmique est une force géologique, allégorie d’une nature mécontente venue se venger d’une humanité néo-libérale qui se complait dans l’accumulation de marchandises et la technologisation du monde. Les opposants au flagelleur ne sont que des geeks passionnés par les nouvelles technologies, ils boivent des sodas et cultivent un goût prononcé pour la culture de masse et ses produit dérivés.

Le flagelleur mental incarne, en sous-texte, le prolongement, la métaphore de la catastrophe écologique, une manière détournée de donner forme à une hantise écologique qui prend racine aux USA à partir des années soixante-dix avec l’émergence d’une conscience des dangers liés à la pollution, aux gaz à effet de serre et à la surpopulation. Il n’est pas étonnant que la fin de la saison trois se déroule dans l’enceinte d’un centre commercial. Le flagelleur, dont l’incarnation rappelle un tas aggloméré de détritus broyés, sorte de monstre en plastique sanguinolent, n’est rien d’autre qu’un opposant à la politique néo-libérale (politique qui débute précisément au début des années 1980). Il s’attaque de manière métaphorique à ce qui sera l’un des symboles de la mondialisation du monde à grande échelle : un centre commercial. C’est, en somme, un monstre qui en attaque un autre.

Dans un même ordre d’idée, Annihilation emprunte à La Couleur tombée du ciel cette idée de dégénérescence exotique de la biosphère. L’adaptation cinématographique que propose Alex Garland est intéressante dans la mesure où elle prolonge et amplifie cet imaginaire de la biosphère altérée. Comme Strangers Things, Annihilation est un récit de la nature courroucée qui met en scène une entité déréglant les règnes animal, végétal et minéral sur une zone qui ne cesse de s’étendre. Cette dynamique du chaos s’illustre particulièrement dans les nombreux plans d’ensemble qui figurent une végétation organique/minérale ou à l’inverse une organicité végétale/minérale. On en prend la mesure avec ces arbres étrangement enracinés dans le sable, feuilletés de diamants, ces arborescences de fleurs hybridées aux viscères humains ou encore ce phare abandonné dont les murs dotés de cavités buccales rappellent des orifices respiratoires. Dans cette confusion extrême, les appareils électroniques sont incapables de capter tout signal de l’extérieur de la zone et les boussoles ou autres technologies de géolocalisation sont défaillantes. En d’autres termes, aucune donnée scientifique n’est consignable électroniquement.

Le film fait voler en éclats les certitudes du discours scientifique en tant qu’il confronte les personnages à des phénomènes aberrants, lesquels mettent à mal les certitudes de la scientificité et les fondements du rationalisme.

De plus, les personnages subissent, une fois arrivés dans la zone, des défaillances multi-viscérales, contractent des cancers foudroyants ou développent des anomalies génétiques. Aussi, leur identité s’efface progressivement, leurs souvenirs sont confus. À mesure que ces dérèglements corporels et mentaux sont constatés par la subjectivité humaine, les personnages sombrent dans un délire paranoïaque, et en dernière instance, manifestent des pensées morbides et suicidaires. Autant de motifs qui semblent clairement repris de La Couleur tombée du ciel. Toute la zone infectée se comporte comme une sorte d’organisme vivant exotique qui utilise la matière environnante afin d’étendre ses propres fonctions vitales. Autrement dit, elle ponctionne et s’amalgame chaque millimètre carré de la faune et de la flore présentes à l’intérieur de son enveloppe ectoplasmique. C’est une membrane tentaculaire et totalisante qui recouvre l’intégralité de la faune et la flore environnantes. On songe une fois de plus à La Couleur tombée du ciel, mais aussi aux ectoplasmes des Montagnes Hallucinées.

D’autre part, la zone affecte la conscience perceptive des personnages. Elle altère l’intégralité de l’appareil perceptif (vue, ouïe, odorat, toucher). Les personnages perdent le lien subjectif avec leurs corps : le corps devient inconnu, étranger, incontrôlable.

On comprend à présent que la finalité de cette entité cosmique est de réunir dans un seul et même organisme la totalité de tous les autres : le symbiote-synthèse donc, non plus fragmenté, dispersé comme ces milliards de milliards de formes du vivant mais qui au contraire s’accumule dans un unique organisme.

De manière analogue le film Color out of Space, adaptation explicite de la nouvelle de Lovecraft, propose aussi une interprétation visuelle centrée autour de l’altération de la biosphère. Il est encore question d’une entité interférente qui engendre des défaillances cellulaires sur les animaux d’un ranch, modifie l’ADN des insectes, fait pousser aléatoirement des plantes exotiques, empoissonne la nappe phréatique et ira même jusqu’à transformer des alpagas en un amas de chair aberrant (on pense naturellement à la fameuse scène de The Thing, film de Carpenter lui-même inspiré des Montagnes hallucinées).

Mais sa puissance d’interférence ne s’arrête pas là puisqu’elle altère aussi la conscience et le système perceptif des personnages (la mère de famille tranche ses doigts, pensant que ce sont des carottes, le père, obsédé par une odeur fétide qu’il est le seul à pouvoir sentir, confond rêve et réalité, le cadet entend des murmures incessants et enfin l’adolescente voit s’écouler du sang d’un robinet). Comme dans le texte source, les personnages souffrent de démence perceptive : leur perception est altérée, leurs sensations et leurs impressions produisent une inquiétante étrangeté.

On se souvient d’ailleurs de cette séquence troublante dans laquelle, loin de la grange, la mère et l’enfant sont frappés par l’énergie que libère l’entité cosmique, ce qui provoque la fusion de leurs deux corps. L’abomination engendrée symbolise un fantasme incestueux de fusion-confusion avec la mère assez classique ; mais le croisement génétique généré décrit aussi un processus de déshumanisation provoqué par une puissance désorganisatrice qui retire à l’homme son caractère d’être sensible et qui l’ampute ainsi de sa capacité de compassion : même si elle reconnaît les autres membres de la famille, la chimère n’en tentera pas moins de les dévorer.

Un autre passage illustre encore mieux la puissance dégénérative de l’entité cosmique. À la fin du film, celle-ci génère un puissant vortex qui déforme l’espace-temps et décompose les objets et la matière environnante en atomes. Après une impressionnante explosion, la scène se coupe et la présence jusqu’ici envahissante de la couleur violette fait place à un blanc froid et granuleux. L’entité disparait et laisse derrière elle une lande poussiéreuse et désertique. Au milieu de ce cratère blanchâtre, il ne reste plus rien. Toutes les couleurs du spectre du visible ont été absorbées. L’entité cosmique est une force dévorante, une couleur qui dévore les couleurs, qui dévore la vie.

Dans les exemples rapidement étudiés, l’horreur à l’œuvre chez Lovecraft est perçue par les scénaristes et les créateurs comme une force écologique capable de redonner à la nature la vitalité, la flamboyance et l’indomptabilité qu’elle aurait perdues depuis le début de l’industrialisation. En s’appropriant le topos des phénomènes naturels aberrants qui fonde en partie l’imaginaire de Lovecraft, les auteurs racontent des histoires très actuelles dans lesquelles la nature est vindicative et se venge d’une humanité négligente. Ce sont des récits de l’anthropocène, des récits qui viennent réaffirmer la puissance et les mystères d’une nature insondable. Elle acquiert ainsi, à nouveau, un statut mystique qui touche au sublime, esthétique qui caractérise la fiction lovecraftienne.

 

Réviser, corriger, trafiquer

À l’ère des plateformes de streaming, de nombreuses œuvres semblent prolonger de manière très libre la mythologie « lovecraftienne ». Lovecraft Country 26, série au titre prometteur, est un exemple étonnant de révision thématique. En effet, Lovecraft Country se réclame dès le titre de l’imaginaire du maître de Providence. Mais l’horreur n’est plus d’ordre cosmique et surnaturel : elle est davantage morale.

Mais que l’on ne s’y trompe pas : la série ne propose pas de comprendre l’imaginaire de Lovecraft du début du XXe siècle ; elle ne propose pas non plus une interprétation visuelle des textes de Lovecraft à la manière des mangas de Gou Tanabe 27. Non, Lovecraft Country propose plutôt une révision des textes de Lovecraft et confronte l’imaginaire d’un auteur américain né à la fin du XIXe siècle aux mutations qui affectent la société de ce début XXIe siècle : que pourrait être le pays de Lovecraft en 2020 ? Ou plutôt comment adapter un imaginaire certes fantastique mais aussi xénophobe, dans le contexte contemporain ? En effet, bien que la série se déroule dans l’Amérique ségrégationnisme des années 1950 (première transposition historique), elle parle essentiellement de notre présent et des mouvements progressistes qui traversent nos sociétés occidentales (second transposition historique).

Dans une Amérique profonde et raciste des années 1950, un jeune homme, Tic, cherche désespérément les traces de son père disparu dans des conditions mystérieuses. Sur la route, il rencontre d’étranges créatures : des hommes-poissons à l’enveloppe gélatineuse bodybuildée, des revenants malingres à l’apparence squelettique, un parasite qui germe dans un corps. Sa quête est sans cesse entravée. Une fois son père retrouvé, il découvre que sa famille est frappée par une magie occulte et que les pages d’un manuscrit ancestral, le Necronomicon, pourraient peut-être lever la malédiction. À sa grande surprise, il apprend qu’il est l’un des héritiers franc-maçonniques de « l’Aube antique » et que son ancêtre est une puissante magicienne échappée du manoir de Titus, le fondateur de l’ordre. Une fois l’ordre dissout, le récit se découd rapidement et sombre dans un enchainement visuel et scénaristique sans réelle continuité avec les précédents épisodes.

Cela nous amène à dire que la base littéraire de Lovecraft a été révisée, remaniée dans un but politique. Lovecraft Country est un récit qui revisite l’œuvre de l’auteur, moins pour y porter un regard neuf que pour servir son propre agenda : s’inscrire dans un mouvement politique et culturel et faire écho à un certain air du temps.

La série a quelque chose de théâtral et met en place une sorte de grand cabaret : les personnages s’empressent d’enchaîner leurs numéros burlesques : la représentation de l’espace est idéalisée, caractérisée par une colorimétrie chaude à l’aspect factice. L’intrigue se distingue par son manichéisme avec d’un côté les oppresseurs et les suprémacistes blancs adeptes du KKK, et de l’autre les oppressés, les afro-américains qui essayent tant bien que mal d’échapper à une police tyrannique qui ne s’affirme que par la violence. Tout ce personnel fictionnel évolue dans des espaces hermétiques parfaitement scellés et s’il leur arrive parfois de communiquer, ce n’est que par la brutalité ou l’humiliation. Les stéréotypes étaient sans doute difficiles à éviter.

Néanmoins, cette partition du monde s’explique par un choix de réécriture : de façon revendiquée, la série solde la dimension cosmique et métaphysique de Lovecraft au profit d’un engagement politique assez clair. L’espace symbolise l’antagonisme politique, social et ethnique : les salons des blancs sont luxueux, raffinés, ceux des afro-américains, modestes voire sinistres ; en témoigne le manoir pourri que Leti essaye de remettre sur pied. Le contraste est constamment souligné, comme pour rappeler à un spectateur naïf que l’oppresseur sous toutes ses formes (politique, économique, idéologique) n’est qu’un bourreau immoral et déshumanisant.

La série enfin accorde une place toute particulière à la violence visuelle, ce qui rompt avec l’esthétique de Lovecraft. Cette violence est colorée, chatoyante et ne vise pas à interroger ses auteurs ou son exercice mais recherche avant tout le plaisir esthétique.

On céderait presque à l’étrange plaisir de voir ce banquier sodomisé par les talons aiguilles de son assistante grimée en blanche, à qui il avait auparavant refusé un contrat de travail, ou à celui de contempler ces Rednecks sudistes s’écraser contre un mur invisible dans leur pick-up. Bien qu’elle exploite le passé traumatique des États-Unis, la série ne déplacera jamais ni ne précisera les lignes de ce qui a déjà été dit dans les ouvrages d’histoire canonique : elle grossit le trait à outrance sans donner la possibilité de réellement penser l’histoire de manière didactique. Elle s’affirme davantage comme une œuvre politique, une œuvre de combat et une fiction cathartique qui s’attaque au présent. Un dernier point mérite d’être abordé, à savoir le merchandising accompagnant les costumes des acteurs. On a pu voir émerger sur internet, durant la diffusion, des sites marchands qui recensent et proposent les vêtements aperçus dans la série. En un clic, il est possible de s’offrir, à des prix attractifs, les robes d’Abbey Lee ou les chemises cintrées de Jonathan Majors.

On peut s’interroger sur la portée politique de ces initiatives (le phénomène touche également une série comme La Servante écarlate, fiction éminemment engagée). L’artificialité des costumes reflète un monde de figurines articulées (Barbie ou Action-man aux pays des horreurs) évoluant dans un décor de maison de poupée. Il s’agit peut-être d’un choix esthétique, néanmoins il ne fait pas de doute que ce parti pris marque une rupture, une mise à distance de l’œuvre source. Grâce aux outils de modélisation informatique, Lovecraft Country matérialise une partie du bestiaire de Lovecraft. Mais il s’agit davantage de signaler visuellement l’appropriation que de donner réellement vie à un imaginaire. La série a surtout choisi de subvertir le versant le plus critiquable de l’écrivain qui, on le sait, était un homme anxieux, misanthrope et xénophobe. Du reste, la majorité des ouvrages le concernant rappellent systématiquement cette part d’ombre qui, sans doute, a nourri tout un pan de sa création. En définitive, la série établit une équation entre le racisme de Lovecraft et son écriture horrifique, comme pour mieux la réinvestir, la retourner : le monstre n’est plus l’afro-américain, l’autre ou le marginal, c’est l’oppresseur, l’intolérant, le fanatique. Ceci nous amène à dire que la base littéraire de Lovecraft a été révisée, remaniée dans un but politique. Lovecraft Country est un récit qui revisite l’œuvre de l’auteur, non pour porter dessus un œil nouveau, mais au contraire pour servir son propre agenda : s’inscrire dans un mouvement politique et culturel progressiste et faire écho à un certain air du temps.

Ainsi, l’imaginaire de Lovecraft, réinvesti, devient un outil polémique au service d’une rhétorique très actuelle. La série joue de l’hésitation entre, d’un côté, l’évidente subversion d’une icône de la littérature américaine « blanche », et de l’autre, une certaine fascination pour un imaginaire, au sens de registre d’images destinées à être réemployées.

 

En guise de conclusion

Ces quelques exemples montrent comment l’œuvre de Lovecraft a pu être relue dans une perspective soit politique (Lovecraft Country), soit écopoétique (Color out of Space, Annihilation, Stranger Things). On peut admettre qu’aujourd’hui l’adjectif lovecraftien renvoie moins à un corpus textuel qu’à un imaginaire au sens de réservoir d’images, de motifs et de représentations. En ce sens, Lovecraft n’est plus seulement l’un des écrivains fondateurs du fantastique et de l’horreur modernes, mais aussi et surtout un « pays », une zone franche de la culture populaire et transmédiatique actuelle.

 

  1. Gilles Menegaldo, « Lovecraft à l’écran, adaptations, hommages, réécritures », p. 179-192, in Gilles Menegaldo, Christophe Gelly (dir.), Lovecraft au prisme de limage. Littérature, cinéma et arts graphiques, Cadillon, Le Visage vert, 2017, p. 192.
  2. Ibid., p. 179.
  3. Ibid, p. 182.
  4. Guillaume Foresti, Corman, Lovecraft. La Rencontre fantastique, Paris, Dreamland, 2002, p. 31.
  5. Ibid, p. 142.
  6. Philippe Met, « H.P. Lovecraft tel qu’en outsider le cinéma le change », p. 133-149, in Gilles Menegaldo, Christophe Gelly (dir.), Lovecraft au prisme de l’image. Littérature, cinéma et arts graphiques, op. cit. Voir notamment Charles P. Mitchell, The Complete H.P. Lovecraft Filmography, Wesport-London, Greenwood Press, 2001 et Andrew Migliore, John Strysik, The Lurker in the Lobby : A Guide to the Cinéma of H.P. Lovecraft, New York, Night Shade Books, 2006.
  7. Ibid, p. 135.
  8. Gilles Menegaldo, « Lovecraft à l’écran, adaptations, hommages, réécritures », op. cit., p. 192.
  9. Ibid.
  10. Ibid.
  11. Ibid, p. 193.
  12. Ibid, p. 194.
  13. Ibid, p. 111.
  14. Francis Vanoye, L’Adaptation littéraire au cinéma, Paris, Armand Colin, « Cinéma / Arts Visuels », 2019, p. 118-120.
  15. Ibid, p. 121.
  16. Ibid, p. 12-15.
  17. Ibid, p. 87.
  18. Michel Serceau, L’Adaptation cinématographique des textes littéraires, Liège, Céfal, 1999, p. 9-10.
  19. Ibid, p. 55.
  20. Ibid.
  21. Ibid, p. 10.
  22. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence prononcée à La Fémis en 1987, 12/10/2013, https://www.youtube.com/watch?v=2OyuMJMrCRw.
  23. Ibid.
  24. Voir par exemple Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde: Ecologie, science-fiction et éthique du futur, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018, Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde, La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, La Découverte, 2019, Hicham Afeissa, La Fin du monde et de l’humanité, essai de généalogie du discours écologique, Paris, PUF, 2014, Jean-Pierre Androven, Anthologie des dystopies : Les Mondes indésirables de la littérature et du cinéma, Paris, Vendémiaire, 2020 et Christian Chelebourg, Les Éco-fictions, mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, « Réflexions faites », 2012.
  25. Matt Duffer, Ross Duffer, Strangers Things, © Duffer Brothers, 21 Laps Entertainment, 2016.
  26. Misha Green, Lovecraft Country, © Monkeypaw Productions, Bad Robot Productions, Warner Bros Television, 2020.
  27. Gou Tanabe, Les Chefs-dŒuvre de Lovecraft, Sylvain Chollet (trad.), Paris, Ki-oon, « Twelve », depuis 2018.