
Nuancier clown
Depuis plus d’un quart de siècle, je m’ébats dans la bête. Un savoir gourmand venu des saveurs s’est fait jour. L’envie de questionner les dedans, les entrants, les sortants et les autours. Perspectivisme 1, mon amour, c’est pas souvent toujours… À tout moment, si tu ne comprends pas ce que j’écris, tu peux m’interrompre.
Je cherche à établir une praxis 2, une manière de théorisation pragmatique et comme furoncle sur grain de beauté, une herméneutique tac toc. Alors des verbes. Quitter le plateau pour aller enquêter, délaisser le maintenant pour l’antan, éclairer par derrière avec une torche. J’ai croisé des livres chiants et d’autres enchantants, des champs de connaissances, des plaines de recherches, pour essayer d’établir une archéologie du « clown ». Épistémè, mon faux cul cracheur de talc, je vais tenter, ici, de vous faire part d’une partie de mes investigations, de mes fouilles, de mes hypothèses historiques. Que Thalie, muse de la comédie, me préserve de toute péremption. Que Saint Andouille lâche une perle dans l’imposteur.
Le mot clown semble entrer dans la langue française d’après le dictionnaire historique 3 sous la forme de claune en 1817 puis clown en 1823. Dans la langue anglaise, c’est en 1560 qu’il apparaîtrait. Mon étymologie préférée est la tension entre clod : motte de terre, glèbe et clot : plouc. Le luron bouseux va faire son entrée dans le théâtre élisabéthain, une période d’effervescence peut-être jamais égalée dans l’histoire du théâtre, le foisonnement 4 d’une production qui ne se souciait guère du réalisme ou du vraisemblable et qui brillait par sa capacité d’excès et d’inventions. Pour la légende, gageons que les conditions conjoncturelles de l’émergence du rustre bouffon campagnard, pourraient avoir été facilitées par la réforme agraire des enclosures, d’un mouvement de la pauvreté insoumise et rurale, des masterlessmen rejoignant une des plus grandes villes européennes : Londres. Le beau monde des planches en cours de professionnalisation se trouvera bientôt structuré par la passion du théâtre de la reine vierge Elisabeth Première et par une ordonnance du Parlement en 1572, l'Act for the Punishment of Vagabonds, qui impose que chaque troupe de comédiens soit sous le patronage d'un notable.
Cette période me fascine, ce nonobstant, je vais tenter de resserrer mon propos sur les caractéristiques du clown à l’époque. Il semble issu des Moralités qui à la fin du XIV siècle mettaient en scène des personnages-allégories. Il rappelle fortement Vice, vagabond vaurien déclamant des moralités à l’envers. Dans le théâtre élisabéthain, il est davantage un caractère que le personnage qu’il joue, le public populaire au parterre vient le voir, le connaît, l’acclame, plébiscite son humour, le clown en joue et comme disait Hamlet en lisant son texte de l’acte 3, scène 2 :
Que ceux qui jouent les bouffons n'en disent pas plus que ce qu'il y a dans leur rôle ; car il en est parmi eux qui rient eux-mêmes, pour faire rire un certain nombre de spectateurs obtus, au moment même où il faudrait faire attention à un point important de la pièce. C'est une friponnerie, et cela montre une bien pitoyable ambition chez le sot qui le fait. 5
Cabotineur plus ou moins fin, pendant les interludes ou à la fin de la pièce, il peut lancer un concours de mots d’esprit 6 ou d’invectives avec le public ou des personnages imaginaires, improviser une chanson, se mettre à danser la gigue comme un fou.
Le clown de ce théâtre baroque fréquentait en partie la haute société dont il savait copier les travers. Érudit, il savait parler l’euphuisme, style ampoulé et maniéré que l’on retrouvera dans le style précieux en France et qui s’ébaudira plus ou moins ironiquement dans les dramaturgies de l’époque. Son train de vie et ses fréquentations l’éloignent de la boue dont il semblait s’extraire. D’aucuns diront que ce n’était qu’un acteur qui jouait le clown. En tout cas, cette tradition du corps-esprit du clown-bouffon aura encore de beaux jours devant elle, malgré la victoire des Puritains qui fermeront les théâtres en 1642, ces lieux de licence et de perdition. Certains partiront avec un droll (du français « drôle » : court sketch comique, emprunté des scènes bien connues du théâtre élisabéthain) pour les mettre à leur sauce.
La polémique est posée. Le clown n’était qu’un acteur déguisé en clown. Qui en est ? Qui n’en n’est pas ? Qui en fut ? Qui en sera ? Dans ce métier et chez les gens qui écrivent sur ce métier ou sur l’histoire de la filiation du clown, les controverses sur les définitions, les authenticités et les appartenances font parfois rage…
Or, toutes les civilisations, disons colonialistes, ont leur lot de personnages caricaturaux et une approche de la vis comica. Leur Histoire recèle des cours de miracles avec des bossus goguenards, des pitres grotesques et des faux infirmes narquois. Elle regorge de tréteaux bringuebalants piétinés par quelques loquaces bateleurs ou des arlequins douteux et des pierrots graveleux, d’exhibitions de foires où le badaud se presse pour frémir devant quelques turlupins en goguette, les prouesses d’un saltimbanque contorsionné ou les lazzis d’un paillasse farceur. Or, quel exégète borgne osera proposer une taxinomie du grand vivier des amuseurs publics, des acteurs de la farce et des bonimenteurs à la langue bien pendue ?
Qui circonscrira le clown?
Je ferme un œil et je continue.
L’Histoire officielle nous fait retrouver sa patente trace avec la création du cirque ou plutôt du théâtre équestre. Philip Astley va marier, sur une piste rudimentaire à même la terre, l’adresse des cavaliers vétérans de la guerre de 7 ans et le monde forain. La face blanche enfarinée, contorsionniste, acrobate sauteur, mime, danseur de corde, interpelant par sa mine et son allure saugrenue parfois guindée, clown blanc prend son essor au sein des cirques dans le développement de l’industrie du divertissement.
Puis entre 1869 et 1880, surgit l’auguste. Plusieurs légendes subsistent sur le mystère de son émergence et d’aucuns revendiquent sa paternité. Qui est donc ce palefrenier ivrogne et idiot qui a fait s’esclaffer le public ? Comment est-il passé inaperçu aux yeux des historiens du spectacle ? Comment a-t-il été plébiscité par un public acclamant l’idiot, l’ahuri, le maladroit ? Lassé de la solennité de la pantomime acrobatique et de la grâce du cheval, le public va bientôt pouvoir applaudir la pantomime dialoguée et Chocolat en queue-de-pie.
Alors que le cirque depuis 1850 a assumé en partie la succession de numéros sans lien logique entre eux, que la loi des privilèges n’est plus en vigueur depuis 1864, qu’à partir de la Troisième République, une partie du monde circassien va établir un lien durable entre arts de la piste, café-concert et music-hall, tout est réuni pour la comédie clownesque avec le clown et son faire-valoir, l’auguste. L’âge d’or des clowns est enclenché et des noms illustres brilleront au fronton des arts clownesques jusqu’à l’invasion de la Pologne en 39. Durant cette prospère époque, clown blanc va assumer sa morgue aristocratique, il va s’embourgeoiser, son costume s’alourdit de festons et de paillettes, il perd de sa mobilité, il use de raison et de gifles envers la tête de turc, le dindon de la farce : l’auguste. Lutte de classe(s) dans tous les sens du terme. Mais celui-ci va bientôt prendre sa revanche, il va usurper son nom, clown aura désormais un nez rouge et le blanc deviendra à son tour faire-valoir, réduit à sa fonction avant de quasiment disparaître. La concurrence entre clowns est sans pitié, la loi du marché du divertissement organise un système pyramidal qui va des clowns étoiles aux paillasses de tapis 7.
Après la Deuxième Guerre mondiale où le cirque est mal en point, le clown Achille Zavatta, en plein baby-boom, a l’idée géniale de présenter le cirque comme un spectacle pour les enfants. Ce qu’il n’était pas auparavant. Bonjour les petits zéléphants. Le clown devient une image emblématique du cirque et bientôt une icône médiatique. Il commence à charrier un stéréotype qui va lui coller à la peau, dans une triangulaire entre rire, cirque, enfant et le nez au milieu de la figure. Cette image se dégrade et se fige, car les clowns deviennent leur propre caricature, la parodie est devenue plagiat, les entrées ne se renouvellent plus et la concurrence féroce au sein de l’industrie des spectacles d’amusement bat son plein…Et l’on peut considérer le film Les clowns de Fellini, sorti en 1971, comme le requiem du clown que l’on appellera, par la suite, traditionnel.
Clown entre dans sa modernité noyé dans un polymorphisme, une plasticité et une tentacularité qui floutent ses contours. Relégué au service enfance, sa version théâtrale pour adultes s’émancipe. Les stages se multiplient ainsi que la pratique amateur. « À la recherche de son propre clown 8 » prend son essor sur le marché du développement personnel. L’excentrique se déploie des anniversaires aux galas, de la littérature enfantine au film d’horreur, de l’acteur social aux braqueurs de banque, du clown à l’hôpital à celui sans frontières, du clowning 9 dansé pour alléger les tensions entre gangs à la floraison des clowns activistes, du clown publicitaire qui veut nous vendre de l’affreuse bouffe retexturée aux gens qui se déguisent pour effrayer leurs semblables.
Dans ce bazar, un électrochoc. En 2012, au musée du Quai Branly, une exposition intitulée « Les maîtres du désordre » met en perspective des civilisations, des peuplades et des tribus. Elles ont en leur sein des chamanes, des bouffons sacrés et des clowns célestes. Ces figures ont la charge de questionner la réalité perçue, d’organiser des forces de résistance au rationnel, de perturber le statu quo moral « et de rendre manifeste le refoulé, le réprimé et le censuré 10 ». Car qu’on se le dise, la mise en scènes des forces contraires, perturbatrices et subversives vivifie l’équilibre du monde et sa possible continuité. Le chaos est une ouverture des possibles, une initialité du cosmos.
Dès lors, je me mets à fantasmer sur une histoire en expansion, inscrite dans un temps cyclique et saisonnier, dans les âges des Hommes du nourrisson à la vieillarde, la lignée noire des vagabonds bouffonnants, des hobos clownificateurs.
Un peu plus tard, dans la rue, je croise un clochard érotomane qui fait la manche avec 4 bras. Je reconnais Shiva, révélateur et dissimulateur, connaisseur au-delà de la connaissance. Tu es loin de ton panthéon, lui dis-je avec un mudra drolatique. Je sais, ce soir, il dansera parmi les étoiles détruisant et construisant des mondes au son du tambour. Détruire pour construire, créer en dansant. Voici les premiers mots d’ordre de cette lignée.
Direction la Grèce antique, j’ai rendez-vous avec un avatar de Shiva, Dionysos. Sa carte de visite est éloquente : mi-divin mi-humain, chantre de la nature non domestiquée, chassé de l’Olympe, Dieu de l’ivresse, de l’extase, du mystère et des sucs vitaux (sève, urine, sperme, sang, cyprine et crottes de nez). Il a un masque au bout de son bâton, je l’essaie et je lui demande s’il peut prêter vie au clown. Il me répond qu’il est né deux fois et que la viande se mange crue. À ce moment-là, le silence cannibalisa un phylactère ambigu.
Entre jouer et jouir, il n’y a que l’épaisseur de la stridence d’un « i ».
Que serait-ce de mettre clown sous la coupe et le rhombe d’un dieu orgiaque entre ravissement d’effroi, orgasme et fruition ?
La meute des clowns truculents et « trop marrants » rejoindrait dans un passé futur le thiase, cortège de Dionysos avec sa bande de satyres, hommes boucs naïfs, gourmands, paillards, ivrognes et lâches, avec sa cohorte de ménades, chanteresses furieuses et délirantes, la suite des divinités sylvestres et leurs sarabandes d’animaux sauvages. Les Muses courent derrière. Cette joyeuse troupe va se structurer pour créer le théâtre. L’ode au bouc devient tragédie, la fête des pressoirs commuée en comédie, pendant que grimace le drame satyrique. Cérémonie des cultes, rituels de Possession : adorcisme de forces vives et exorcisme du corps social et moral échu des lois de la famille et de la cité, Dionysos est une invitation à l’Autre et à l’Ailleurs. Le théâtre insuffle un rite de guérison, une transposition de la contrainte dans l’accueil de ce qui est menaçant : notre animalité, notre bestialité, notre monstruosité, la vie des tabous et des interdictions.
Vous entendez ? C’est quoi, cette affolante mélopée attendrissant les rochers ? Orphée, mi-homme mi-dieu, se retourne la lyre en bandoulière. Il me murmure : « Emmène-moi dans tes songes, je suis « archétype du passeur de limite, qui lie le monde des vivants et celui des morts, « l’homme-limite », par définition marginal, chevauche le masculin et le féminin, le monde des vivants et celui des morts, celui des animaux et des hommes 11 » ».
Catharsis, transe, empathie ou dans une Triangulaire entre théâtre, religion et médecine, le cerveau entérique 12 dans la matérialité de l’âme. Cette lignée penche irrémédiablement du côté du polythéisme et du panthéisme païen où le fidèle incarne les dieux pour leur rendre hommage et viscères et où le chaos tournoyant fait lever la poussière des êtres et des choses. La nature, tour à tour fertile et dégénérée dans le temps cyclique et saisonnier, permettrait la réjuvénation de l’Homme.
Puis, je décide de faire le tour des fêtes grecques et romaines, les dionysies et ses phallophories, les lupercales et ses rires aux éclats, les bacchanales et ses orgies interdites qui font chavirer la morale. Les saturnales romaines où l’esclave jouit d’une provisoire liberté. On lâche l’hybris qui est chez les Grecs d’alors l’expression de la démesure, de l’imprudente folie et de la transgression tapageuse pour nourrir la tempérance et la modération du temps ordinaire. Entre histrions, on se paye une furor, une sortie de l’humanité, une abolition de la raison pour un délire prophétique et monstrueux avec shoot d’inspiration enthousiaste avant de reprendre le train-train anachronique.
Sur l’agora, je croise Diogène de Sinope qui se masturbe. Un mec en cothurnes me dit que c’est un cynique, un philosophe en actes, performer avant l’heure qui n’hésite pas à jouer de son intimité. Ils sont toute une bande, artistes de l’invective, mendiants cultivant l’indigence, ils tendent à leurs congénères un miroir brisé pour questionner leur façon de vivre, les conventions, les opinions admises et les fondements sociétaux.
Un peu plus tard-loin dans l’espace-temps, je suis pris dans le vacarme d’un charivari où la musique des ténèbres (bruits de casseroles, tape-chaudron, grelots et pets) fait voler mon coqueluchon à oreilles. La journée est grasse. L’abbé des fous, représentant en chef du gouvernement facétieux de la confrérie des conards, m’accuse d’empêcher la circulation de l’esprit du monde, de chercher à figer la démence de la vie dans l’écriture de gauche à droite. Un folâtre masqué ricane en chantant que l’existence n’est pas dans les livres qui sont feuilles sans arbre. Quelqu’un m’amène un plat de fèves au flageolet, un autre me tend un clystère et un collier d’œufs. La sentence tombe en plein tohu-bohu. Ce seront des noces avec le cochon qui a un couteau dans le dos et une queue de renard. Fatrasie de mensonges sens dessus dessous, beuverie, gloutonnerie, danse du branle et transe d’hilarité cul par-dessus tête. Brûlons le caramantran et la rivière. Enfourchons le char-tonneau et les ours à 3 pattes.
Carnaval, tu m’inverses ! Je te pleure et mes larmes vont vers le haut.
Le lendemain, ce fut les Cendres. Le début de carême…
Je suis tout déboussolé. La joie de perdre les repères. J’en étais où, dans mon exposé…
Ah oui, l’église apostolique romaine. À l’ère chrétienne, des moines errants tels les fols en Christ, mettaient en scène sur la place publique des blasphèmes pour redynamiser la foi. Saint François d’Assise que l'on appelait le jongleur de dieu préconisait de chanter et de vivre nu. Que dire de la docte ignorance de Nicolas de Cues et de sa notion de la « coïncidence des opposés », de Giordano Bruno... Je ne vous parlerai pas ici de l'Inquisition et de ses bûchers pour penseurs hétérodoxes, mages, sorciers et autres forces perturbatrices, du rire attribué au diable, de la main souillante, du corps coupable, des acteurs excommuniés (anathème levé en 1922)…
Et clown de chanter :
« Des guillerets, je suis l’idole
Des ouailles joviales, la parabole 13 ».
Bordel, il s’agit bien de la difficile relation entre chaos et cosmos ou plutôt ordre et désordre. Faisons tourner la roue de la fortune sur les sentiers battus : Mai 68 et les 30 Glorieuses, Printemps de Prague et entrée des chars russes, printemps arabe et hiver islamiste. Rangeons l’histoire par Greenwich ! La victoire des puritains qui ferment les théâtres élisabéthains, de la Terreur après la révolution, du Sturm und Drang en plein Aufklärung 14, de l’écrasement de la Commune de 1871 qui précède l’apparition de l’auguste. Dans mon délire, je me rappelle que le mot auguste est un énantiosème (présence de deux sens opposés dans le même mot). Il est à la fois le dernier des idiots qui se prend les pieds dans le tapis et, chez les Romains, un empereur égal des dieux dans la plénitude de la force sacrée. Le sacré est à la fois le saint et le maudit. Sacré clown est un sacré auguste.
Ambivalence du mot. Langue du rêve. Pouvoir du dire double. Logos incantatoire amphotère qui agit à la fois comme un acide et une base.
Grommelot 15 et galimatias charbon. Glossolalie et pnigos (suffocation) à la volée et en un seul souffle : François Rabelais, la main dans la famille Adams, Christopher Marlowe, Bali Balo, Donatien Alphonse François de Sade, les Poètes Maudits, Antonin Artaud, Georges Bataille, Jarry, Pier Paolo Pasolini et tutti quanti. Dada, lettrisme, panique, actionnistes viennois, Beuys, Fluxus. Momus, Momos, Bromios, Tarkos, Exu, Esu, Eshu, Aghlaq, Kóréduga, heyoka, Coluche, Trickster, homonculus ludiculus, aposiopèse 16 …ô joie des arbitraires listes jaculatoires de la lignée noire.
Mais soyons un peu sérieux, queue diable. Et rappelons-nous qu’au XIXème siècle, Jean-Martin Charcot, médecin et neurologue français avait proposé le mot clownisme pour décrire la crise d’hystérie.
La couleur noire absorbe toutes les longueurs d’ondes et quand elle devient trou, sa masse énorme déforme l’espace-temps, quand elle devient sentiment, elle se broie. Le noir renvoie à l’étymologie du mot masque en latin tardif (d’un radical préroman maska « noir ») alors qu’en latin classique masque se disait persona (personne) et larva (larve). Masca voulait dire à la fois masque, spectre et démon. Il rappelle les faces mâchurées, noircies à la suie de marmite des mascarades des carnavals, l’effroi des nuits sans lune et la couleur d’un certain drapeau.
Et d’une certaine peste artaudienne.
Parler de tout cela me chavire insensément. Je me tiens au mât de cocagne de « la nef des fous 17 » d’une main et de l’autre, je rame avec une cuillère. Corseté par le logiciel de traitement de texte, sa police et son formatage, la marge et l’entre les lignes m’attirent. Marge d’erreur plus que marge de sécurité. Cette espace dédié à la correction au stylo rouge du professeur est un espace endotique, banal pour le lecteur, un espace à conquérir juste sous nos yeux aveugles. Il génère un besoin impérieux de dépasser, d’outrepasser, de créer, de s’étonner à nouveau de ce qui est autour de nous, l’infra-ordinaire cher à Georges Perec. Dans la puissance de la vulnérabilité, ma main frémit, mes articulations brûlent, les fascias tendent leurs fils et les neurones palpitent. Cette lignée est dévorée de pulsions frénétiques, créatrices et triviales, de chants du nerf vague, de danses des cellules, d’appareil phonatoire qui déclame par effet de débordement. Entremêlement des quatre cerveaux 18, elle se laisse envahir par la possession des hétéronymes 19, les démangeaisons des écritures automatiques, des écritures somnambuliques, des irrésistibles expressions médiumniques et de la brutalité d’un art brut qui n’aurait pas conscience de lui-même. Ananké, mère des Moires, tu n’as que faire des plans de carrière.
Comment te sens-tu, toi qui déchiffres ? Les yeux qui piquent ? Subsumons un peu : claune, lignées, généalogie, variables, ambivalence, ordre, désordre, ranger, pas ranger… Tu veux un tableau récapitulatif avec des couleurs ? Un diagramme avec des flèches ? Dans une arborescence simplifiée, nous pourrions mettre les quatre réalités : matérielle, intellectuelle, émotionnelle et spirituelle ; nous aurions la possibilité de les corréler à des données de proxémie : intime, personnel, social, public, transcendant, zénith, nadir… Elles croiseraient les quatre logos-âge : expression, impression, répression, refoulement, ainsi que les quatre énergie-âge : puérile, juvénile, adulte et sénile, quelque part en abscisse, les quatre qualité-présence : être, exister, faire et fêtre 20. Les dynamiques du temps : instant, durée, éternité surplomberaient par des façons d’entourer. Est-ce que quelqu’un s’y connaît en informatique ? Bon, d’accord, on ne va pas le faire mais je suis très content que nous ayons un projet ensemble.
Pour parachever cette épure, j’exploiterai et pervertirai la deuxième topique freudienne et sa tentative de cartographier l’esprit humain. Transposons-la avec notre palette dans une triangulaire entre moi, surmoi, ça et la créature au centre des possibles.
Le Moi : ici, je ne pourrai laisser sous silence l’adjectif possessif qui s’est antéposé devant la créature. Mon clown révèle comme un effet d’inversion de la possession, en effet c’est ma personnalité qui peut être contenue ou congrue, la créature déborde et dépasse ma personnalité. Le problème dans le clown, c’est qu’il y a déjà quelqu’un dedans. Le paillasse n’a que faire des tentatives de formalisation, d’identification et de récupération par l’idéal du moi. Le docteur Frankenstein possède-t-il son Frankenstein? L’expression « mon clown » semble circonscrire un personnage, une façon d’être et de faire. Or, j’ose penser que pour aborder cette force vive, il s’agit de déconstruire (déséduquer, désocialiser, déconditionner, désaliéner 21), de défaire les automatismes pour favoriser un corps traversé, instinctif et vibratoire, capable de larguer grand voile dans les tempêtes métaboliques. Je l’ai nommé dans ma pratique le protoclown, celui qui s’ébat dans l’immédiat primitif devant le gouffre de l’instant. Sa couleur doit être verte mais ce sera l’objet d’un autre exposé. Revenons au vermillon qui a accepté de déconnaître pour déconner, s’émerveiller peut-être c’est-à-dire aimer plus que comprendre, l’idiot de la racine ἴδιος / idios (« propre », « particulier »), celui qui ne parle pas grec, clown rouge, de l’auguste au contre-pitre.
Le Surmoi : la figure d’autorité et d’injonction insufflée par la raison et les raisons, hiérarchiste des valeurs, celui qui peut savoir pour toi, le clown blanc, monsieur Loyal et monsieur le Directeur. Le triumvirat de la barrière. Je suis curieux de voir, dans le blanc des yeux, sa version contemporaine. Un clown qui a fini par disparaître pour se dissoudre dans le public.
Après, j’avais pensé écrire : « dilapidation graisseuse dans la dictature molle et nourrie en sous-main par les effets de normalisation, de compartimentation et de comportementalisme devant le Réel et dans les répercussions internes de « la société de contrôle », concept cher à Gilles Deleuze en écho au Michel Foucault de « Survêtement et Punir » de 1975 ». Mais mon système d’autocensure, mon intelligence hypothético-déductive et mon sens de l’estimation perdant-gagnant et ma déontologie m’en ont dissuadé.
Le Ça : la partie chaotique et obscure, la province la plus ancienne et la source des pulsions. Des os du bassin à l’éloquence de la muqueuse pour les plus sauvages, clown noir entre amoralisme choisi et immoralisme éthique. Dans ma praxis, la transgression est une reconnaissance de la limite, le but n’est pas d’outrepasser la limite mais d’aller jouer à la limite. Le potentiel du passage à l’acte dans l’économie du désir est plus fort qu’un passage à l’acte, comme une transgression de la transgression.
« Ça » est aussi le titre d’un roman de Stephen King publié en 1986, « Ça » qui prend la forme des peurs les plus profondes et archaïques de l’humain et dont une des incarnations est grippe-sou, clown maléfique qui s’est laissé pousser les dents et les ongles.
Le clown traditionnel était souvent son propre auteur, metteur en scène, interprète. Mais il ne jouait pas de ces instances, la sémiologie n’existait pas encore. D’abord épiphanie sur la piste, l’exhilarant paradait dans le cercle matriciel de sciure, de sable et d’odeurs de déjections, la banquette s’est recouverte petit à petit de velours rouge. Clown d’alors et d’après s’est retrouvé au fur et à mesure dans un temps minuté, ponctué par la cymbale, soumis à l’efficacité du numéro et du gag, dans la mécanique du burlesque et dans l’injonction d’amuser et de plaire. Que fait nouveau clown du regard posé sur lui ? De l’aliénation inhérente à la représentation ? Du devoir de séduction ? De la condamnation à faire rire ? Quels rires 22 ?
Attendez, ne partez pas, ne me laissez pas seul dans ce livre, les pages sont numérotées, j’suis enfermé dans la « typo » Times. Attends, lecteur, reviens. Sans toi, je parle tout seul… Je te fais une poésie.
Rires en boîtes, rictus figés
Esclaffade ou rire pincé
Du bord des lèvres à gorge déployée
Poêlé, plié, éclaté, explosé
Que tu sois convention ou organicité
Incontrôlable voire déplacé
Tu suspends tel l’épochè
Le poids du monde, sa gravité.
Clown des planches entre acteur et joueur se cogne à l’ambivalence du jeu que les Anglais clarifient avec deux mots : game (quand le jeu a ses règles) et play (quand il invente ses règles à mesure), la différence pour moi entre spectacle vivant et spectacle vivant vivant. Tension entre convention, pré-élaboré, préméditation et écorchure de la soudaineté, brûlure de l’inopiné et explosion de l’extemporané. Comment trouver du jeu ? C’est-à-dire profiter du défaut de serrage dans l’ambivalence.
Plus qu’un personnage, des métamorphoses. Je pressens clown comme un processus, des débrayeurs dans un jeu de poupées russes. Les formes de diégèse sont, ici et maintenant, incarnées ; elles ne s’opposent pas au principe de mimesis. Nomade dans le schéma actantiel, clown se jouerait par incorporation des instances narratives et des conjugaisons de présents.
Le nuancier des 3 couleurs et leurs mélanges possibles, est une invitation à une valse des masques et des cadres. En rouge et noir, par exemple Jeanne Mas et Papa Legba 23 ou l’étymologie de drôle qui nous renvoie au troll.
Si je quittais le sourire niais qui pince mes lèvres en relisant tout ce que j’ai rédigé depuis « depuis plus d’un quart de siècle », j’écrirais un manifeste baroque, populaire, glucomorique 24 et contagieux d’un métathéâtre en abyme où grouilleraient les cafards de l’art, les niveaux de lecture et les résidus de la digestion.
Entre borborygme et argutie, je rêve le clown en morosophe, le fou sage, maniant la sagacité de la déraison, l’intelligence de la connerie, et même en oxymorosophe pour aiguiser le piquant du paradoxe. Rapprocher deux idées que leur sens devrait opposer dans une aberrante hiérogamie, déjouer le dualisme au grand banquet de la réalité fictionnelle et de l’imaginaire réel.
Allonge-toi, je vous raconte le songe d’une scène primitive. Clown Janus a ses deux visages tournés vers le public, tour à tour et à la fois, vieillarde enfantine, femme-homme anima-animus et vice-versa. Le courant passe, ambiance échoïsation corporelle et syntonie émotionnelle. Je me dis en te le disant avec des mots que je ne comprends pas moi-même : « la communion des extrêmes est célébrée dans l’équivoque et la consubstantiation portée aux mues, le tragi-comique coexiste parfois toujours avec le sublime profane et l’effroi sacré ». Orgue, Créature entre dans l’Autre dans la pénombre de la lumière, entre attirance-répulsion et tendresse-violence. Un groupe de tout seul est assis dans le noir, de l’apnée et du frémissement. Clown ouvre un large tube digestif de l’anus à la bouche. Boue, sang et mots. Le silence peut enfin crier et la parole se terre.
Et le public de vomir de rire.
Une figure de style pour conclure « manum de tabula 25 ». L’épanorthose (contrôle v) : figure de pensée qui consiste à revenir sur ce que l'on vient d'affirmer, soit pour le nuancer, l'affaiblir et même le rétracter, soit au contraire pour le réexposer avec plus d'énergie.
Constat, j’ai écrit cinquante-huit fois clown.
Moralité. Il nous faut des répétitions si l’on veut être prêt pour le spectacle.
René Char articule : « Agir en primitif et prévoir en stratège 26 », alors épuisé par temps de mots, je retourne pousser des gémissements et des soupirs.
À nos humanités douteuses et/ou joueuses.
Ambivalemment 27 vôtre.
Cédric Jouaux
Paga.
Ou sinon, Ludor
Citrik
- La perception de la réalité dépend des points de vue que nous adoptons. Les saveurs du monde dépendent de l’endroit où le corps et le masque du clown s’arrêtent et se tendent, le contenant influençant fortement le contenu.
- Pour les situationnistes, c’est une théorie qui se reconnaît dans la pratique.
- Alain Rey (dir.), Le Robert : Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994.
- 1000 à 1500 pièces créées, plus de la moitié ont disparu. Je n’ai pas pris le temps de compter.
- Shakespeare, Hamlet, Tragédies, tome I, Jean-Michel Déprats (trad.), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, p. 819.
- « Combat of wit ». Wit était aussi un personnage-allégorie des Moralités ; Vice était à son service.
- Selon la « Page officielle de défense et illustration de la langue xyloglotte », l’uroluditélémétrie est l’art de jouer à celui qui pisse le plus loin : « Page officielle de défense et illustration de la langue xyloglotte », cledut.net, https://www.cledut.net/xylo.htm [consulté le 6 janvier 2020 ; la page semble avoir disparu depuis].
- En 1961, Jacques Lecoq introduit le clown dans le cursus de son école et propose cette formule. Elle sera prise et reprise dans les stages de développement personnel et aussi curieusement parmi les acteurs.
- Le clowning est aussi en esthétique : se maquiller grossièrement en clown et se démaquiller partiellement.
- Bernard Müller, « Clowns sacrés », in Bertrand Hell, Jean de Loisy (dir.), Les Maîtres du désordre, Catalogue d’exposition, Paris, Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais : Musée du Quai Branly, 2012, p. 117.
- Bertrand Hell, « Intercesseurs », in Bertrand Hell, Jean de Loisy (dir.), Les Maîtres du désordre, Catalogue d’exposition, Paris, Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais : Musée du Quai Branly, 2012, p. 89.
- Au cœur des entrailles, épi ou hypogastre, le plexus solaire, le Hara, le Dantian ou l’ombilic des limbes.
- Ludor Citrik, Je ne suis pas un numéro, 2003 (extrait d’une chanson incluse dans ce spectacle que je n’ai jamais vu). Spéciale dédicace au Prato.
- Tempête et passion en plein siècle des lumières, l’effervescence contre le diktat de la Raison.
- Les grommelots sont des pseudo-langues parlées notamment par les acteurs de la commedia dell’arte et les clowns. Ce sont des charabias avec quelques mots reconnaissables et des jeux d’intonation et d’onomatopées.
- Rupture brusque du discours sous le coup d’une émotion.
- Tableau de Jérôme Bosch peint sensiblement vers 1500, dans lequel j’aime me promener.
- Cerveau entérique, reptilien, limbique, néocortex.
- Pseudonyme d’un écrivain possédé par un auteur fictif qui écrit à sa place. Voir les 70 hétéronymes possibles de Fernando Pessoa.
- Mot-valise qui donne au verbe faire une dimension de nécessité essentielle. Le néologisme le plus adéquat serait sûrement « existagir ».
- Dans mon interprétation simpliste, Bertolt Brecht pense que la société nous rend étranger à nous-mêmes. Antonin Artaud sent que nous sommes possédés par notre double social et qu’une de nos missions est de nous émanciper des normes de civilisation.
- Je ne saurais trop vous conseiller la lecture de : Alain Vaillant, La Civilisation du rire, Paris, CNRS Éditions, 2016. Toutes les pages.
- Rouge et noir sont les couleurs symboliques de Papa Legba, esprit du Vaudou, Dieu des portes et maître des carrefours, à épiphanie variable, l’offenser peut être terrible.
- La folie sucrée.
- La main loin du tableau. Quand on ne touche, plus à rien, même à ce douteux latin. Finies les rectifications incessantes.
- René Char, Feuillets d’Hypnos (1943-1944), Poèmes en archipel. Anthologie de textes, Paris, Gallimard, 2007, p. 168. Quelque part dans les Feuillets d’Hypnos il dit aussi qu’ « il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments. »
- Néologisme ou hapax ?