Outrance et fantastique de l’Empire du Rêve dans <em>L’Autre côté</em> d’Alfred Kubin

Outrance et fantastique de l’Empire du Rêve dans L’Autre côté d’Alfred Kubin

Par D'ANDREA Patrizia

Alfred Kubin (1877-1959) – autrichien, vivant à Vienne et né en Bohème – est connu pour ses illustrations pléthoriques et ses dessins étranges peuplés de créatures hybrides et souvent grotesques. Son œuvre se nourrit de la grande tradition du fantastique dans l’art – Bosch, Goya, Ensor – et de l’imaginaire d’Europe centrale. Kubin a écrit son autobiographie et la formule du titre « outrance et fantastique » lui appartient :

 

J’ai toujours eu un penchant pour l’outrance et le fantastique : j’ai toujours préféré la vache à quatre cornes à celle qui n’en avait que deux, comme on pouvait en voir à tous les coins de rue de Zell-am-See. Mes dessins d’enfants révélaient fondamentalement ce goût. Ils fourmillaient d’enchanteurs, d’un fatras de bêtes comiques et effrayantes, ils montraient des paysages en proie aux flammes — bref, ils contenaient en germe tout le futur Kubin  1.

 

Proche de Wassily Kandinsky et de Paul Klee entre autres, avec lesquels il partage la foi dans la dimension spirituelle de l’art, il approfondit sa pensée philosophique avec Nietzsche et Schopenhauer. Les écrivains comme Hermann Hesse ont salué avec enthousiasme son roman Die Andere Seite, paru en 1909. Il s’agit de sa seule œuvre de fiction romanesque, bien que par ailleurs il ait écrit des nouvelles fantastiques et des essais qui ont fait l’objet de recueils en divers volumes 2. L’Autre côté a non seulement connu un succès certain auprès de ses contemporains, mais il a aussi influencé Kafka, Jünger et les surréalistes. Il est une figure peu connue dans l’histoire littéraire et encore peu citée, pourtant des études critiques et des analyses de son œuvre ont vu le jour depuis sa traduction en français. Une exposition lui a été intégralement consacrée à Paris, au Musée d’Art moderne, du 20 octobre 2007 au 13 janvier 2008.

 

L’ « Empire du rêve », un état de l’imaginaire : le fantastique

Les dessins et l’écriture de Kubin sont complémentaires. Son imaginaire va puiser dans le domaine des forces souterraines, obscures et destructrices et sa poétique dans celui de l’onirique et du symbole. Kubin définit sa démarche créatrice romanesque comme un corollaire de celle du dessinateur. Dans les analyses qui vont suivre, il va être question de l’ « Empire du Rêve ». Celui-ci sera décrit à un premier niveau, avec la description de sa géographie, de ses habitants et de leurs mœurs et, à un deuxième niveau, où il s’agira de tenter de mettre en regard de ces observations spatiales, objectives et factuelles, certaines structures profondes de l’esprit et de l’écriture. Le voyage dans l’empire du rêve serait alors une exploration minutieuse et implacable des états latents de la conscience. L’Autre côté sort des cadres conceptuels établis et il n’est pas possible dans cette démarche de vouloir illustrer une quelconque théorie préconçue, comme on pourrait la trouver sur l’inconscient, les pulsions de vie et de mort, la mémoire, les sensations, le rêve ou l’éveil. Enfin, en raison de sa vision pessimiste et de la désillusion sans recours qui en découle, son roman apparaît comme une œuvre représentative de la déception à l’égard de toutes les théories ésotériques que Kubin connaissait pour avoir fréquenté les cercles de son époque 3. Dans le roman L’Autre côté, il y a littéralement une immersion dans un état de l’imaginaire et il faut comprendre état à la fois dans le sens d’une manière d’être, en soi, qui se réfère en l’occurrence à un état de conscience, mais aussi dans le sens de territoire. Et à son tour, territoire doit se comprendre dans les deux acceptions du terme : premièrement l’organisation politique et juridique d’un territoire délimité, deuxièmement le pays lui-même. Cet aspect du territoire, ainsi que la carte qui l’illustre dans le roman, a été étudié et même interprété autant en termes d’analyse critique qu’en termes de libre interprétation scénique 4.

 

Le roman, fruit d’un état de conscience modifié ?

L’Autre côté est le fruit d’un labeur de douze semaines, dit Kubin dans son autobiographie et il en achève les illustrations en quatre. Il est d’emblée présenté comme le résultat d’un état modifié de la conscience : le narrateur du roman parle de ce procédé dans une page sur l’art psychographique, terme emprunté au spiritisme, mais qu’il revendique comme sa propre invention. Dans la version du narrateur, le procédé « psychographique » serait issu du dessin, ce qui confirme la position de Kubin au sujet de sa démarche créatrice romanesque comme un corollaire de celle du dessinateur. La psychographie est très proche de l’écriture automatique, laquelle peut produire des formes hybrides entre l’écriture et le dessin. Toutes ces facettes font de ce « roman fantastique » comme le désigne son sous-titre, un roman visionnaire, un roman, plus précisément, dystopique. Il réunit des influences philosophiques, artistiques et littéraires à la frontière entre la fin-de-siècle avec sa période symboliste et décadente et le début du XXe siècle qui va éclore dans les formes nouvelles que seront le surréalisme et la littérature de l’absurde. Pour résumer l’intrigue du roman, il convient de s’en tenir aux faits : le protagoniste anonyme du récit, qui en est aussi le narrateur, est dessinateur et illustrateur comme son auteur. Il est âgé d’une trentaine d’années et il vit à Munich. Un beau jour, il reçoit la visite d’un émissaire mystérieux qui lui annonce qu’il se trouve sollicité par l’un de ses anciens camarades de classe de Salzbourg, devenu fabuleusement riche pour avoir sauvé une femme sur le point de se noyer. Ce camarade est Claus Patera, qui l’invite à venir s’installer dans l’étrange empire qu’il a fondé aux confins de l’Asie et qu’il a appelé l’ « Empire du Rêve ». L’artiste quitte l’Autriche avec sa femme pour ce lieu fantastique. Les déconvenues ne tardent pas à arriver : la cité dans laquelle ils arrivent n’a rien de neuf, elle est même inquiétante et nauséeuse, elle est en décrépitude et des animaux de toutes sortes finissent par l’envahir. La femme du protagoniste tombe malade et meurt. Par ailleurs, un riche Américain entend racheter l’empire du rêve. Une lutte à mort s’ensuit entre les deux adversaires. Patera y périt et le protagoniste revient en Europe quasiment fou.

 

Quel état de conscience entre la fiction et la réalité autobiographique ?

Certains aspects de la vie de Kubin apparaissent dans le roman, faisant de ce dernier une forme phantasmatique et fantastique de son autobiographie. Pour Kubin, il n’y a pas vraiment de différence, la fiction et la réalité reposent sur un substrat commun : « Et je sus aussi cela : le monde est la faculté d’imagination : faculté, imagination 5. » L’influence de Schopenhauer se voit ainsi transposée et filtrée par l’artiste, dans la mesure où le célèbre titre du philosophe, Le monde comme volonté et comme représentation, transparaît dans la formule de Kubin. À un niveau psychologique, le deuil de la femme du protagoniste est une transposition du deuil de la mère de Kubin – cette dernière est morte lorsqu’il était enfant et l’image de son père fou de chagrin qui portait la dépouille de sa bien aimée dans la maison l’a profondément marqué. Le deuil du protagoniste, c’est aussi le propre deuil de Kubin, qui avait perdu sa première fiancée, morte du typhus. Une telle genèse du roman ne suffit pas à rendre compte de la puissance créatrice qu’il contient. Kubin s’en explique dans son autobiographie et il ne cache pas son attirance pour une psychologie de comptoir, pour des images grossières représentant des pulsions — la chute de l’empire du rêve a lieu littéralement sur un phallus rabougri, etc. Dès lors, il opère un renversement des valeurs et une inversion des rapports entre l’imaginaire et le réel, lesquels sont explicitement annoncés.

 

État inhabituel de l’univers onirique, de quelle conscience s’agit-il ?

Dans le roman de Kubin, c’est le monde du rêve, « L’Empire du Rêve » lui-même, qui devient l’objet de la désillusion. Le rêve apparaît comme une version morne et triviale de la réalité. Cette dégradation de l’espace imaginaire provient d’une sorte de totalitarisme du réel représenté par un monde hiérarchisé et organisé selon les règles du matérialisme :

 

Patera nourrit une aversion extraordinairement profonde contre tout progressisme en général. Je dis bien contre tout progressisme, notamment dans le domaine scientifique. Je vous en prie, prenez ces mots absolument au pied de la lettre, car c’est en eux que réside l’idée maîtresse de l’Empire du Rêve. L’Empire est séparé du monde environnant par un mur d’enceinte et protégé contre toute invasion par de solides ouvrages. Un portail unique permet l’entrée et la sortie et facilite le contrôle le plus rigoureux des personnes et des marchandises. Dans l’Empire du Rêve, lieu d’asile de tous ceux que ne satisfait pas la civilisation moderne, on pourvoit à tous les besoins corporels. Loin de la pensée du maître de ce pays d’avoir voulu créer une utopie, une sorte d’État de l’avenir ! Soit dit accessoirement, le persistant besoin matériel y est exclu  6.

 

Le « Rêve » ainsi conçu est un rempart contre le monde matérialiste extérieur, « tout y est organisé sur une vie spiritualisée au plus haut degré 7 » mais il n’en garantit pas l’homogénéité. Au contraire, le territoire du rêve est lui aussi fragmenté en diverses zones, avec la résidence principale qui est la ville de Perle, celle-ci étant la capitale de l’empire. Dans son autobiographie, Kubin indique le sens dans lequel il souhaiterait que son livre soit lu :

 

L’écrire m’a fait prendre conscience que les plus hautes valeurs ne se trouvent pas seulement dans les moments bizarres, grandioses ou comiques de l’existence, mais que les choses pénibles, les choses indifférentes, les choses quotidiennes et accessoires renferment les mêmes secrets. C’est le sens principal du livre. […] Je suis proche de l’artiste, du rêveur, du visionnaire  8.

 

C’est donc cet état de conscience bien précis qu’il vise, celui de l’artiste, du rêveur et du visionnaire. Mais de quoi s’agit-il au juste ? L’univers onirique de Kubin tend à effacer les frontières établies du monde imaginaire, afin de reconsidérer le réel lui-même comme source authentique du mystère. C’est à une philosophie spiritualiste de la vie que nous avons affaire, à une approche quasi médiumnique où le sujet ne se contente pas de vivre, mais d’intégrer en même temps son art, son rêve ou ses visions, pour en faire la vie même de la vie, son mystère. Les éléments autobiographiques rapportés et le rôle de l’imagination dans la géographie fantastique de Kubin redéfinissent le rôle de l’artiste : « L’imagination est notre destin 9 », dira-t-il vers les années 1926.

 

Quel état pour les données immédiates de la conscience ?

L’exploration de « l’autre côté » repose sur une immersion dans la réalité triviale. La référence à Bergson n’est pas anodine, puisqu’il s’agit des données inéluctables du temps et de l’espace, les données immédiates de la conscience. Tout se passe comme si la première étape du voyage dans l’univers intérieur était, non pas de fabriquer un univers illusoire et romantique, mais précisément de rencontrer la partie la moins exaltante du monde quotidien, entrer de plein fouet dans le temps du temps ou l’espace de l’espace :

 

De l’autre côté de la porte, il faisait très sombre. […]

« Ça ressemble à n’importe quel coin boueux de chez nous ! » dis-je, plein de déplaisir et de désillusion, en désignant une morne bâtisse  10.

 

Face à cette nouvelle configuration du fantastique et du rêve, la distinction entre illusion et réalité tend à disparaître. Le narrateur finit par affirmer : « Là, toutes les illusions étaient naturellement des réalités 11. » Il semblerait dans cette dernière formule que la cartographie métaphysique de l’empire du rêve trouve ses fondations dans une certaine interprétation des Upanishad, selon Schopenhauer, lequel soulignait à sa manière la notion du monde comme une illusion. L’illusion serait le monde conçu ou perçu comme une représentation et auquel nous sommes attachés, le monde étant lui-même assujetti aux principes d’espace, de temps et de causalité. L’influence des philosophies orientales est bien présente dans le roman : d’une part, du point de vue théorique, par la référence à Schopenhauer 12 et d’autre part, dans la transposition fantastique, par la présence dans la capitale mais de l’autre côté du fleuve, des mystérieux hommes aux yeux bleus, sortes d’anachorètes entre yoghis et moines bouddhistes. Ils sont les fondateurs de Perle et en composent l’élite, mais ce ne sont de loin pas les seuls habitants de l’Empire.

 

États psychiques des habitants

La description des habitants de la capitale de l’empire du rêve, ville grise et lugubre, nommée par antiphrase « Perle » est dominée par le palais de Patera dont les « hautes fenêtres ouvraient leurs yeux menaçants au loin sur tout le pays, en bas sur les hommes 13. » Ainsi, dans cet univers qui deviendra la dictature du rêve, les habitants ne sont pas installés par hasard ; il s’agit pour la plupart de cas pathologiques tels que les définissait la psychiatrie de la fin du XIXe siècle. C’est toute une époque qui est passée au crible, avec ses illusions, ses rêves et ses fantasmes :

 

Maintenant, la population. Elle était recrutée parmi des hommes d’un type parfait en soi. Les meilleurs d’entre eux étaient des êtres fins et d’une sensibilité excessive. Les idées fixes, pas encore trop envahissantes, telles que : passion de la collection, fièvre de la lecture, démon du jeu, hyperreligiosité et toutes ces mille formes de la plus délicate neurasthénie semblaient avoir été créées pour le Pays du Rêve. Chez les femmes, c’est l’hystérie que l’on rencontrait comme phénomène le plus fréquent. En ce qui concerne la masse, le choix avait été fait également en se fondant sur les caractères anormaux ou l’évolution unilatérale des individus : de beaux types de buveurs, des malheureux en lutte avec eux-mêmes et avec le monde, des hypocondriaques, des spirites, d’audacieux batailleurs, des blasés qui cherchaient l’excitation, des aventuriers en quête de paix, des prestidigitateurs, des acrobates, des réfugiés politiques, ou même des criminels poursuivis à l’étranger, des faux-monnayeurs, des voleurs, etc. trouvaient grâce aux yeux du Maître. Le cas échéant, une tare physique bien voyante donnait aussi qualité pour être appelé au Pays du Rêve. De là les multiples goitres de cent livres, les nez en grappe de raisin, les monstrueuses gibosités  14.

 

Le trait commun de tous ces habitants est qu’ils sont hors norme. Ils sont décrits et classés par leurs tendances mentales et spirituelles ou, le cas échéant, leur déformation physique. C’est principalement leur univers intérieur qui les définit, en ce sens, ils sont des « rêveurs », c’est-à-dire des êtres assujettis à leurs sensations, à leurs représentations, à leurs croyances et à leurs imaginations. Tels ses dessins dans leur unicité, il y a là une palette de lieux et d’êtres avec leurs perceptions et leurs coutumes. Leur examen minutieux permettra de se saisir de cet état de l’imaginaire et de son outrance à caractère fantastique.

 

Traversée des états

L’itinéraire pour arriver dans l’Empire du Rêve est bien tracé : il s’agit de partir vers l’Orient, en train : « Munich – Constantza – Batoum – Bakou – Krasnowdosk – Samarcande. Là nous serions attendu au train, notre arrivée serait signalée, le Portrait de Patera me servirait de passeport 15. » Les villes sont bien réelles (Constantza, Batoum, Bakou et Krasnowdosk sont des villes portuaires principalement sur la mer Caspienne et Samarcande est une ville de l’Ouzbékistan) et pourtant l’itinéraire ainsi indiqué avec l’utilisation du conditionnel nous plonge en même temps dans un monde magique, l’enchaînement du nom des villes ressemblant à une formule évocatoire. De fait, lorsque le narrateur et son épouse arrivent à destination, l’endroit en question est des plus énigmatiques :

 

Nous étions près d’un blockhaus bas, éclairé par la lueur blafarde de quelques lanternes. Le fonctionnaire me rendit le portrait et nous engagea à trouver rapidement la grande porte pour pouvoir attraper le train.

« Quelle porte ? Quel train ? », pensai-je, et j’avançai à tâtons. J’entendis ma compagne de voyage dire : « Tiens, voilà quelque chose ». Et je découvris alors dans un voile de brume un mur immense, un mur sans fin. Il surgit brusquement devant moi, à l’improviste. Quelqu’un marchait en tête avec une lumière, nous conduisant vers un énorme trou noir : c’était la porte de l’Empire du Rêve. En arrivant près d’elle je remarquai ses dimensions colossales. Nous entrâmes dans un grand tunnel, nous tenant le plus près possible du guide  16.

 

La topographie est celle d’un récit initiatique, mythologique, le mur symbolisant la frontière avec l’au-delà, le tunnel symbolisant le passage dans le monde invisible, le monde souterrain ou le monde de l’inconscient. Ce dernier passage achève la première partie du roman, intitulée « L’Appel ». On pense alors aux paroles de l’Évangile « Beaucoup d’appelés, peu d’élus » (Matthieu 22 : 14). Or, il s’agit là sans doute encore d’une inversion, où la question n’est pas d’aller vers la porte du ciel, qui elle est étroite, mais vers quelque chose d’autre. Les dimensions de l’entrée dans l’empire du rêve sont colossales, ce qui évoque encore cette autre parole : « car large est la porte, spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là » (Matthieu 7 : 13, 14). La dimension du roman se détourne de l’interprétation théologique de la formule qui visait à rendre compte d’une « vie spiritualisée au plus haut degré 17. »

Dans la deuxième partie du roman et le sous-chapitre intitulé « La vie quotidienne », l’on apprend du protagoniste qu’il « avai[t] à présent une place sûre, [il] étai[t] dessinateur dans une publication en vue. En un mot, [il] représentai[t] quelque chose. Et c’est cela qui importait dans ce pays : représenter quelque chose, n’importe quoi 18. » Apparaît ici encore une allusion à Schopenhauer et une critique plus évidente du monde dans sa trivialité quotidienne, où chacun joue son rôle et se représente dans une vie civile, sociale, etc. Le passage fantastique par la porte colossale marque une première prise de conscience : les dimensions de l’énormité de la représentation de la vie extérieure. Or, l’immersion dans le monde intérieur est un défi, comme le montre le narrateur un peu plus loin, avec sa rencontre chez le coiffeur de Perle, qui déclare :

 

« Kant, c’est la plus grande erreur. Ah ! Ah ! Ce n’est pas si simple de naviguer autour de l’objet en soi. Le monde est avant tout un problème éthique, on ne m’ôtera jamais cela de l’idée. Voyez-vous, Monsieur l’Espace brigue les faveurs de Madame la Durée ; le lieu où ils s’unissent, dans le présent, c’est la mort ; ou bien ce qui se laisse exactement mettre à la place : la divinité, si vous voulez. Installé au milieu, le miracle de l’incarnation : l’objet. Celui-ci à son tour, rien d’autre que l’extérieur du sujet. Ce sont les propositions fondamentales, cher Monsieur ; vous connaissez maintenant toute ma théorie  19. »

 

Tout est métaphore, poésie, sans prétention d’abstraction métaphysique autre que celle de montrer la fonction interne du penseur. Celle-ci, représentée par le coiffeur, est l’état de la raison transcendantale. Les autres habitants de l’empire sont, pour commencer, le très sensuel De Nemi « à qui importait seulement le plaisir mécanique d’une luxure sans imagination 20 », indiquant par là la fonction sexuelle primaire, l’état instinctif. Il y a aussi Hector de Brendel, qui représente quant à lui, l’archétype de l’amoureux, la fonction désirante qui se renouvelle sans arrêt dès qu’elle se fixe sur un point, il est un état émotionnel. Et puis, il y a à l’intérieur de soi les fonctions vitales et les états organiques qui s’expriment comme ingestion et évacuation, avec le cortège des odeurs qui les accompagnent. Cela pourrait expliquer les descriptions des marais, des odeurs répugnantes qui parsèment tout le livre et les images archaïques de viol et de cannibalisme qui commencent à s’infiltrer, d’abord, insensiblement : « Pendant qu’il [le médecin] auscultait ma femme j’admirais sa nuque. “Un beau morceau à rôtir”, pensai-je avec des désirs de cannibale 21. » Il va sans dire que l’imagination vagabonde dans cet espace intérieur représenté par l’empire du rêve telle la folle du logis, sans aucun garde-fou.

 

L’Empire de l’écriture, un état intérieur : l’outrance

La structure du livre se présente selon les chapitres intitulés : « I. L’Appel », « II. Perle », « III. La Chute de l’Empire du Rêve ». L’écriture d’Alfred Kubin semble suivre certaines constantes de la littérature fin-de-siècle : le fantastique qui se mêle à l’au-delà, le culte des morts qui renvoie à la pourriture, la maladie mentale, la spiritualisation par l’art. Dans la troisième partie « La Chute de l’Empire du Rêve », la capitale est détruite par les tares les plus diverses, ce qui entraîne la décomposition. Les habitants de Perle semblent tous sortis de maisons d’aliénés et le démiurge Patera est décrit comme un « être hybride ». A priori, cela ne laisse présager rien de bon. D’ailleurs, cette formule clôt le roman et elle est écrite en capitales : « LE DÉMIURGE EST UN ÊTRE HYBRIDE ». Ainsi, par ce jeu graphique de l’écriture, le mot « hybride » relève d’un statut métadiscursif. Le démiurge pourrait être celui qui écrit, mais qu’est-ce qui écrit chez celui qui écrit ? Le démiurge pourrait représenter l’inconscient 22.

La troisième partie implique des changements radicaux. Le passage du « je » du narrateur à un récit à la troisième personne est significatif d’une perte de l’identité. Les hommes sont contaminés par la gale et envahis par les animaux. Il n’y a que les hommes aux yeux bleus qui ne soient pas atteints par la destruction : « Ils observaient tranquillement les événements de l’autre côté du fleuve 23. » Ils font état de témoins : seraient-ils ce qui est, en nous, l’observateur de nous-même ? Dans les descriptions de Kubin, la décomposition atteint des proportions apocalyptiques. Celle-ci procède en plusieurs étapes. Premièrement, la décomposition et la pourriture ne se limitent pas à la chair et au cadavre, mais contaminent l’ensemble du monde animé et inanimé. D’abord, une invasion sans pareille des insectes et parmi les insectes, les plus petits d’entre eux : « Punaises, perce-oreilles, poux rendaient la vie difficile. Toutes ces espèces de bêtes, des plus grandes aux plus minuscules, étaient possédées par le plus impérieux instinct d’accouplement 24. » Ainsi, les choses tombent, littéralement, en poussière. Les vêtements s’effilochent directement sur la peau, causant des problèmes accessoires de dignité et de pudeur. La décomposition va jusqu’à affecter l’organe de la parole, qui s’effiloche elle aussi. La mort du langage lui-même est symbolisée par l’assassinat du messager d’État, le porte-parole :

 

On connaissait en vérité, d’après la carte, la position du « Rêve » avec assez de précision, mais, par précaution, le messager de l’Américain devait conduire les troupes. Or un jour on trouva cet homme mort dans sa chambre d’hôtel. Il avait un poignard planté dans le ventre, et on lut avec étonnement ces quatre mots gravés sur la lame : « Le silence est d’or 25. »

 

Deuxièmement, la ville de Perle est gagnée par une « irrésistible léthargie », qui empêche quiconque de tenir un discours organisé et de finir ne serait-ce qu’une seule phrase. Il n’est dès lors plus possible d’extraire des malades que les balbutiements de « quelques mots incompréhensibles 26. » Par exemple : « Un orateur tenait un discours passionné sur les événements politiques, quand brusquement il fléchissait, sa tête retombait sur la table, et il se mettait à ronfler avec régularité 27. » Le même processus de dégradation contamine l’écriture : « Chaque page du dernier numéro de “La Voix” n’était imprimé qu’au recto, et fourmillait de phrases inachevées et d’une légion de fautes d’impression 28. » Les troubles du langage persisteront et gagneront tout le monde, quant à « La Voix » : « elle ne paraissait plus qu’en éditions spéciales et relatait les événements quotidiens dans un style télégraphique 29. »

Troisièmement, l’effritement de toutes choses achève la destruction et la chute de l’Empire. L’effritement évoque la perte, le deuil, la mémoire, ces autres états de la conscience. Les hommes de l’empire du rêve sont en outre encore affectés du trouble de la vision. Les choses se déforment, se brouillent, penchent ou changent de proportion – ce qui arrive quasiment toujours en état de rêve. Ces listes de tares et de malheurs qui affligent Perle peuvent même être lus comme différentes sortes de petits contes macabres. À titre d’exemple, un passage mérite d’être cité in extenso, parce que l’outrance y est à la fois grotesque, profanatrice, provocatrice, anticléricale, monstrueuse et criminelle ; il s’agit du viol par la vermine :

 

Des voleurs qui s’étaient introduits dans la chapelle du couvent fracturèrent le tabernacle et, pour comble d’audace, s’emparèrent des reliques ornées de pierreries. Les nonnes ne purent s’opposer à l’effraction, elles-mêmes en mauvaise posture : une bande d’estropiés et d’infirmes, auxquels la soupe populaire avait rendu familier chaque recoin du couvent, se rua sur l’hôpital. Les sœurs, démunies de tout, répondirent par un refus à leurs menaces et à leurs exigences. Avec des rires de brutes, ils réclamèrent faute de vivres un dédommagement d’une autre nature. Comme dans un sabbat de sorcières, cette engeance répugnante rampait, clopinait, serrant les sœurs de plus près. Une belle fille, toute jeune encore, leur résista et creva l’œil d’un misérable affligé d’un double goitre. Par punition, elle fût attachée sur un châlit de fer. Des créatures pourries de vermine, des êtres au nez rongé, aux yeux purulents atteints d’ulcères gros comme le poing, ou recouverts de croûtes galeuses, se jetèrent sur la malheureuse enchaînée, que ce viol rendit folle et qui en succomba. Les autres nonnes se soumirent avec résignation à l’inexorable destin. Seule la mère supérieure âgée de quatre-vingts ans fut épargnée – certainement grâce à ses ardentes prières  30.

 

Conclusion

De ce roman foisonnant, étrange et mystérieux, nous devons souligner le lien profond entre la structure de la pensée, de la parole et de l’écriture avec le corps qui le sous-tend. Et non seulement ce lien organise et structure la langue et l’écriture, mais aussi les images et les sensations. Il se définit de manière analogique avec la structure même du corps : le squelette, le corps de chair, les entrailles, les systèmes lymphatiques, les veines, le cerveau. Et au beau milieu de tout cela, gît aussi l’organe du rêve, du désespoir et du doute. Comme le dit le narrateur à un moment donné : « Deux jambes – deux tubes en os – portent mon monde tout entier, un monde de douleur et de méprise ! Le plus effroyable, c’est la chair 31! »

La peur de la mort reste sous-jacente à l’œuvre de Kubin. Les flots de descriptions de dévoration de tous types orchestrent l’alternance infinie des cycles de la mort et de la vie qui se succèdent sans fin. Toutefois, ce lien entre l’esprit et le corps semble facilement maîtrisable et reconnaissable pour les hommes aux yeux bleus, ceux qui sont de l’autre côté de la rive, de l’autre côté de la roue qui tourne sans arrêt, au-delà du cycle interminable de morts et de renaissances. Perle indiquerait-elle le sens caché de l’existence ? Cachée comme la perle dans son huître ? Ce sens hermétique, ésotérique, serait-il accessible seulement à ceux qui parviennent à prendre de la hauteur, comme le narrateur à la fin du roman ? Malgré son enfermement en maison de santé, il est capable de méditer sur ses facultés oniriques.

La hiérarchie du tout gouvernant les parties, mise à mal par les philosophies de la modernité, semble se décliner dans le roman de Kubin selon une logique paradoxale, proche des pensées orientales et des philosophies de l’Un, des pensées présocratiques ou mystiques : Patera, le Maître, serait la conscience cosmique universelle, présente en toute chose, ou, comme disent les textes orientaux : l’Atman, ou le Brahman, selon les traditions. La faillite de l’ « État du Rêve » signifierait alors la nature non réelle de l’aspect quotidien de la conscience. L’interrogation reste ouverte entre le réel et l’irréel, entre l’illusion et la vérité, entre la conscience déployée et unifiée et ses parties morcelées en individus séparés et soumis à la finitude. Autrement dit, l’acte de lecture devient une opération démiurgique qui permet de saisir la cohérence entre l’unité du livre et les milliers de mots et les centaines de pages qui le composent.

 

  1. Alfred Kubin, Ma Vie (Aus meinem leben) [1970], Christophe David (trad.), Paris, Éditions Allia, 2000, p. 12.
  2. Alfred Kubin, Le Cabinet de curiosités (Der Gluckkasten) [1925], Christophe David (trad.), Paris, Éditions Allia, 1998 ; Le Travail du dessinateur, Christophe David (trad.), Paris, Éditions Allia, 2001 ; Histoires burlesques et grotesques, Christophe David (trad.), Paris, Éditions Phébus, 2006.
  3. Kubin a été fortement influencé par Schopenhauer. Il a commencé par lire, dit-il dans sa biographie, les Parerga paralipomena (1851), dont le deuxième chapitre, « Essai sur l’apparition des esprits et ce qui s’y rattache », est consacré au spiritisme. Le « Royaume du Rêve » est-il influencé par l’« organe du rêve » de Schopenhauer ? Voir Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, Auguste Dietrich et Georges Platon (trad.), Paris, Critérion, 1992.
  4. Voir les travaux d’Hélène Martinelli, « La carte dans le roman : L’Autre Côté de Kubin », dans le cadre du colloque Esthétique et politique des cartes, Paris, INHA, 4 et 5 octobre 2012 et sa thèse : Pratique, imaginaire et poétique de l’auto-illustration en Europe centrale (1909-1939). Alfred Kubin, Josef Váchal et Bruno Schulz, soutenue le 12 décembre 2014 à l’Université Aix-Marseille. Pour la mise en scène librement interprétée d’après L’Autre côté d’Alfred Kubin par Krystian Lupa, voir les dossiers de presse du Théâtre de la Ville, Paris, 5 au 9 octobre 2015, intitulée : La Cité du rêve.
  5. Alfred Kubin, L’Autre côté. Un roman fantastique [1909], Paris, José Corti, 2000, p. 160.
  6. Id., p. 11-12.
  7. Id., p. 12.
  8. Kubin, Ma Vie, op. cit., p. 67. Nous soulignons.
  9. Id., p. 122.
  10. Kubin, L’Autre côté, op. cit., p. 51 et p. 53.
  11. Id., p. 70.
  12. Voir Lakshmi Kapani, Schopenhauer et la pensée indienne. Similitudes et différences, Paris, Hermann, 2011.
  13. Kubin, L’Autre côté, op. cit., p. 58.
  14. Id., p. 59.
  15. Id., p. 31.
  16. Id., p. 47-48.
  17. Id., p. 12.
  18. Id., p. 67.
  19. Id., p. 75.
  20. Id., p. 136.
  21. Id., p. 122.
  22. Théodore Flournoy fait de ce substrat psychique une « sorte de démiurge qui crée les objets en imprimant directement dans la matière amorphe les idées qui lui passent par la tête ou les rêves de son imagination » (Théodore Fleurnoy, Annales des sciences psychiques, 1914, p. 149, cité dans Gaël Bandelier, Laurent Danchin et Henry Lambert, L’Art spirite, Lausanne, Collection de l’art brut, 2005, p. 26).
  23. Kubin, L’Autre côté, op. cit., p. 267.
  24. Id., p. 197.
  25. Id., p. 188.
  26. Id., p. 193.
  27. Id.
  28. Id., p. 194-195.
  29. Id., p. 220.
  30. Id., p. 233-234.
  31. Id., p. 213.