Objets en famille et famille d'objets. Penser les relations humains non-humains avec The Simpsons
Introduction
Depuis 1989, le générique de la série The Simpsons (FOX, 1989+) ouvre sur une présentation des protagonistes dans leurs tâches quotidiennes en extérieur qui s’achève par leur arrivée successive sur le canapé de la maison familiale. Dans la fiction, cet objet est si important qu’il est mis en valeur à la fin du générique de chaque épisode de l’émission dans le Couch Gag, lieu de divers scénarios excentriques qui, compilés depuis plus de trente ans, illustrent les aventures vécues par les personnages avec leur canapé. Au fil des années, le Couch Gag s’est imposé dans la culture visuelle comme l’espace d’expression de diverses critiques faisant référence à l’actualité américaine (culturelle ou politique), dont la chute est une mise en abime de la famille en train de regarder son propre programme télévisé. Or, en allumant la télévision assis sur leur canapé, Homer, Marge, Bart, Lisa et Maggie, montrent la connexion qu’ils ont avec leurs objets domestiques. Car ici le canapé n’est pas seul. Le plus souvent, il est accompagné à sa droite d’un lampadaire et d’un téléphone, et à sa gauche d’une petite lampe à pied sur un chevet contenant des livres. Accroché au mur se trouve un petit tableau, et pour finir, placé devant cet ensemble, on devine bien sûr la face arrière du téléviseur.
À première vue, cet assemblage représente un système d’objets qui fonctionnent ensemble. Il peut en résulter d’une définition visuelle et matérielle du salon de la maison familiale américaine prolétarienne, renvoyant aux catalogues d’ameublement comme IKEA, qui depuis au moins 70 ans assignent les objets à des pièces de l’habitat, transformant les intérieurs en de simples décors normés et figés. Mais en observant davantage la scène offerte par cette fiction, éclipsée par l’organisation signifiante des objets en système, on s’aperçoit qu’une autre famille correspond à la famille Simpson : une famille d’objets. Cet espace domestiqué mis en scène dans la série appartient bien sûr au champ de la représentation. Or cette fiction n’en est pas moins intéressante pour illustrer le problème que je souhaite aborder ici, qui concerne la banalisation de la valeur d’estime conférée aux objets et véhiculée par des représentations normées de l’univers domestique (domestic design). Ces objets sont des non-humains, vaste catégorie qui s’étend au-delà de la sphère domestique. Sophie Houdart et Olivier Thiery rappellent d’ailleurs quelque chose d’essentiel à leur sujet : « Animaux, molécules, objets techniques, divinités, procédures, matériaux, bâtiments, tous ces divers “non-humains” comptent, importent pour les humains, et pas de manière cosmétique : les relations que nous entretenons avec eux sont un peu ce que nous sommes 1. »
Les confinements successifs liés au bouleversement sanitaire de la COVID-19 nous ont contraints à passer de plus en plus de temps à notre domicile, lieu où les objets sont des compagnons quotidiens. Il me parait alors nécessaire de s’intéresser aux rapports que nous entretenons avec eux, et plus spécifiquement à la manière dont nous vivons en société avec les objets domestiques 2. Plus précisément, selon quel mode vivons-nous en société avec ces objets ? Mon intention est de questionner la représentation du contexte domestique organisé en système d’objets (balisage des fonctions par des groupes d’objets) – telles que les cultures visuelles continuent de la diffuser au 21e siècle 3 – et de lui opposer la notion de famille qui permet peut-être de penser autrement les rapports traditionnels objets-sujets. Je propose dans ce cas de réfléchir aux relations entre humains et non-humains domestiques avec l’aide des Simpsons, que son créateur Matt Groening et son équipe font vivre à travers des mises en scène toujours très évocatrices d’une critique du monde contemporain. Dans un objectif interdisciplinaire, il s’agit donc ici d’essayer de redonner de la valeur à ces non-humains qui peuplent notre intimité.
Ce que les partages théoriques ont fait au couple sujet/objet
Depuis le début de l’émission en 1989, on comprend que la série caricature les valeurs familiales et critique la voie de l’American Way of Life d’après-guerre. À première vue, la famille Simpson représente la classe moyenne fonctionnant sur le modèle patriarcal traditionnel. En croyant aveuglément aux publicités qu’ils regardent, aux pouvoirs dominants qui dictent les règles et en consommant plus que nécessaire à crédit, ils sont par moments la caricature parfaite d’individus naïfs et abrutis par le Système américain. Or malgré les apparences les Simpson n’ont absolument rien de conventionnel. Souvent malgré eux, les personnages vivent des situations qui sèment le doute en permanence sur ces croyances dites “normales”, en contrariant les stéréotypes et en violant constamment les règles des convenances. Cet effort est notamment renforcé par les gags du canapé, dont le héros est un banal canapé, le fétiche assumé (ou non) de toute une population d’Américains (et d’ailleurs).
Durant les deux premières saisons, il n’a de cesse d’éjecter systématiquement les personnages qui viennent s’y assoir. Dans le gag de l’épisode intitulé « A Streetcar Named Marge » (S4, Ep2), le phénomène adoration/répulsion est poussé à l’extrême : le canapé se transforme en monstre et avale la famille. Ces scènes illustrent des dysfonctionnements domestiques, politiques, historiques, culturels, une somme de situations problématiques noyées dans l’absurde, qui rendent compte par ailleurs d’environnements humains détraqués, désespérés ou aliénants. Le canapé est alors présenté comme un objet rebelle et anticonformiste. Mais peut-être que si le canapé se retourne contre les Simpson c’est parce qu’il en a assez de les recevoir passivement et d’être dominé par eux. Dans le Couch Gag de l’épisode intitulé « No Loan Agan, Naturally » (S20, Ep12), le vieux canapé marron des Simpson succombe suite à vingt ans d’usage intensif. Après l’avoir enterré, ils se rendent dans un ranch et dressent un jeune canapé à la robe bicolore, puis le ramènent chez eux. Malgré une phase de résistance, le canapé se laisse faire, mais Homer est intégralement plâtré des suites du rodéo. Ici, l’analogie avec le dressage rend compte de la domination exercée par l’humain sur ses objets et de la soumission de ces derniers. Homer a tellement lutté pour prendre le dessus sur son objet, qu’il s’en est cassé les os. Dans cette représentation, la famille Simpson domine son canapé entendu comme un objet docile puis passif. Ici l’objet n’est qu’un moyen pour s’abrutir en regardant les programmes de la Fox.
De nombreuses études sur la culture matérielle (Bronislav Malinowski, André Leroi-Gourhan, etc.), ou issues des théories de l’action (Max Weber, Alfred Schütz, etc.) ou utilitaristes (Jérémy Bentham, John Stuart Mill, etc.), considèrent le sujet comme un acteur au cœur de l’action essentiellement relationnelle, où les objets sont rationnellement des outils. Avec l’interactionnisme américain du milieu du siècle dernier (issu de l’École de Chicago) et représenté entre autres par Erwin Goffman, les relations sociales définissent la société qui est elle-même le fruit d’interactions entre les individus qui la composent 4. Les gestes et les choses sont exclusivement porteurs de significations attribuées par les humains qui en interprètent individuellement le sens. Les objets sont alors considérés comme des choses passives.
A contrario, dans le Couch Gag de l’épisode intitulé « Whistler’s Father » (S29, Ep3), chaque membre de la famille est transformé en un objet du salon. Homer est le canapé, Marge le décodeur de la télévision, Bart et Lisa sont des lampes et Maggie le tableau. C’est alors qu’une famille de canapés fait son entrée dans le salon et s’assoit sur le canapé Homer pour regarder la télévision avec le décodeur Marge. Les rôles sont ainsi inversés et tendent à personnifier les objets, leur donnant ici une importance capitale, alors qu'ils prennent la place des protagonistes originaux de la série. La famille de canapés prenant sa revanche sur la famille Simpson caricature un autre aspect du modèle traditionnel occidental des théories de l’action ou du rapport aux objets qui décrit la domination des objets et des technologies sur les humains (sujets) comme réduisant leur libre-arbitre. Selon les thèses liées au déterminisme technologique (Jacques Ellul) 5 ou social (Pierre Bourdieu) 6, ce sont les non-humains qui influencent la vie sociale. Dans la sociologie d’Émile Durkheim, les objets sont soit des choses inertes, soit des signes sociaux. Cette pensée de l’objet comme signe est prolongée avec les études sémiotiques et structuralistes de la fin du siècle dernier, comme celles de Roland Barthes 7, qui placent les objets au sein d’un système signifiant. Dans ces postures, selon Jean Baudrillard, le Système (vu comme une entité autonome) domine et influence l’individu 8. Suivant les travaux de Bernard Lahire, les pratiques, les actions et les significations sont alors des structures sociales qui agissent sur le sujet 9. Dans ces deux gags les Simpson agissent sur leur canapé, ou sont agis par lui. Ces scènes illustrent ainsi deux modèles de pensée, que Bruno Latour qualifie de « binaire[s] » 10, et qui s’instituent soit dans la maîtrise des objets que l’on utilise et qui nous sont soumis, soit au contraire dans une domination des objets sur les sujets. Soit on maitrise l’objet, soit on est maitrisé par lui. On consomme l’objet, ou c’est lui qui nous consomme. Ces partages ont notamment créé un divorce entre humains et non-humains obligeant à voir leurs interactions à travers un certain dualisme.
Ce que notre rapport aux objets doit à la notion de système
Dans le Couch Gag intitulé « 500 Keys » (S22, Ep21), les objets ont disparu et sont remplacés par un fond blanc et par des mots les désignant. Les mots sont disposés dans l’espace de la même façon que les objets sont habituellement représentés dans le salon. Selon Barthes, la transformation des objets en signes du langage renvoie bien sûr à la publicité 11, on peut ainsi y voir un lien avec la pensée sémiotique de la philosophie française des années 1970. Dans Le système des objets, Jean Baudrillard soutient que les dictats de la publicité et des logiques de consommation capitalistes font perdre aux objets leur valeur d’usage. Les objets se trouvent alors noyés dans un système d’échange lié à la marchandisation. Cette approche sémioticienne relie le langage aux objets et utilise les termes système et structure. Le système renvoie au sens et au discours, à la linguistique saussurienne, où, comme le précise Éric Maigret, « le langage est conçu comme extérieur aux hommes, comme autonome, il est un produit de la société qui contraint les hommes autant qu’il leur permet de s’exprimer 12. » Ici tout ce qui a du sens devient signe, et les objets font donc eux aussi partie de cet ensemble signifiant qui forme une modélisation des rapports de force dans l’univers social. Ainsi Baudrillard insiste-t-il sur l’injonction à la consommation, un stratagème piégeant.
La vision déterministe de Baudrillard annonce un simulacre de choix, de personnalisation, voire même d’attachement aux objets, qui ont troqué leur valeur d’usage contre une valeur d’échange. Dans Les Choses, Georges Perec écrit aussi sur l’illusion d’acquérir des objets par goût. Ses personnages sont piégés par les logiques mêlant marketing et consommation 13. Ainsi l’étude de ce système de signification montre que les objets « instaurent […] un plan structural au-delà même de la description fonctionnelle : le plan technique 14. » Baudrillard soutient empiriquement qu’à l’heure de l’inutilité des objets de consommation, ces derniers n’ont plus qu’une fonction symbolique qui permet de les resituer dans le monde social par la médiation publicitaire. Selon l’auteur, la publicité « est devenue une dimension irréversible » du système des objets — ce dernier étant structuré par l’image et le discours sur les objets eux-mêmes et véhiculé par la publicité. Incluse à la consommation, la publicité est ici comprise comme « un mode d’activité systématique et de réponse globale sur lequel se fonde tout notre système culturel 15. »
Le terme système vient d’ailleurs du latin systema qui signifie assemblage, et du grec sustêma qui renvoie au mot ensemble. Sustêma est lui-même tiré du verbe sunistanai qui signifie placer ensemble, grouper, unir 16. Ce sont des actions qui rassemblent et qui produisent des catégories fixes. Les espaces figés et stéréotypés des pièces de la maison des Simpson, qui ne sont autres que des représentations sociales des intérieurs domestiques, figurent une critique de la normalité des activités en terrain familial. Cette représentation participe d’ailleurs plus largement de la domestication du monde et de la construction ou de l’entretien d’un imaginaire normé des environnements privés de la famille occidentale 17. Espace largement décrit par Baudrillard comme étant figé par l’histoire et les représentations sociales, le salon contient au minimum un canapé, une table basse, un luminaire, une télévision, etc. Ici chaque zone fonctionnelle de l’habitat s’organise en système d’objets qui se complètent. Dans ce modèle, les activités domestiques et les actions sont dépendantes de ces décors structurés en systèmes de signes qui ont tendance à renforcer la caricature des activités familiales en territoire domestique. L’assignation systématique des objets à des fonctions et à des espaces standardisés automatisent autant les actions que les imaginaires. Aussi, l’organisation systémique des éléments qui meublent l’habitat, comprise ici comme un assemblage cosmétique d’objets, s’établit également en dehors des fictions dans la plupart des habitations familiales occidentales. Ce phénomène reflète les rapports objets-humains, voire des objets entre eux, et nourrit le manque d’estime porté aux choses, tout comme leur instrumentalisation.
Suivant la logique de Baudrillard, agencer les objets en système est le fruit des campagnes publicitaires des grandes industries qui se développent durant le siècle dernier, mais aussi de la production en série. Par exemple, dans ses catalogues, le groupe IKEA modélise depuis 1953 les intérieurs et les découpe en différents espaces fonctionnels, signifiant des activités et des actions précises : le bureau comme un espace de travail, la chambre comme un espace-nuit, le salon est un espace-jour, la cuisine est un espace dinatoire, etc. Chacune de ces zones est domestiquée et a ses propres objets assignés. Plus besoin de réfléchir à l’organisation des objets, les principes d’aménagements systémiques d’IKEA l’ont déjà fait pour nous ! La firme Apple épuise elle aussi la notion de système, travaillant ainsi des modes de fonctionnalités communiquant, de la montre (iWatch) à l’ordinateur (iMac), en passant par la tablette (iPad) et le téléphone (iPhone), etc. L’usage des termes « système d’exploitation » étant intégré au langage informatique pour signifier un groupe de programmes organisés pour gérer les logiciels et les conduites, les logiques des fonctionnements en systèmes communiquant sont ici poussées à l’extrême. Dans ces exemples les objets dominent le monde matériel qui n’est défini que par son organisation systémique. L’objet est alors engrammé dans un système de communication automatique inter-objets où le sujet tient finalement un rôle passif. Or cette vision visant à considérer les objets comme faisant partie d’un système entretient les nombreux partages (objets/sujets, matériel/immatériel, dominants/dominés, etc.) construits par le déterminisme technologique, ou par les recherches sur la culture matérielle et sur les théories de l’action évoquées plus haut. Ici la notion de système a tendance à envisager les objets domestiques soit comme des décors fixes, soit comme des instruments autonomes interchangeables. Mais comment alors estimer les non-humains autrement ?
Ce que la notion de famille fait apparaitre en termes de relation aux objets
Revenons un moment au Couch Gag de l’épisode « Whistler’s Father » (S29, Ep3). Cette scène signifiant la métamorphose des figures n’est pas anodine, car elle transforme les objets en famille, et la famille Simpson en objets. La notion de famille est présente, mais surtout elle est volontairement corrélée aux objets. Même si les humains sont ici des objets, et que les rôles sont alors inversés (les objets ont l’air d’avoir une vie humaine parce qu’ils représentent une famille et qu’ils regardent la télévision), les interactions entre les objets et les sujets restent cependant inchangées : s’assoir sur le canapé, activer la télécommande, regarder la télévision, etc. Ici, des verbes d’action associent sujets et objets en termes de relations. Or ces activités inchangées positionnent finalement les humains et les non-humains au même niveau, car il n’y a pas d’action sans l’un ou l’autre. On a tendance à considérer les objets de façon isolée, mais quels rapports entretiendrions-nous avec eux si l’on considérait qu’ils fonctionnent en famille, entre eux, mais aussi ici, comme on l’a vu dans ce Couch Gag, avec les humains ? Dans l’objectif de redonner de la valeur à l’objet en société, je propose alors d’étendre le concept anthropologique de la famille au monde des objets.
Les termes famille et société sont liés depuis Jean-Jacques Rousseau, qui définit la famille comme une organisation domestique faite de règles, de limites, et de figures. Selon, lui, « la plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille 18. » Pour Durkheim, la famille est d’ailleurs une « espèce sociale », une sorte de société 19. Tiré du latin societas, le terme société, correspond à une association, une réunion, ou à une communauté. Ce monde commun qu’est la société, c’est ce que Latour appelle le collectif. Je n’énoncerai pas ici en détails ce qui l’a poussé à douter d’une certaine pratique de la sociologie, ni sur ce qui l’a amené à redéfinir nos « modes d’existences 20 », mais pour ce qui m’intéresse ici il est important de rappeler qu’il reproche à la sociologie critique « d'avoir confondu la société et le collectif 21. » Il a alors donné un sens singulier au terme collectif : « “Collectif” […], va désigner le projet consistant à assembler de nouvelles entités qui n'ont pas encore été collectées et dont il est évident, pour cette raison, qu'elles ne sont pas faites d'un matériau social 22. » Son objectif est de rassembler sujets et objets, deux entités selon lui séparées depuis l’établissement de la pensée occidentale moderne 23. Il précise que ces théories ont également « scindé l’objet en deux », considérant sa dimension ontologique matérielle d’un côté, et son rôle social et symbolique de l’autre, séparant les faits et les fétiches, les objets et les croyances. Avec la sociologie de la traduction 24, Latour cherche à dépasser la dichotomie sujet/objet et à lui redonner une place dans l’action, qui s’établirait dans une « voie moyenne », ni passive ni active 25.
Par l’intermédiaire du concept de quasi-objet 26, il décrit ce qu’il nomme des « hybrides 27 », c’est-à-dire des situations et des objets médiateurs. Considérés bien avant par les pragmatistes américains William James et John Dewey comme des pragmata 28, ou comme des concerns 29, ils traduisent l’existence de différentes réalités « en train de se faire 30. » Latour affirme que les quasi-objets permettent effectivement d’assigner un autre statut aux objets et de dépasser la vision binaire du modèle domination/soumission. Il décrit l’existence d’une médiation de l’action assurée par la réunion de l’objet et du sujet, de la théorie et de la pratique, grâce au concept de faitiches, des médiateurs qui « font faire » : de pures relations 31. Ici les objets ne sont plus considérés comme des moyens ou des prothèses 32, mais forment, avec le sujet, un collectif, et tiennent alors le rôle de médiateurs de l’action. Dans la sociologie de la médiation (Bruno Latour, Antoine Hennion, Michel Callon, Madelaine Akrich), humains et non-humains forment ensemble le monde social. D’ailleurs, selon Latour, « le social » n’est pas à considérer comme un arrière-fond indépendant du monde des actions 33. En suivant cette idée, les mondes sociaux ne se forment que par l’intermédiaire de relations mêlant objets et sujets dans l’action, qui, ensemble, « font faire » des choses réciproquement. Il faut par ailleurs s’accorder sur l’existence d’une certaine symétrie : que l’objet puisse agir et produire une forme de pouvoir sur le sujet et inversement 34. Dans la sociologie de l’acteur-réseau, Latour précise qu’« être symétrique […], signifie simplement ne pas imposer a priori une fausse asymétrie entre l'action humaine intentionnelle et un monde matériel fait de relations causales 35. » Ces relations qui « font faire » sont ce que Latour appelle collectif, ou associations.
Or qu’est-ce qu’une famille sinon une forme particulière de collectif ? Effectivement, les objets dont il est ici question sont ceux de l’espace domestique, ceux avec lesquels nous entretenons des rapports quotidiens et affectifs. Peu importe finalement ce qui a motivé le choix de ces objets (fonctionnel, lié aux représentations sociales ou à la mode, etc.), on les a intégrés dans notre sphère intime selon différents critères, qui vont du goût aux souvenirs, aux idéaux, à la ressemblance avec d’autres objets déjà présents dans l’habitat, ou avec un trait d’esprit qui nous caractérise : un air de famille. Tout comme le rappelle Ludwig Wittgenstein, il n’est cependant pas question ici d’utiliser cette notion pour généraliser des correspondances un peu trop facilement là où il n’y en aurait finalement pas 36, mais l’air de famille peut par ailleurs faire apparaitre ce que nous avons de commun avec les objets et rendre compte d’une certaine ressemblance entre eux et nous. Car il n’est nullement nécessaire que ces points communs soient de nature génétique pour les désigner en utilisant le terme famille : famille d’amis, famille de préférences, etc. Tirée du mot familia qui concerne les liens de parenté, la familiarité, et donc de familiaris qui désigne ce qui fait partie de la maison, la notion de famille est moins reliée à la parenté biologique qu’à ce qui est rassemblé pour former un espace commun d’échanges sociaux. L’objet n’est plus seulement défini par sa fonctionnalité, mais bien par son appartenance à une société immanente : une famille.
Dès qu’ils sont intégrés dans les habitudes et au sein de l’habitat, ces objets font partie d’une représentation de notre propre vision de la vie domestique (types d’activité ou d’actions, objets, contextes, etc.). Penser en termes de famille, c’est non seulement imaginer le sujet, l’objet et l’action se coordonnant ensemble, s’associant dans un projet précis (collectif), mais c’est aussi rendre compte de l’attachement qui les rassemble en un même lieu. Selon Hennion, cet attachement a tendance à redonner de la valeur à l’action, à ce qui est en train de se faire, au présent 37. D’ailleurs, l’attachement dont il est ici question pourrait également redonner un sens positif au fétichisme. Néanmoins, cet attachement n’est pas vu ici comme une dépendance négative (addiction), et ne se comprend pas complètement comme une croyance, mais bien comme ce qui fait tenir, ce qui lie. Rappelons-nous la scène des obsèques du canapé (S20, Ep12) : les Simpson ont de l’attachement envers leur canapé décédé. Ils vont donc en trouver un autre qu’ils envisagent d’aimer tout autant. Il n’y a pas que la fonctionnalité ou la technique contenue dans l’objet qui compte quand on le possède ou lorsqu’on l’utilise, il existe un certain engagement envers l’objet qui se ressent jusque dans l’action 38. D’une certaine manière on aime les objets qui se trouvent chez nous ! On en prend soin, et c’est ce mode de relations socialisées qui est un mode familial.
Conclusion
Voir l’objet en système répond donc à une conception déterministe de l’objet dont la notion de famille vient ici faire la critique. Considérer les objets domestiques au sein d’un ensemble de relations et de connexions, c’est les replacer dans une perspective constructiviste évitant de les penser ou de les considérer comme des objets isolés des interactions de l’humain avec son environnement : les objets ne fonctionnent jamais seuls, ils fonctionnent en famille de relations. La notion de système si souvent employée pour qualifier des ensembles d’objets ne permet pas de comprendre véritablement les rapports que l’on a avec eux. Car elle laisse obligatoirement l’humain en dehors du système. En revanche la définition de la famille comme collectif permet de repenser les objets dans leurs relations au sujet en dehors des partages théoriques. Si le système ne comprend pas l’humain, la notion de famille permet en revanche d’associer l’humain dans la réflexion sur les rapports sujets/objets. Comprendre et repenser les objets en famille de relations c’est aller contre une vision systémique et systématique des rapports humains-environnement, c’est rendre à l’action sa dimension performative, et renouer avec la notion d’agency, « la capacité d’action 39 », impossible à réaliser sans l’accord symétrique du sujet et de l’objet 40.
En introduction, j’évoquais le problème posé par la banalisation de la valeur d’estime conférée aux objets et véhiculée par les représentations normées de l’univers domestique, que la notion de système participe à entretenir. Je me demandais sous quel mode vivons-nous vraiment en société avec ces objets. La réponse, je crois, nécessite comme on l’a vu de penser que les objets sont intégrés à une famille de relations. Car effectivement les interactions entre humains et non-humains cristallisent et construisent les rapports sociaux. Lorsque l’on voit les objets qui constituent le salon des Simpson sans qu’ils y apparaissent, on comprend qu’il s’agit de leur maison car ils relèvent d’une même esthétique qui représente les Simpson et leurs objets comme les éléments d’une seule et même famille. Le concept de famille ne nécessite pas de dissocier ses membres par catégories ou d’effectuer quelques types de partages. Ils sont tous égaux et réunis en collectif, cet autre terme que Latour propose pour définir la société. Ici, si objets et sujets, puisqu’il faut les nommer, ne se correspondent pas d’un point de vue ontologique, ils ne sont pas si différents sur une échelle de valeur d’estime. Serge Tisseron rappelle qu’« il y a pourtant du non humain dans l'homme, notamment sous la forme d'une aspiration à être parfois aussi inerte et passif qu'un objet. Le problème est que cette aspiration engendre de la honte et de l'angoisse. Les objets sont alors facilement rendus coupables de menacer l'humain en nous 41. »
Le Couch Gag de l’épisode intitulé « Beware My Cheating Bart » (S23, Ep18) ne fait d’ailleurs pas de distinction entre humains et non-humains quand il rend compte de l’attachement qu’Homer porte à son canapé. Il met en scène une véritable romance entre eux qui débute dans la jeunesse d’Homer. Cette caricature illustre certainement l’affection d’Homer pour la procrastination, car la fainéantise est souvent associée aux siestes sur le canapé. Mais la séquence montre également l’existence de liens affectifs très forts entre eux, qui conduit Homer à venir en aide au canapé quand il se retrouve à la rue avec son enfant (un petit fauteuil). Les Simpson les accueillent alors dans leur maison et les intègrent à la famille en les utilisant. Puis, ensemble, ils regardent la télévision. Notre rapport en tant qu’humain aux choses et aux objets pourrait être pacifié autour de la notion de famille qui nous invite à prendre soin de notre environnement intime. La notion de care tend à redonner de l’importance aux non-humains, à les valoriser, à y faire plus attention (pour les objets domestiques : recyclage, rénovation, troc, etc.) 42. C’est peut-être ce mode inclusif de relations familiales qui peut rassembler sujets et objets dans l’action, et qu’il a été envisagé de décrire ici avec l’aide des frasques d’une autre famille, fictionnelle, elle, pour nous aider à penser les relations entre humains et non-humains.
- Sophie Houdart, Olivier Thiery (dir.), Humains, non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011, p. 8.
- Voir à cet effet, Francis Lecompte, « Philippe Descola. Il faut repenser les rapports entre humains et non-humains », CNRS Le journal, juin 2020, en ligne, https://lejournal.cnrs.fr/articles/philippe-descola-il-faut-repenser-les-rapports-entre-humains-et-non-humains.
- Les séries les plus célèbres toujours diffusées qui continuent de reproduire cette image normée du domicile sont certainement les suivantes : I love Lucy (CBS, 1951-1957), Ma sorcière bien aimée (ABC, 1965-1972), Happy Days (ABC, 1974-1984), Arnold et Willy (NBC, 1978-1985 et ABC, 1985-1986), Madame est Servie (ABC, 1984-1992), Punky Brewster (NBC, 1984-1986 et Syndication 1987-1988), Alf (NBC, 1986-1990), La fête à la maison (ABC, 1987-1995), La vie de famille (ABC, 1989-1997 et CBS, 1997-1998), Le Prince de Bel-Air (NBC, 1990-1996), Notre belle famille (ABC, 1991-1997 et CBS, 1997-1998), Une nounou d’enfer (CBS, 1993-1999), Sept à la maison (The WB, 1996-2006 et The CW, 2006-2007), Malcolm (Fox, 2000-2006) Ma famille d’abord (ABC, 2001-2005), Mon oncle Charlie (CBS, 2003-2015), ou encore dans un autre registre de communautés d’amis dans Friends (NBC, 1994-2004), How I Met Your Mother (CBS, 2005-2014), ou The Big Bang Theory (CBS, 2007-2019).
- Erwin Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Les éditions de Minuit, 1974.
- Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Calmann-Levy, 1977.
- Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987.
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- Roland Barthes, « Le message publicitaire, rêve et poésie », Les Cahiers de la publicité 7, 1963, p. 91-96.
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- Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006, p. 361.
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- Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes - Essai d'anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
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- William James, Essais d’empirisme radical, Paris, Flammarion, 2007 [1912].
- John Dewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010 [1927].
- Voir à ce sujet Antoine Hennion, « D’une sociologie de la médiation à une pragmatique des attachements », SociologieS, 2013, en ligne, https://journals.openedition.org/sociologies/4353?lang=en. Et Antoine Hennion, « Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ? », SociologieS, 2015, https://journals.openedition.org/sociologies/4953.
- Bruno Latour, op. cit, 2009.
- Voir Le Corbusier, L'art décoratif d’aujourd’hui, Paris, Flammarion, 2009 [1925]. Ou Jean-Pierre Warnier, Marie-Pierre Julien (dir), Approches de la culture matérielle, corps à corps avec l’objet, Paris, L’Harmattan, 1999.
- Bruno Latour, op. cit, 2006.
- Bruno Latour, op. cit, 2009.
- Bruno Latour, op. cit, 2006, p. 109.
- Ludwig Wittgenstein, Recherches Philosophiques, Paris, Gallimard, 2014 [1953].
- Antoine Hennion, « Enquêter sur nos attachements. Comment hériter de William James ? », op. cit.
- Ibid. Voir également, Georges Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 2001 [1958].
- Ibid.
- Bruno Latour, op. cit, 2009.
- Serges Tisseron, « Nos objets quotidiens », HERMÈS 25, 1999.
- Sur la relation entre la notion de care et le design, voir Jehanne Dautrey, Design et pensée du care – Pour un design des microluttes et des singularités, Paris, Les Presses du réel, 2019.