<em>Santa Clarita Diet</em> ou la mort au menu!

Santa Clarita Diet ou la mort au menu!

Par JANDROK Thierry

Une transmutation physique et symbolique

Joël et Sheila Hammond sont mariés. Leur fille unique, Abby traverse l’adolescence. Ils vivent dans un lotissement cossu de Californie. Tout va pour le mieux dans la vie de ce couple d’agents immobiliers. Du moins jusqu’au soir fatidique où Joël commande une pizza aux palourdes pour son aimée dans un restaurant qu’ils fréquentent depuis des années. Ce qu’ils ignorent, c’est que les supposés fruits de mer de la pizza de Sheila proviennent d’un élevage spécialisé dans la reproduction d’une espèce originaire d’Europe centrale. Ces coquillages abritent en effet un parasite, connu depuis des centaines d’années dans son pays d’origine comme une engeance diabolique. Cette dernière est aussi mystérieuse qu’invisible. Elle est si toxique qu’elle empoisonne mortellement son hôte avant de le ressusciter sous la forme d’un zombie cannibale.

Quelques heures à peine après avoir ingéré cette fameuse pizza, Sheila se vide tripes et boyaux. Ce faisant, elle éjecte une boule de chair ressemblant à un étron. Ce reliquat, d’abord interprété comme une tumeur cancéreuse, est en réalité une émanation de l’hôte parasite. Il est en lien télépathique direct avec le zombie dont il a été expulsé. Le mort-vivant et le parasite, même physiquement séparés, forment désormais une seule et unique entité. Comme cet appendice n’est pas humain, il est préférable de le garder dans un vivarium. La bête est aussi étrange que mystérieuse. Il faudra attendre le dernier épisode de la troisième saison pour savoir quelle est sa véritable fonction. Ce symbiote biologique est à la fois une partie du corps de son hôte et un individu distinct. Leur liaison est charnelle, à la limite du fusionnel alors même que leurs corps sont séparés à l’instant de la renaissance. Sheila et son symbiote ne sont que les premières créatures intermédiaires que l’on rencontrera dans cette série 1 construite sur des antagonismes, des ambivalences et des synecdoques.

Dès le lendemain de sa transformation, le comportement de Sheila se modifie. Sa mutation l’a littéralement transformée. Elle est désormais prise d’une envie vorace de chair humaine, mais pas seulement. Elle se sent également au mieux de sa forme. Son humeur est exaltée. Elle veut sortir, faire des rencontres, se laisser aller à des conduites à risque telles qu’elle avait pu en avoir adolescente. Elle se montre de plus en plus désinhibée, y compris sexuellement. Son appétit de vie et de chair touche tous les registres de son existence.

En un mot comme en cent, elle est sortie d’une situation d’adulte soumis aux aléas de l’existence à celle d’une insoumise aux traits sociopathiques. Plus rien ne la tient ni ne la retient. De retour d’entre les morts, Sheila se sent à la fois plus entière et plus manquante que jamais. Elle vit un bonheur incomparable dans la mesure où elle n’a plus aucune inhibition, plus aucune limite. Néanmoins elle se découvre également tragiquement dépendante de son irrépressible appétit pour la chair humaine.

Elle ne regrette pas sa vie passée. Elle a juste quelques difficultés à s’adapter à sa nouvelle situation organique et psychique. Pour elle, la mort en tant que fin de la vie est un souvenir fugace qui ne pèse pas bien lourd devant la puissance de ses pulsions cannibales et de ses envies sexuelles. Sheila est déchaînée !

Ses pulsions dominent ses désirs et sa nouvelle vie. Si elle ne les satisfait pas rapidement, elle réalise que c’est sa famille que sa voracité menacera. Afin de préserver Joël et Abby, Sheila leur propose, ou leur impose – la limite est ténue –, de l’aider à assouvir ses besoins organiques. Réduite à un état préœdipien, Sheila joue la carte du charme, de la séduction et du désir qu’elle suscite chez ses proches afin que ces derniers se plient à la dictature de ses pulsions.

Sheila incarne désormais une figure de l’immaturité psychique dans un corps de femme. Plutôt que de se montrer responsable et réfléchie, elle se soumet aux circuits organiques de ses besoins. C’est plus simple et surtout moins contraignant, suppose-t-elle. Depuis sa transmutation, elle n’élabore plus la moindre pensée désirante. Elle traduit son univers pulsionnel sous la forme d’envies et d’impulsions. Son existence se partage désormais entre des instants de jouissance, de satisfactions organiques et de manques.

Chez elle, le langage s’est réduit à une série de messages. C’est ainsi que l’on peut dire qu’elle communique plus qu’elle ne parle. Pour habiter sa parole, il lui faudrait entendre quelque chose de ses désirs. Ce qui, dans son état, lui est devenu impossible dans la mesure où sa transmutation en a fait un être de pulsions. Par conséquent, elle n’a nul besoin de se perdre dans d’inutiles arguties ou des malentendus. Il lui suffit juste d’énoncer les messages que lui inspirent ses différents états organiques.

Le décalage est saisissant entre son discours de communicant et les atermoiements désirants de Joël et Abby. Heureusement pour son époux, malgré sa récente transformation, Sheila reste apparemment très amoureuse de lui. Enfin, dans sa situation, le terme « d’amour » est peut-être un grand mot, dans la mesure où ce qu’elle apprécie chez son époux c’est surtout sa soumission à ses moindres besoins, que ces derniers soient alimentaires ou sexuels. On sent bien chez elle une prédilection pour la satisfaction de ses besoins comme substituts de son désir de sujet vivant. Sheila est d’autant plus satisfaite de sa situation que Joël semble très bien s’adapter à ses multiples exigences. Il est d’accord sur presque tout ce qu’elle met en place, même s’il n’a de cesse de lui rappeler, du moins dans les premiers temps, les aspects transgressifs de cette vie sur le retour. Joël est partagé entre une naïveté amoureuse et la crainte que les choses tournent au vinaigre pour leur couple, voire leur famille.

Comme il a des difficultés à faire le deuil de leur relation passée, il embrasse avec une joie ambivalente les envies de sa femme ressuscitée. Il profite donc de sa situation d’objet sexuel prisé afin de satisfaire les pulsions de son épouse et les siennes par la même occasion. Mais cette soumission a un prix. Comme il accepte sa situation d’objet sexuel, il est contraint, s’il désire encore profiter de sa position d’objet privilégié, d’accompagner Sheila dans ses raids et ses meurtres afin de lui apporter une aide logistique. Joël est clairement sous emprise.

D’un côté, il sait très bien que ce qu’il fait va contre tous ses principes. En même temps, comme il s’agit tout de même de l’amour de sa vie, il préfère fermer les yeux sur les actions de Sheila ainsi que leurs conséquences sur leur quotidien.

Dans le refus du deuil et des ruptures, le sujet fait de son présent une émanation de son passé. C’est ainsi qu’il se coupe de toute perspective d’avenir. Son horizon désirant s’effondre sous le poids de la fétichisation de l’objet perdu. Car pour Joël, Sheila est un fétiche, un objet dont la fonction essentiel est de boucher l’angoisse liée à sa disparition du registre des vivants. En fait, contrairement aux apparences, s’il accepte de la suivre et de devenir son complice, c’est moins par amour que pour échapper à la disparition de son couple. Joël croit à leur mariage. Il désire qu’il se maintienne dans les meilleures conditions possibles. Pour cela, il est disposé à faire tous les sacrifices. Préserver son couple, c’est à la fois conserver sa place de mari et de père et par conséquent préserver celle de leur fille. À ce titre, Joël est le gardien désespéré d’une famille dysfonctionnelle. Cet objectif le tient, comme il borne également les frontières de sa subjectivité.

 

Les sens de la nécessité

Au final, les différents épisodes de cette série mettent en scène le quotidien fragilisé d’un couple de tueurs en séries. Sheila, bien sûr, est l’élément le plus actif de cette dyade. Joël pour sa part incarne la faiblesse d’une conscience aussi naïve que culpabilisée, impuissante à prévenir l’impensable.

Il a beau grimacer, prévenir, angoisser, tergiverser, rien n’y fait. Il ne se sent pas, ou plus, avoir le choix. Il réalise qu’à défaut de prévenir les actes de son épouse, il doit en minimiser les conséquences pour sa famille ainsi que le reste de la société. Il doit maintenir l’apparence de normalité, voire de banalité, de leur famille dans un voisinage proche de celui de Wisteria Lane, la célèbre rue de la série Desperate Housewives 2.

Que se passe-t-il derrière les façades de ces pavillons ? Quels sordides secrets masquent leurs pelouses si bien tenues ? Cette série reprend explicitement les recettes du soap opera des années cinquante tout en faisant reculer les limites des expressions de l’horreur au quotidien.

La famille Hammond et leurs voisins appartiennent à une petite bourgeoisie californienne. Ils ont leurs rituels, leurs bavardages, leurs petits jeux de séduction. Ils se regardent, s’observent, se surveillent s’épient en toute bonne conscience. Ce que possèdent les uns est toujours plus intéressant que ce que l’on possède soi. Dans ce quartier, comme dans beaucoup d’autres, on s’envie, se jalouse et s’agresse avec politesse. En fait, mine de rien, le danger est partout, surtout là où il est question d’offrir la meilleure image de soi à tous les autres. De jour comme de nuit, il est essentiel de fournir la meilleure prestation. Comme si lorsque l’on cesse de vendre un produit ou un service, c’est soi-même, son mode de vie, voire ses sentiments que l’on propose à l’appréciation des uns et des autres.

Dans les environnements spectaculaires chacun est potentiellement la proie de tous les autres. On s’intéresse d’autant plus à son prochain que ce dernier s’intéresse à nous. En même temps, puisque l’on sait que l’on est un objet d’intérêt, on met en place des stratégies d’évitement, de masquage et de dissimulation afin de se préserver le peu d’intimité qu’il nous reste. Et encore, il peut même arriver que cette intimité, elle aussi, entre dans ces jeux aussi spéculaires que spectaculaires.

Il existe dans le regard une dimension agressive, voire carnassière dont l’inverse dialectique est la monstration par certains de leur désolidarisation du pacte social. À ce titre, Santa Clarita Diet nous invite à une réflexion sur les effets de prédation banalisée au sein de ces microsociétés. Les morts sur le retour ne bouleversent pas vraiment la violence intrinsèque de ces environnements banalisés. Au contraire, ils soulignent à quel point cette violence est présente, même si c’est sous une forme refoulée, inhibée, voire déniée. Hier comme aujourd’hui, le monstre c’est celui qui montre. Par sa présence, il exprime ce que la société n’a de cesse de se cacher afin de se donner bonne conscience et préserver les apparences.

C’est ainsi que l’antagonisme entre la violence des meurtres de Sheila et le souci de cette famille de préserver les apparences organise une aventure désespérée, un destin fatal. L’avenir de Sheila, Joël, Abby, ainsi que de tous ceux qui gravitent dans leur proximité, ne peut être que tragique. Quoi que chacun en pense ou s’imagine, cette histoire ne se terminera jamais dans un « ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants », mais dans une sorte de pandémonium de la cruauté banalisée. À cet effet, les stratagèmes que met en place Joël afin de protéger sa femme et leur fille ne sont que des pis-aller. Il entend très bien qu’ils doivent vivre avec la terrible pathologie de Sheila et gérer les psycho-traumas que traverse Abby au fil des semaines et des mois.

Au début, leur fille est traumatisée par la nouvelle Sheila qui lui apparait désormais sous une forme monstrueuse. Les traumatismes se répétant, Abby prend d’abord la position passive du sujet choqué. Cette option se révèle rapidement psychiquement intenable. L’adolescente ne sent alors pas d’autre alternative afin de s’extraire de cette suite de traumatismes que d’agir. Il faut, qu’à son tour, elle pose des actes de survie sous peine de sombrer dans une mélancolie sans retour. L’une des façons d’échapper à la nuit mélancolique ne consisterait-elle pas à jouir de la mise en acte de ses fantasmes ?

Afin de lutter contre les effets de la mort dans son existence, Abby s’engage sur une voie qui laisse la part belle à l’accomplissement de ses fantasmes hétéro-agressifs. Avec une certaine désinvolture, elle va d’abord soutenir les démarches de son père pour protéger Sheila et leur famille. Elle aime et respecte ses parents. Elle désire, comme eux, conserver à tout prix une unité familiale mise à mal. Dans ce registre, l’adolescente n’hésitera d’ailleurs pas à fendre le crâne d’un zombie avec un hachoir de boucher afin de sauver l’un de ses parents.

D’une certaine façon, et malgré toutes les apparences Abby est le personnage le plus psychanalytiquement « érotique » de cette famille dysfonctionnelle. À travers sa lutte contre les effets de la mort et la fascination que cette dernière provoque chez son père, Abby creuse sa propre voie dans la vie et pour la vie, même si c’est au prix d’abandonner des principes moraux. Son Éros, son désir de vie, la pousse à créer un avenir, certes tragique, mais un avenir tout de même. Alors que Joël pour sa part tente de préserver quelque chose de leur passé avant le décès de Sheila.

De son côté, Sheila commence à envisager la possibilité d’une vie dans la mort qui s’étendrait pour l’éternité. Elle se sent, en effet, plus immortelle que morte vivante. Elle partage avec Joël cette inévitabilité. C’est ainsi qu’elle lui propose de l’accompagner pour l’éternité, autrement dit d’accepter d’être à son tour « zombifié », non pas par accident, mais par amour afin que ce dernier se poursuive pour des siècles et des siècles.

Face à la brutalité de cette proposition, Joël hésite, comme à son habitude. Il entend que derrière cette offre se cache une sorte de pacte diabolique. Il ne se sent vraiment pas prêt à sauter le pas d’une immortalité au prix de l’anthropophagie. S’il accepte la proposition de son épouse, il sait qu’il n’y aura plus jamais de retour à la normale. D’autre part, objet des mêmes pulsions et des mêmes nécessités organiques sans retour, il devine qu’il ne pourra plus protéger son aimée. En même temps, s’il désire encore profiter d’elle comme compagne, il sait qu’il n’aura pas d’autre choix que d’accepter cette inhumanité qui à la fois le dégoute et le fascine.

 

Compensations et stratégies familiales

De leur côté, la difficulté à laquelle devront faire face Joël et Abby n’est pas prioritairement la menace que Sheila représente pour eux, mais bien ses fringales quotidiennes ainsi que sa quête de satisfactions immédiates. Depuis qu’elle est ressuscitée, Sheila est en effet dominée par son univers pulsionnel. Ses envies sont d’autant plus urgentes qu’elles sont essentiellement organiques. En décédant, elle a abandonné derrière elle ses attachements symboliques passés. Il n’existe plus dans son esprit ni morale, ni éthique, ni déontologie. Il faut tout lui réapprendre, ou à défaut, la dresser afin de limiter ses bouffées pulsionnelles. Tel un nouveau-né, Sheila est forcée de satisfaire ses besoins élémentaires. Il s’agit là d’une question, non pas de vie ou de mort, mais de survie ou de « surmort ». Sheila n’a pas d’autre alternative ; elle doit se nourrir de chair humaine, fraiche de préférence. Charge à Joël de la soutenir dans cette quête de satisfactions carnassières.

À son insu, Sheila existe dans deux dimensions antagonistes de la réalité. Elle est à la fois morte et vivante, ou vivante dans la mort. Elle est une poupée désarticulée de ses anciens engagements, comme de ses membres qui peu à peu se désolidarisent du reste de son corps. Dans les premiers temps de sa transmutation, Sheila survit dans un équilibre précaire, entre décomposition et résurrection. Fort heureusement, le couple trouvera rapidement un moyen de stabiliser la désintégration programmée de ce cadavre réanimé. Même si l’infection dont souffre Sheila est biologique, son traitement relève à la fois de la médecine traditionnelle et de la magie.

Très vite, on passe d’une fantaisie américaine mettant en scène un couple amoureux dans une banlieue ordinaire aux péripéties de la cavale d’un couple d’assassins dont l’un des deux est anthropophage. On assiste aux différents meurtres, puis à leur dissimulation en toute bonne conscience. Après tout, il s’agit de préserver la normalité de cette famille. Les dernières amarres qui les tenaient sur le quai de la banalité s’évanouissent chaque jour un peu plus. Au fil des épisodes, Abby, leur fille, comprend qu’elle ne peut échapper au destin funeste qui touche ses parents et particulièrement sa mère. Adolescente en quête de repères, elle va, à son tour, se découvrir un gout certain pour le sordide et l’action criminelle par et pour l’amour de sa mère.

Cette série qui s’achève à la fin de la troisième saison porte son lot de transgressions réelles et symboliques. Au cours de la première saison, le téléspectateur accepte, comme Joël et Abby, l’inévitable de la situation de Sheila qui tente de conserver une apparence de normalité auprès de son voisinage. Il s’agit d’un pari risqué. Il est d’autant plus difficile à réaliser compte tenu de son état et surtout de ses besoins en chair humaine. Très rapidement, ce n’est pas seulement Sheila qui change, mais l’organisation entière de sa famille qui entre dans un univers de violence et de meurtre.

Pourquoi Joël reculerait-il devant son désir et sa concupiscence à l’égard de sa femme ? Pourquoi Abby s’effacerait-elle alors qu’elle désire satisfaire les besoins vitaux de sa mère afin de la garder dans son environnement immédiat ? Il s’agit d’amour, après tout ; de l’amour conjugal, de l’amour filial, mais également de quelques effets de rencontre.

Comment Joël est-il capable de soutenir les pulsions de son épouse ? Très simplement, en fait. Joël est pragmatique. Depuis que Sheila est revenue d’entre les morts, elle n’a jamais eu autant envie de lui. Par conséquent, ce couple dont la sexualité aurait pu être en berne, se découvre une nouvelle jeunesse, pour le plus grand plaisir de Joël. D’une certaine façon ce renouveau amoureux ressemble à une nouvelle lune de miel. Après le deuil de leur situation passée, les époux ont renouvelé leurs vœux. On pourrait en rester là, si seulement, après la petite mort, il ne s’agissait pas désormais de satisfaire les autres pulsions de cette déesse. C’est en ce point précis que tout bascule !

Au fond, si un mari peut accepter le renouveau de son mariage dans le déchainement d’une sexualité nécrophile, il peut également, par glissement, accepter de devenir le complice de meurtres en série, de dissimulation de cadavres et d’anthropophagie. Une fois qu’il a mis le doigt dans l’engrenage thanatophilique de Sheila, il ne peut plus reculer.

 

La transgression comme mode de vie

Une fois qu’un sujet goûte à la transgression, il perd son ancrage dans la loi symbolique. Quelque chose se brise dans sa structure psychique. Des limites s’effondrent. Au-delà de leur seuil, le sujet aperçoit l’horizon de sa jouissance. Il n’a plus besoin de se satisfaire de plaisirs aussi partiels que vains. Il peut enfin réaliser ses fantasmes les plus secrets et, bien sûr, les plus interdits. De toute façon, personne ou presque ne pourra l’arrêter, surtout s’il met tout en œuvre pour passer inaperçu. Il est donc essentiel de rester poli, d’accomplir des rituels sociaux, d’être serviable et de bon voisinage. Il faut passer pour une personne sans histoire.

En ce qui le concerne, le sujet transgressif entend que la loi n’est faite que de mots et que ces derniers n’ont au fond peut-être pas plus de poids que ça. Si l’interdit ne pèse pas plus lourd qu’un mot lancé dans les airs, pourquoi s’y soumettre ? Le sujet se dit qu’il n’y aura sans doute pas plus de conséquences qu’un courant d’air entre deux portes entrebâillées.

Désormais, ce n’est plus tant la loi qui l’inquiète que les possibilités d’application de cette dernière dans son existence. En ce sens, ce que craignent le plus les pervers et les délinquants n’est pas la loi, mais ses conséquences pénales qui se traduisent par un enfermement aussi réel que débilitant, et parfois même par une condamnation à mort. Plus un système pénal est sévère, plus ces sujets passionnés par leurs transgressions jouent à cache-cache avec les représentants de la loi et de l’ordre. Plus longtemps ils leur échappent, plus la jouissance de la transgression augmente. Evidemment, lorsqu’ils sont enfin appréhendés, ils ne ressentent aucune culpabilité, mais le regret de s’être fait attraper.

Selon ce même processus, dans Santa Clarita Diet, qu’il s’agisse de Sheila, Joël ou Abby, la crainte ne se situe justement pas dans la transgression des lois, mais dans les conséquences de leur confrontation avec les représentants de cette dernière. C’est ainsi que la famille Hammond joue au chat et à la souris avec les forces de l’ordre afin de conserver suffisamment de latitude pour poursuivre leurs escapades meurtrières. Tout se déroule selon une logique de la nécessité, presque en toute innocence, dans une évidence aussi brutale qu’inévitable. Joël tente, sans succès, d’éviter que le pire advienne. Il est contraint à chaque fois d’endosser une coresponsabilité dans les exactions de son épouse. C’est là son rôle de protecteur et surtout de mari aimant. Après tout, il s’est marié pour le meilleur et surtout pour le pire ! Alors pourquoi ne pas tenter de faire du pire le meilleur, au prix de débarrasser la société de ses éléments les plus déplaisants.

C’est ainsi que le couple rationalise ses exactions. Il choisit de s’attaquer surtout à des hommes, dont les comportements posent problème à leur entourage ou à la société. Maris violents, agresseurs sexuels, pervers narcissiques, psychopathes ou sociopathes plus ou moins intégrés, nazis… La panoplie des pathologies sociales des Etats-Unis d’Amérique devient leur terrain de chasse pour le bien de la collectivité tout entière. C’est à cette seule condition que les pulsions anthropophages de Sheila sont supportables pour sa famille, et peut-être même pour le reste de la société. Si thanatophilie il y a, cette dernière doit immédiatement être intégrée dans une philosophie utilitariste afin de répondre à la demande sociale.

Selon cette logique nord-américaine, être un tueur en série cannibale est et reste une insanité aussi longtemps que ses meurtres sont le fruit de sa seule volonté. En revanche, si ces actes prennent sens dans un tissu social fragilisé par les transgressions impunies des uns et des autres, on lui découvre curieusement des circonstances atténuantes. Dans cet esprit, l’hygiénisme social prévaut presque sur l’hygiène psychique des individus. Tout semble concourir à démontrer que dans cette société, les désirs arbitraires, le déchainement des pulsions, le refus ostentatoires des codes sociaux sont condamnables. En revanche, tout ce qui articulerait du lien social et tenterait d’en préserver l’intégrité serait vu avec bienveillance voire tolérance, et par conséquent, être implicitement soutenu.

Au début, Joël et Abby résistent. Ils tentent, chacun à leur façon, de faire face à la recomposition tragique de leur cellule familiale. Incidemment, ils réalisent qu’ils ne peuvent échapper à cette fatalité. C’est alors qu’ils s’engagent dans une aventure qui les changera à jamais. Si Sheila est effectivement une victime devenue prédatrice, son époux et leur fille se révèlent, quant à eux, comme des complices consentants.

Si un zombie n’a pas de mobile au-delà de ses pulsions, ses complices humains, en revanche, peuvent en avoir et les rationaliser afin de s’autoriser à commettre l’irréparable. Pour Joël et Abby, il s’agit « simplement » de soutenir l’amour qu’ils vouent à Sheila, au prix de mettre fin à la vie d’autres existence, supposées « indignes ». Dans ce cadre, l’indignité est souvent du côté des hommes qui ne traitent pas bien leurs proches. Le problème est que derrière ces meurtres en série, se dessine à l’encre sympathique, l’esquisse d’un projet d’eugénisme social, pétri de bienveillance.

 

Les fruits de la dépendance

Joël, pour sa part, est un névrosé pris dans les effets de fascination d’une personnalité transgressive, voire clairement perverse. Contrairement, à lui, Sheila ne se pose pas de questions. En ce qui la concerne, tout est limpide ! Elle doit tuer, se nourrir et finalement se protéger des effets de la loi qui, sans aucun doute, finiront par la priver de ses objets de jouissance ; en premier lieu de son mari et de leur fille. Dans le fond, Joël et Abby sont effectivement ses objets de jouissance. Elle les attire dans son orbite méphitique afin d’en faire ses serviteurs.

Un peu sur le modèle des seigneurs vampires, Sheila a besoin de ses familiers afin que ces derniers la protègent non pas d’elle-même, mais de ses pulsions. Joël est un sujet réduit à servir les intérêts d’un grand Autre dont la dangerosité n’est plus à démontrer. Si Joël est fasciné par son épouse, c’est probablement parce que cette dernière à la fois le terrifie et le fait jouir comme jamais. Cette emprise psychodynamique relève d’un processus hypnotique dont il ne peut se défaire que par l’éloignement ou la mort. Aussi longtemps qu’il reste dans la proximité de Sheila, il en est à la fois la victime et le protecteur, de la même façon qu’elle le protège contre toute agression qui pourrait éventuellement le menacer.

Que l’on ne se méprenne pas, depuis sa transformation, leur relation n’est plus seulement conjugale mais clairement co-dépendante. Si elle veut poursuivre son existence dans la société des vivants, Sheila, malgré sa puissance, a désespérément besoin de son mari. Joël pour sa part, est l’otage de son désir. Il se sait mortel et veut encore profiter de ce que lui offre la vie. D’une certaine façon et sur le mode d’un malentendu amoureux, il accepte de se plier aux nouvelles modalités de leur conjugalité et de servir les desseins carnassiers de son épouse.

Leur relation est aussi inégale que toxique. En effet, si Joël ne se soumettait pas à la situation, quelle raison aurait-elle de le garder à ses côtés alors que tous les hommes de la terre pourraient devenir ses petits jouets sexuels ? Cette situation de toute puissance sexuelle est soigneusement refoulée dans cette histoire. Sheila se montre ainsi fidèle et à peu près raisonnable, malgré la gravité de son état de mort-vivant. Ne serait-ce pas parce que, justement, son mari comble toutes ses exigences ? S’il cessait de la satisfaire pour une raison ou une autre, il est bien possible que leur conte de fée cesserait dans les heures qui suivraient. Ne l’oublions pas, Sheila est l’otage de ses irrépressibles envies. Si elle ne les satisfait pas, elle le paye de son corps. Autrement dit, si elle veut survivre à sa condition, elle n’a pas d’autre choix que de dévorer d’autres humains. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que les scénaristes de la série ont imaginé qu’elle propose à son mari de l’accompagner dans son voyage, plutôt que d’être réduit soit à un inévitable vieillissement, soit à être dévoré à défaut d’autres proies ; qui sait ?

Cette série, malgré les zones d’ombres qu’elle laisse planer sur le destin de ses personnages, constitue selon nous une représentation allégorique de certaines modalités des relations d’amour en ce début de troisième millénaire.

À la fin du vingtième siècle, les discours managériaux ont pénétré toutes les couches de la société et plus encore les salles de classe. Dès leur plus jeune âge, on habitue les enfants à la compétition. Dans les discours, on privilégie les vainqueurs sur les vaincus tout en prétendant protéger les victimes.

En réalité, s’il existe bien un système qui produit des dommages collatéraux, c’est bien la dogmatique managériale et son anthropophagie bienveillante. Les gagnants grimpent les échelons. « Ils se mangent des problèmes » jusqu’à atteindre des sommets. Qu’importe les cadavres métaphoriques qu’ils laissent derrière eux. Il faut en avoir mangé pour réussir !

À ce titre, la transmutation de Sheila en prédateur social lui ouvre curieusement de nouvelles perspectives professionnelles. Comme elle ne craint plus rien ni personne, pourquoi ne lancerait-elle pas sa propre agence immobilière afin de créer une nouvelle émulation entre celles qui existent déjà ? La boucle est bouclée ! La chenille est devenue chrysalide, l’agent immobilier est devenu son propre patron. Le rêve américain et ses discours managériaux se sont accomplis. Qu’importe, au fond ! S’il faut mourir un peu afin de revenir sous une autre forme dans cette vie, qu’à cela ne tienne. Rien ne s’obtient sans sacrifice. Et si c’est au prix de modifier la cohérence familiale et ses valeurs, où est le problème ? L’essentiel est de préserver les liens d’amour qui, somme toute, se réduisent désormais à des liens d’intérêts partagés.

Derrière l’apparence anodine d’une série fantastique, la machine à rêve nord-américaine produit ici une métaphore d’un certain devenir humain dans les sociétés marchandes. En ce qui nous concerne, il est trop tard pour en juger de la pertinence ou d’en empêcher l’évolution. Les infectés sont déjà parmi nous !

 

  1. Victor Fresco, Santa Clarita Diet, 3 saisons, 30 épisodes, © Netflix, 2017-2019.
  2. Marc Cherry, Desesperate Housewifes, 8 saisons, 180 épisodes, © ABC, 2004-2012.