Sororité et continuum lesbien : les relations entre les femmes dans La Lumière Blanche, Les Vaches de Nuit et Split Britches
Introduction
Cet article se propose d’analyser trois textes dramatiques créés entre 1979 et 1985 à Montréal et à New York, au sein de collectifs féministes et/ou lesbiens, en traçant des passerelles entre les conditions de production et les œuvres qui en résultent. Il s’agit alors d’une période de militantisme féministe et lesbien importante dans ces deux villes, militantisme qui entraine dans son sillage des formes et des modes de production artistiques inédits.
C’est ainsi qu’en 1979 est créé à Montréal le Théâtre Expérimental des Femmes (T.E.F), un théâtre qui fonctionne en non-mixité féminine. Il est issu du Théâtre Expérimental de Montréal ; certaines femmes, qui en faisaient partie, voyaient toutes leurs tentatives de parler de sujets dit « féminins » rejetées par les hommes du collectif. C’est alors qu’elles décident de fonder le T.E.F. Comme l’écrira Pol Pelletier, l’une des fondatrices du T.E.F :
Je ne voulais plus travailler avec des hommes. Il y a des thèmes spécifiques qui concernent les femmes que les hommes ne comprennent pas, ou comprennent mal, et le but de notre théâtre est de les explorer profondément 1.
Si le T.E.F ne se définit pas comme un « théâtre lesbien », le lesbianisme y est une composante importante, du fait sans doute de la présence d’artistes lesbiennes (Jovette Marchessault ou Pol Pelletier, par exemple) et de la politisation féministe qui y prend place. La plupart des pièces qui y sont montées sont écrites en création collective par les trois co-fondatrices, mais il y a parfois quelques exceptions ; c’est d’ailleurs de ces pièces que nous parlerons aujourd’hui. Ainsi Pol Pelletier va mettre en scène et jouer le monologue des Vaches de Nuit 2 écrit par Jovette Marchessault, une dramaturge et sculptrice québécoise proche du T.E.F, qui englobe des thèmes ouvertement lesbiens dans son écriture. Dans cette pièce, la narratrice principale est une vache (« Ma mère est une vache. Avec moi ça fait deux 3 » est la phrase qui débute ce monologue), racontant les sabbats qui animent les vaches la nuit, alors qu’elles sont esclavagisées par les hommes la journée. Enfin, alors que le Théâtre Expérimental des Femmes commence à battre de l’aile à cause de conflits internes, Pol Pelletier écrit et met en scène La Lumière Blanche 4, une pièce de réconciliation qui retrace l’histoire du T.E.F à travers trois femmes (représentant les trois co-fondatrices du théâtre) dans un désert, réunies ici par l’initiative d’une d’entre elles, Torregrossa, pour parler ensemble.
À New York, le Wow Café Théâtre naît en 1980. Il s’agit d’abord d’un Festival (« Women One World »). À l’origine, il fonctionne également en non-mixité féminine (même s’il finira par inclure les personnes se définissant comme queer, et quelques hommes hétérosexuels cisgenres à de rare exceptions). Plus encore, le Wow Café Théâtre se définit quant à lui comme un théâtre lesbien. Cette définition crée une forme de postulat selon lequel toutes les artistes sont lesbiennes (bien qu’il y ait eu, dès l’origine, des femmes pan/bisexuelles et hétérosexuelles), mais aussi selon lequel le public est constitué uniquement de lesbiennes. J'analyserai, en ce qui concerne ce théâtre, Split Britches, une pièce créée au Festival Wow en 1980 et qui fera date, marquant durablement les autres créatrices du WOW.
En m’appuyant sur trois textes créés au sein de ces théâtres, La Lumière Blanche, de Pol Pelletier, Split Britches de Peggy Shaw, Deborah Margolin et Lois Weaver, et Les Vaches de Nuit, de Jovette Marchessault, je me demanderai comment cette vie collective qui crée alors, dans un sentiment d’euphorie et de vitalité, une reconfiguration des liens qui unissent les femmes entre elles, s’exprime dans les représentations littéraires qu’elle fait émerger, postulant que la politisation lesbienne et les représentations de relations amoureuses et sexuelles entre femmes ouvrent également la porte à une variété de relations complexes et nuancées entre femmes qui ne sont pas uniquement amoureuses.
1. Lieux de socialisation, espaces de l’utopie
1.1. Un espace de socialisation et de rencontres amoureuses qui influence la création des œuvres
Dans Memories of the revolution, the first ten years of the wow café theater, Holly Hughes, commentant l’interrelation entre la vie privée et la création dans l’évolution du Wow Café théâtre, relève avec amusement que ce qui a commencé comme une sorte de groupe de rencontres, où le flirt était presque aussi important que la pièce jouée, est devenu un laboratoire expérimental produisant un effet à long terme sur les formes théâtrales 5.
C’est en effet un espace de vie inédit qui se crée en même temps qu’il produit des œuvres d’art, un lieu où les femmes sont entre elles, sans hommes, créent et vivent ensemble, et peuvent vivre leur orientation sexuelle au grand jour. En septembre 2018, j’ai interviewé Sharon Jane Smith, une pionnière du Wow Café Théâtre, qui y travaille encore, et qui a commenté à ce propos que : « Les femmes ont été séparées les unes des autres dans le mariage hétérosexuel. Wow Café Théâtre leur a permis de se reconnecter les unes aux autres 6. » C’est précisément ce que semble rechercher le personnage de Torregrossa dans La Lumière Blanche, créée au T.E.F de Montréal en 1981. Celle-ci invite en effet les deux autres personnages féminins dans un désert, pour les faire se raconter leurs histoires, puis n’a de cesse de vouloir les empêcher de partir, et de se réjouir d’être sans hommes. De même, dans Split Britches, c’est une situation particulière que l’autrice / narratrice choisit dans son histoire familiale ; une situation inédite où sa famille était entièrement constituée de femmes. Les hommes, dans les trois pièces dont nous parlerons, sont tout bonnement absents de la scène ; mais ils sont aussi la plupart du temps quasiment absents des discours, ou alors ils ne sont évoqués que de manière vague.
Toutes les artistes que nous évoquons ici semblent donc à la recherche d’un espace : espace perdu ou espace à retrouver (une des pièces iconiques du Wow Café Théâtre n’est-elle pas nommée Paradyke lost convoquant un jeu de mot entre « Paradise Lost » c’est-à-dire « paradis perdu » et « dyke » signifiant gouine ?). Dans quel espace les femmes peuvent-elles se retrouver ? Dans l’espace de ces théâtres, bien sûr ; et dans la fiction il s’agira d’un désert ; du ciel la nuit ; ou du foyer familial.
Comme me l’a dit Sharon Jane Smith : « Oui. C’est un monde lesbien ! WOW, c’était comme entrer dans un univers lesbien, de travailler avec d’autres femmes sur du théâtre, et le reste était suspendu7 ... » Cette « suspension » du reste des choses crée alors un espace hors du temps, de la société, de l’hétéronormativité, un espace « safe » tel qu’on les désigne aujourd’hui. Ainsi, dans de nombreuses productions du Wow Café Théâtre, le lesbianisme est la norme par défaut : il s’agit d’un monde lesbien où l’hétérosexualité n’existe pas ; le lesbianisme n’est alors pas l’objet d’un conflit. Il est un élément anodin d’une narration. Nul besoin de coming-out alors.
On sent également dans certaines de ces pièces le désir de recréer une origine du monde, une mythologie des commencements : ainsi, dans La Lumière Blanche, le personnage de Torregrossa et celui de B.C Magruges entament une relation de séduction. Elles montent alors sur une chamelle qui descend du ciel, « bête mythique avec de grandes dents et de multiples mamelles 8 ». Pendant cette scène, elles reconstruisent un mythe, une mythologie du monde, leur monde ˗ celui artificiellement créé dans le désert ˗ un monde qui n’appartiendrait qu’à elles, sans hommes.
1.2. Conflits, identités et représentation
Cet espace, aussi métaphorique et utopique soit-il, est profondément lié à l’espace réel de ces lieux de création, qu’il s’agisse du Wow Café Théâtre ou du Théâtre Expérimental des Femmes. Ainsi dans La Lumière Blanche, c’est l’espace de la création métaphorisé du T.E.F que Pol Pelletier met en scène. Le T.E.F a commencé à être traversé de dissensions alors que Pol Pelletier désirait mettre en scène et écrire seule : cela était perçu par les deux autres co-directrices comme une prise de pouvoir, le théâtre fonctionnant jusqu’alors sur une absence de hiérarchie entre les créatrices et les créations étant uniquement collectives. Le personnage de Torregrossa, qui est le miroir de Pol Pelletier, se fait le porte-parole de cette difficulté :
Et je le sais, je parle plus que vous autres, et c’est moi qui ai écrit la lettre, je suis une manipulatrice écœurante, une joueuse intellectuelle et perverse, et je ne sais même pas vous faire parler. Egoïsme total et narcissisme féminin, et tous les grands créateurs masculins n’ont créé que parce qu’ils étaient totalement égoïstes et narcissiques, et je le sais et je rage parce qu’une femme doit faire autrement […] Et je suis frustrée et diminuée et minable de ne pas être à la hauteur de ce monde sororal où toutes parlent à tour de rôle dans une harmonie égale et bienfaisante. Je suis née dans le conflit 9.
Comment un contexte de création non-mixte, principalement lesbien, influence-t-il la représentation des relations entre femmes dans les œuvres d’art qui y sont produites ? Pas seulement les relations amoureuses ou sexuelles entre femmes, mais aussi, comment renouvelle-t-il les représentations des liens qui unissent les femmes entre elles ?
Ainsi que le commente Sue-Ellen Case dans sa préface à l’ouvrage Split Britches, lesbian practice/ feminist performance :
L’identité « lesbienne » devient trouble lorsqu’on insiste sur un aspect plus complexe et plus fluide du processus de visibilité et lorsque le stade initial de la théorie lesbienne disparait peu à peu derrière nous (ou derrière quelque-un.e.s d’entre nous) ; les limites, les frontières de ce qui constitue « le lesbianisme » deviennent plus intrigantes. Ni WOW, ni les Split Britches ne peuvent plus être simplement du théâtre « lesbien », comme le met en évidence la présence complexe de Deb Margolin, une hétérosexuelle ayant travaillé dans ce contexte 10.
En effet, Deb Margolin, une des trois membres du Collectif Split Britches, écrit son personnage comme un personnage hétérosexuel au sein d’un monde lesbien, et ce sera le cas dans la plupart des pièces (on notera que les autrices/actrices écrivent leur propre rôle). Dans Split Britches, le personnage de Della est ouvertement lesbien, avec une expression de genre butch pour l’actrice. Sa sœur Cora semble éprouver une attraction latente pour elle ; dans une des scènes, elles dansent un slow puis s’embrassent sur la bouche. Quant au personnage d’Emma, il n’est pas impliqué dans ces relations. Deb Margolin a donc créé un personnage, qui, selon Sue-Ellen Case « witnesses, accepts, allows the private space 11 » (assiste, accepte, autorise une intimité) et qui montre de quelle façon les personnes hétérosexuelles peuvent se trouver en relation avec des lesbiennes et vivre parmi elles.
Il me semble que ces relations entre femmes telles qu’elles sont représentées dans ces trois œuvres se rapprochent de la notion d’Adrienne Rich de « continuum lesbien », et que nous pouvons alors la mobiliser pour comprendre et saisir les enjeux développés dans ces dramaturgies.
2. Flux, nectar, liquide : le continuum lesbien à l’œuvre chez les personnages
Dans son article « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », publié en 1981, Adrienne Rich développe une notion qu’elle nomme « continuum lesbien » et qu’elle définit ainsi :
Par « continuum lesbien » j'entends un large registre - aussi bien dans l'histoire que dans la vie de chaque femme - d'expériences impliquant une identification aux femmes ; et pas seulement le fait qu'une femme a eu ou a consciemment désiré une expérience sexuelle génitale avec une autre femme. Si on élargit ce terme pour y inclure les multiples formes de rapports intenses et privilégiés entre femmes, qui comprennent aussi bien la capacité de partager sa vie intérieure que celle de faire front contre la tyrannie masculine et, que celle de donner et de recevoir un soutien pratique et politique 12.
Pour Adrienne Rich, l’hétérosexualité n’est pas une préférence sexuelle qui se trouverait être inopinément celle de la plupart des femmes ; il s’agit en réalité d’un vaste système de contraintes qui parcourt toute l’existence et l’histoire des femmes, concourant notamment à l’exclure des relations intimes privilégiées qu’elle entretient avec d’autres femmes (que ces relations soient familiales, amoureuses, créatives ou amicales). C’est pourquoi une des formes de résistance que suggère Adrienne Rich est de tenter de reformer ce continuum lesbien, issu de l’intimité partagée entre mères et filles, et passant par les liens de camaraderie et d’amitié entre adolescentes et entre femmes adultes. Cette intimité, qui aurait été le plus souvent occultée, méprisée ou punie, se serait manifestée dans le passé par de multiples phénomènes : refus individuel du mariage ou de la maternité, marginalisation des guérisseuses ou sages-femmes désignées comme sorcières au Moyen Âge, sororités secrètes. Ce continuum pourra être relié à la non-mixité féminine : ainsi ce que suggère Adrienne Rich, c’est à la fois laisser à nouveau la place à des liens profonds et complexes entre les femmes qui ne soient pas liés ou contrôlés de quelque sorte que ce soit par des hommes ; c’est aussi les visibiliser dans l’art et la littérature.
Ce continuum indique aussi une non-séparation entre la composante amoureuse et désirante et la composante amical. On peut retrouver cette notion dans la pièce La Lumière Blanche, à travers le récit de Leude, qui se présente comme hétérosexuelle et attend d’ailleurs l’enfant de son compagnon :
J’étais chez les sœurs. Comme tout le monde, je suppose. Pensionnaire. C’est l’odeur qui me reste. L’odeur des dortoirs, des longs couloirs. Le bruit des pas sur les dalles froides. Les rires étouffés […] Je partageais ma chambre avec ma meilleure amie, une pâle aux yeux bleus, à la fois très durs et très doux. Je me souviens des conversations que j’ai eues avec elle dans la nuit, mais je ne peux pas les décrire parce qu’elles étaient d’une spiritualité et d’un désir tels que je n’ai plus les mots. (Un temps. Se rendant compte que quelque chose coule entre ses jambes). Ça coule. Ça coule. Est-ce que c’est ça ? Les eaux ? (Un temps) Excusez-moi. Faut que je parte. Je suis désolée. Je pense que je vais accoucher 13.
Il n’est bien sûr pas indifférent que ce récit soit interrompu par « quelque chose qui coule entre ses jambes » venant répondre au désir évoqué. Mais aussi, cette évocation du désir et de l’affection pour l’amie vient rejoindre l’acte de maternité, comme chez Adrienne Rich, où le lien entre la mère et la fille n’est pas distinct du lien de camaraderie féminine ou de désir entre des femmes. Il prend d’ailleurs la forme d’un flux, d’un liquide qui comme le fleuve permet une confluence depuis différentes directions. Leude donne d’ailleurs naissance à une fille, avec qui elle revient dans le désert à la fin de la pièce. La question posée « Est-ce que c’est ça ? 14» laisse planer l’ambiguïté sur la nature de ce qui est ressenti.
Dans la pièce Les Vaches de Nuit, de Jovette Marchessault, le lien maternel et féminin est pareillement associé au liquide, celui du lait. La narratrice est une génisse qui nous conte l’histoire des « vaches de jour », domestiquées par un monde masculin patriarcal, qui la nuit se transforment en « vaches de nuit », volent dans les airs et se réunissent dans une atmosphère sororale. La narratrice évoque notamment la beauté de sa mère, une vache dont elle décrit avec délice les mamelles, le lait, qualifié de « nectar écumant » qui devient, lorsqu’elle le boit, une « bonté blanche » dans son corps.
Dans La Lumière Blanche, le personnage de B.C Magruges donne le sein au personnage de Torregrossa (« Viens ma grande. Viens ma grosse pas bonne (Elle la prend dans ses bras et se met à lui donner le sein 15) »). Précédemment avait eu lieu une scène d’amour entre ces deux personnages. Ainsi dans la fluctuation des relations entre les personnages se dessine bel et bien ce continuum de relations entre femmes : amitié / conflit / amour / désir / maternité se mélangent, se succèdent. À nouveau, on retrouve le lait maternel comme lien, fluide qui crée la relation entre des femmes. Cet allaitement suit un long monologue de Torregrossa qui avoue son égoïsme, son impossibilité en même temps que son désir de sororité, sa possessivité envers les autres femmes.
Qu’est-ce qui « passe » dans le flux, le nectar que transmet B.C Magruge à Torregrossa ? Pas seulement une réconciliation sororale, mais un ensemble complexe d’émotions et de relations diverses l’une à l’autre. Il s’agit d’abord d’un geste qui paraît vouloir consoler Torregrossa et la réconcilier avec le geste maternel. En effet, Torregrossa fait preuve tout le long de la pièce d’un mépris rageur envers la maternité, comme soumission au patriarcat, d’une hostilité ouverte au personnage de Leude, qui attend un enfant, et se dispute avec B.C. Magruge lorsqu’elle dit vouloir un enfant (« Y a le clan des mères, et y a le clan des guerrières 16. »). Dans un long monologue, elle liste ainsi tout ce que les femmes enceintes ne peuvent pas faire, car « les femmes enceintes ne sortent jamais de l’enceinte sacrée du camp 17 », monologue qui se termine par « la femme enceinte est un fardeau, un gros fagot, un gros tas d’eau 18 ». Mais derrière cette hostilité semble parfois se cacher une jalousie ; en s’occupant de son enfant, Leude ne s’occupe plus d’elle. Ainsi Torregrossa est un personnage en révolte contre les limites qui séparent les femmes les unes des autres, contre le couple hétérosexuel qui la sépare des autres femmes mais aussi contre la possible naissance qui fait à nouveau office de séparation entre les autres femmes et la laisse, elle, de côté. En allaitant Torregrossa, B.C. Magruges semble lui donner ce qu’elle espère, la réunification de ce lien, la possibilité d’un lien profond de protection entre elle et une autre femme. Tout en l’allaitant, elle parle de sa propre mère, disant qu’elle souhaiterait retourner dans ses bras. Mais c’est aussi le désir qui unit ces deux femmes entre elles ; B.C. Magruges évoque une grande roche noire à l’intérieur d’elle qui « commence à gronder 19 ». Cela n’est pas sans rappeler le monologue de Pol Pelletier dans La Nef des Sorcières 20, pièce historique féministe québécoise, où le personnage de Marcelle II, ouvertement lesbienne, parle des femmes qui couchent entre elles comme une gifle à la face du monde, disant qu’elles sont des miettes qui deviendront une montagne dont elle invite à prendre garde. Mais c’est aussi sa crainte de Torregrossa, sa peur d’être engloutie par elle, son hostilité envers elle, qu’exprime B.C. Magruges : « Mais je veux pas me confondre avec toi. Je veux pas être toi. Je suis jalouse de toi. Ouvrir la roche, avec un grand coup de hache, à double tranchant, au milieu de la roche 21. » La pièce dessine de ce fait une variété de relations entre femmes dont la complexité est un des enjeux de l’écriture.
Pol Pelletier écrit dans « Saillie », son annexe à sa pièce La Lumière Blanche, à ce propos :
Alors je me suis dit que je leur montrerai de quoi ça a l’air un groupe de femmes qui vivent ensemble, pour détruire toutes ces sottises.
D’autre part j’étais aussi fortement interpellée par les tabous à l’intérieur du monde de l’orthodoxie féministe elle-même.
« Nous sommes toutes belles, nous sommes toutes fines »
Oh non alors.
J’ai voulu parler des rapports de force entre femmes, féroces, comme partout ailleurs. Les rivalités, les jalousies, les luttes pour le pouvoir.
J’ai aussi voulu parler de l’amour entre femmes. D’une douceur telle, d’une complicité telle que les mots me font peur 22.
Ainsi, bien que La Lumière Blanche s’intègre pleinement dans le contexte de création du Théâtre Expérimental des Femmes, elle y est aussi singulière dans sa dimension réflexive, qui tente de faire retour sur la décennie qui vient de s’y écouler. Il ne s’agit plus seulement d’inventer, par le biais de la fiction, ce que pourraient être ces lieux où les femmes seraient entre elles, mais bien d’explorer les tensions diverses qui ont animées l’expérience réelle de la non-mixité créative au sein du T.E.F.
3. Le temps est compté
Les pièces retranscrivent d’ailleurs une inquiétude qui anime ces espaces de non mixité ; ces moments de réunion entre femmes sont sans cesse hantés par le spectre de la séparation : Torregrossa, dans le désert, ne cesse de répéter qu’il n’y a pas d’hommes ici, dans la conscience qu’ils pourraient la séparer de celles qu’elle est venue rencontrer. C’est alors qu’elle finit par avouer pourquoi elle est si jalouse de Leude et de son bébé :
Parce qu’elle donne son temps et son énergie à une petite morveuse alors que moi j’en ai tant besoin. Y a personne dans le désert. Le désert est vide. Parce qu’elle m’a trahi pour une petite morveuse, alors que moi je suis une femme adulte qui a plus de besoins 23…
C’est justement Leude qui n’a de cesse de vouloir partir (pour accoucher, pour s’occuper de son enfant), et que Torregrossa essaie de retenir, soulignant à quel point le désert est un espace transitoire, un endroit qui ne fonde pas une nouvelle société, seulement un lieu d’escale, une échappatoire vouée à l’échec. Le spectateur a la conscience que la vraie vie, la vie où Leude vit en appartement avec son conjoint, par exemple, se déroule ailleurs, dans un endroit où il est acté qu’elles finiront par revenir.
Dans Split Britches, la crainte de la séparation intervient également sous une forme masculine ; Della et Cora dansent un slow ensemble jusqu’à ce que Cora, effrayée, s’exclame : « Je crois que nous allons devoir arrêter de danser, Della. Je crois que le prêtre arrive 24. » La menace masculine ne prend donc pas ici la forme d’une séduction hétérosexuelle mais celle d’un rappel à la loi patriarcale et religieuse. Et même si Della assure à Cora de trois façons différentes qu’aucun prêtre n’arrive (« Je peux sentir un prêtre arriver à des kilomètres 25 »), Cora répète que le prêtre arrive et elles rompent la danse. Ainsi, même dans une ferme isolée où n’habitent que des femmes, le moment de rapprochement entre Della et Cora semble compté ; un temps qu’il faut rompre le plus vite possible par crainte d’une punition masculine.
Le temps est aussi compté dans Les Vaches de Nuit : elles réalisent soudainement que le soleil va se lever et que les hommes vont investiguer pour savoir d’où provenaient ces cris mystérieux qu’ils ont entendu au-dessus de leur tête toute la nuit.
Dans l’une des dernières scènes de La Lumière Blanche, Leude dit « Je cherchais un refuge. Mais il n’y en a pas, de refuge 26. »
Pas de refuge, du moins pas de refuge pérenne, pour les lesbiennes. La dimension intermédiaire de tous ces espaces en fait, à proprement parler, des utopies, c’est-à-dire des espaces qui n’existent pas, y compris dans la fiction. Même Les Vaches de Nuit dont la liberté sexuelle paraît illimitée doivent rentrer chez les bouchers et les éleveurs au matin, même si le texte se termine par l’espoir affirmé de rejoindre une terre promise. Cela fait écho à une autre citation de Jovette Marchessault :
Je ne veux pas des trottoirs ! Je ne veux pas de la rue !
Je veux autre chose, un autre lieu que je porte dans mon cœur.
Un lieu que je n’ai jamais vu encore. Un lieu de bonheur où le vent peut tourner. Un lieu qu’ils n’ont jamais voulu me montrer, jamais pu me montrer parce que peut-être ils ne savent pas que ça existe, un lieu de la sorte. Moi je sais avec certitude que ce lieu existe 27 […]
Lors de la représentation des Vaches de Nuit, le Théâtre Expérimental des Femmes en est à ses débuts, enthousiaste et vibrant de vitalité. La Lumière Blanche, en revanche, signe la fin de de l’expérience collective ; ce sera la dernière pièce créée, une pièce écrite par Pol Pelletier dans une optique de réconciliation mais qui ne pourra pas empêcher la fin programmée du T.E.F. Le résultat lui-même est ambigu : Torregrossa, le personnage symbolisant Pol Pelletier, y meurt. Trois scènes de fin alternatives nous sont proposées, dont une où les autres femmes la condamnent à la mort et au démembrement, une où B.C Magruges reste dans le désert jusqu’à ce qu’il soit repeuplé, et une où Torregrossa se donne la mort.
La pièce Split Britches prend place dans une temporalité quelque peu différente : jouée pour la première fois en 1981, tout comme La Lumière Blanche, elle se situe quant à elle dans le début d’une période intense de création. Si le Wow Café Théâtre a vu le jour en 1979, la troupe « Split Britches » naît avec la pièce éponyme et connaîtra la reconnaissance quelques années plus tard, en 1985, en recevant le « Villager award for best ensemble ». La destruction qui clôt la pièce est donc peut-être à interpréter différemment, comme condition nécessaire à la réinvention. La pièce se termine par le récit de la mort de chacun des personnages, et par la destruction du foyer ; Della vend la maison à un étranger, et celle-ci brûle lors de la fête d’Halloween suivante. La puissance de destruction de ce personnage met en pièces la maison, symbole familial et patriarcal par excellence. Le personnage de Della est en effet connu pour brûler tous les meubles de la maison pour en faire du feu de cheminée. Dans une longue métaphore de son homosexualité, elle parlera du feu qui se trouve dans sa poche, du feu à l’intérieur d’elle que personne ne voit et qui en fait « une personne avec un secret 28 », après s’être extasiée sur les feux qui détruisent les fermes et avalent les animaux. Ainsi cette force destructrice laisse poindre la menace que représente cette homosexualité : elle détruit le foyer, le lieu d’habitation, les meubles qui le constituent. Elle évoque la mort : les animaux, mais aussi Cora Jane qui, voyant un feu de forêt, en étant « trop excitée 29 », meurt en ne pouvant plus s’arrêter d’uriner. Jusque-dans la mort, Della offre une résistance : sur sa tombe l’herbe ne peut pas pousser.
Il est singulier que les personnages de Torregrossa et de Della, les deux personnages ouvertement lesbiens, radicales dans leur refus de côtoyer des hommes, dans leur colère envers ce qui les sépare des autres femmes, finissent par mourir. Ce sont aussi deux personnages qui ont du mal à co-exister avec les autres femmes qui vivent avec elles.
Torregrossa trouve la mort dans toutes les fins alternatives de La Lumière Blanche ; toutefois la dernière phrase y laisse toujours entrevoir une ouverture, un espoir : « Le chemin, c’est par là 30. »
Conclusion
Si j’ai, dans cet article, tenté de faire dialoguer les pièces Split Britches, La Lumière Blanche et Les Vaches de Nuit avec leur contexte de création, au sein du T.E.F ou du Wow Café Théâtre, c’est parce que ces espaces sont importants pour comprendre les œuvres qui nous sont parvenues aujourd’hui. Si l’on peut estimer que les œuvres ne sont jamais indemnes de leur contexte de création, ici la dimension dialogique qu’entretiennent ces pièces avec les lieux où elles ont été créées et jouées nous rend nécessaire la compréhension de la manière dont étaient structurés ces espaces ainsi que leur chronologie d’existence. La circulation prenant place entre les œuvres et le lieu constituait une des dimensions de la représentation pour un public très majoritairement constitué d’habituées et de membres de ces théâtres.
Le T.E.F et le Wow Café Théâtre ont connu des chemins très différents par la suite. Le Théâtre Expérimental des Femmes ne produira plus de pièces après 1981. Pour sa part, le Wow Café Théâtre existe encore, survivant certes précairement dans son étroit local de l’East Village de New York dans l’un des derniers étages d’un immeuble décrépi, mais rendu vivant par une nouvelle génération de jeunes membres, qui animent des réunions hebdomadaires et y réalisent des créations contemporaines. Leur point commun est une lutte de la part des membres historiques pour la reconnaissance de cet héritage dramatique et militant ; pour l’inscription de ces œuvres dans la littérature théâtrale. C’est la raison pour laquelle nous pouvons aujourd’hui lire ces trois pièces. Elles nous sont parvenues dans des éditions difficilement trouvables ; parfois elles n’ont pas été rééditées ; mais elles ont le mérite d’exister et constituent une somme de documents nous permettant d’imaginer une période intense, joyeuse et complexe, de création et de militantisme lesbienne et féministe.
- « I didn’t want to work with men anymore. There are specific themes concerning women that men don’t understand, or understand badly, and the goal of our theatre is to explore these themes deeply. », in Joanne Gormley, « Talking to Pol Pelletier », Fireweed: A Feminist Quarterly, n°7, 1980, p. 88-96 (traduction Leïla Cassar).
- Marchessault, Jovette, « Les vaches de nuit », Sorcières : les femmes vivent, 1980, p. 151‑158.
- Ibid., p. 151.
- Pelletier, Pol, La lumière blanche: théâtre, Montréal, Québec, Herbes rouges, « Théâtre », 1989.
- Hughes, Holly, Introduction, dans Memories of the revolution: the first ten years of the WOW Café Theatre, Ann Arbor, University Of Michigan Press, coll. Triangulations, 2015, p. 1‑8.
- « Women have been separated from each other in heterosexual mariages. Wow Café Théâtre allowed women to reconnect to each other. », in Entretien de l’autrice avec Sharon Jane Smith, New York, Septembre 2018 (traduction de Leïla Cassar).
- « Yeah. It’s a lesbian world ! That has never really, I mean… Wow it was like you entered a lesbian universe, to be working with women on theater and the rest, well it was suspended… », Ibid.
- Pelletier, Pol, La lumière blanche, op. cit., p. 55.
- Ibid., p. 95.
- « A lesbian identity is troubled by an insistence on more complex and fluid processes of visibility and the initial stage of lesbian theory retreats behind (some of) us, the limits, the boundaries of what constitutes lesbian become more intriguing? As neither WOW, nor Split Britches can be "simply" lesbian any longer, the complicating presence of Deb Margolin, the heterosexual who has worked in this context, comes to the fore. », in Sue-Ellen Case, Split Britches : lesbian practice/ feminist performance, Routledge, Abingdon-on-Thames, 1996, p. 15 (traduction de Leïla Cassar).
- Id., p. 19.
- Adrienne Rich, « La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne », Nouvelles Questions Féministes, n°1, mars 1981, « La Contrainte à l'hétérosexualité », p. 15-43.
- Pelletier, Pol, La lumière blanche, op. cit., p. 49.
- Ibid.
- Id., p. 98.
- Id., p. 33.
- Ibid.
- Ibid.
- Id., p. 100.
- Blais, Marie-Claire, Brossard, Nicole, Gagnon, Odette, Pelletier, Pol, Théoret, France, Guilbeault, Luce et Blackburn, Marthe, La nef des sorcières: théâtre, Montréal, Québec, Typo, Une société de Québecor Média, coll. Typo, 2014.
- Id., p. 100.
- Pelletier, Pol, La lumière blanche, op. cit., p. 127.
- Ibid., p. 86.
- « I think we’re gonna have to stop dancin’, Della. I think the preacher’s comin’ », in Sue-Ellen Case, Split Britches : lesbian practice/ feminist performance, op. cit., p. 54.
- « I can smell a pracher comin’ a mile away », id., p. 55.
- Pelletier, Pol, La lumière blanche, op. cit., p. 100.
- Jovette Marchessault, Tryptique lesbien, Pleine Lune, Montréal, 1980, p. 67.
- Margolin, Deb, Shaw, Peggy et Weaver, Lois, Split Britches, A true story, dans Split britches: lesbian practice/feminist performance, éd. Sue-Ellen Case, London ; New York, Routledge, 1996, p. 57.
- Ibid.
- Pelletier, Pol, La lumière blanche, op. cit., p. 113.