Victor Redivivus... Corps spectral et corps séminal : la drôle de cuisine des Revenants
En écho à de vieilles superstitions, le cinéma traite les petits fantômes sous forme de contagion. De la cassette maudite de Ring aux infiltrations d’eau de Dark Water, les Japonais sont ainsi passés maîtres dans la représentation des méfaits d’« enfants virus », qui propagent l'horreur par vengeance ou besoin d'amour mal placé 1.
En liminaire, qu'il soit permis de rappeler combien le cinéma et les fantômes ont une histoire commune, un engramme (dirait Gilbert Durand) : comme l'affirme Thomas Schlesser, « à la faculté de capture s’associe celle de répétition. La projection toujours recommencée de ce qui a été fixé au moment du montage 2 ». Il rappelle la profonde aversion d’André Bazin pour les morts filmées sans ellipse, et donc réitérées à chaque vision, procédé dont Bazin soulignait l’obscénité intrinsèque dans Qu’est-ce que le cinéma ?, en 1976. Mais les Revenants du film de Campillo 3 et ceux de la série de Gobert 4 dont il sera question ici n’ont rien d'épouvantable, ni même de « tragique » – en tout cas au début. Il y a donc une rupture « douce » avec les stéréotypes précédents, qu’il s’agisse des morts-vivants terrifiants, de Romero (récemment disparu) à Darabont, ou des apparitions sublimées de Ghost ou de L’histoire de Mme Muir.
En effet, cette série récente, inspirée d’un film 5 lui-même très exceptionnel dans le paysage cinématographique français, est venue bouleverser ces préjugés et redistribuer la donne : sur un schéma directeur im-pensable (au sens strict du terme), Fabrice Gobert (auteur de Simon Werner a disparu) a donc écrit ses « Revenants » en se souvenant de Georges Franju 6 ou de Will Self 7, jouant sur les codes de l’étrange plus que du fantastique, ne résolvant rien à la fin (cliffhanger oblige), mais permettant à la mélancolie et à la pensivité du spectateur de se déployer avec une grâce encore inconnue. Notons tout de suite que les Américains, séduits par l’original mais peu enclins à suivre une version doublée, ont tourné leur propre version, The Returned, sous la direction de Carlton Cuse (Bates Motel), en copiant-collant les épisodes et les personnages, et en trouvant près de Seattle le même type de décor, froid, figé et montagneux mais/et sans aucun pittoresque, que le cadre fourni par la région d’Annecy aux « Revenants » français. Mais le charme n’a pas agi… ou moins agi, et le show a été rapidement annulé.
Même si la novélisation romanesque, issue de la série, ne porte pas explicitement les marques éditoriales d'un ciblage « jeunesse » (rappel de la loi de 1949 ou collection dédiée), le choix de couverture (un enfant statique, au regard étrange), l'inscription du style dans une stratégie de punchlines et de moments brefs et forts et le choix d'un casting principalement young adult – les fantômes revenant essentiellement de l'accident de car d'une sortie scolaire – permettent, sans forcer le trait, d'y lire une actualisation bienvenue de la culture de jeunesse mainstream, ainsi que le soulignerait Frédéric Martel.
Jeunes spectres japonais, ruisselant sous leur longue chevelure noire, ou petites filles inquiétantes hantant les couloirs de l'hôtel Overlook, Mimi Geignarde coincée dans les toilettes de Poudlard ou mutants pleins de haine du Village des damnés... l'imagier des enfants fantômes, des adolescents psychopompes ou simplement perdus entre deux mondes est immédiatement présent, répondant à la plus sommaire des sollicitations ; on pourrait presque dire qu'à « l'enfant des Lumières » selon Françoise Chandernagor a succédé un « enfant des fantômes » – au moins en tant que personnage récurent des cultures sérielles, fidèle aux réflexions de Serge Tisseron dans ce qu’il appelle une « clinique du fantôme 8 ». Les Revenants s’évertuent en effet à faire surgir, au sein des realia les plus prosaïques, la figure de ce que Denis Mellier nomme l’adynaton : l’impossible, l’impensable, l’insupportable.
L'on verra ainsi que l’une des trouvailles scénaristiques de la série de Fabrice Gobert est d’avoir placé un garçonnet parmi les fantômes : Victor ; à la fois mutique et terrible, il désigne d’un geste omineux des scènes dissimulées aux autres yeux, porteuses évidemment d’une vérité dérangeante ; meurtre, suicide, rien ne l’arrête, car il est Tisiphone et Némésis. On pourrait presque lui appliquer la réflexion de Deerie Sariols Persson, disant des vampires et des zombies : « Il est un Dieu par sa proximité avec l’éternité et un animal, par ses mœurs sanguinaires [...] Il a une presque-vie, d’apparence et de frustration 9. »
Par la comparaison entre techniques de filmage et choix d'écriture, se configurent différents effets de zoom, qui focalisent à chaque fois multiplement sur les corps « improbables » de ces morts-vivants mi-fantômes, mi-zombies ; le parti-pris de normalité du réalisateur fait aussi que rien ne les distingue, en tout cas au début, d'une représentation conventionnellement réaliste. L'observation des liens qui les unissent, des cadrages où ils apparaissent, des évitements aussi, amène à une forme de typogénèse d'un nouveau « fantastique de l'adolescent », toujours entre deux mondes, et métaphore de l'étrangeté revendiquée des récentes littératures de jeunesse (Carol Oates, Ian McEwan, Clémentine Beauvais…). Ce sont ces trajets brisés, ces destins suspendus et ces histoires inaccomplies que mon propos invite maintenant à découvrir.
Cuisine et dépendances...
Il n'en demeure pas moins que le choc « tellurique » entre la vénusté et la candeur supposées des ressuscités, et leur force de nuisance et de destruction une fois franchi le seuil fatal, sidère par la profondeur du dissensus, comme le suggère George Didi-Huberman :
[...] les fantômes, manifestent toujours une certaine propension à la mélancolie : ils n'arrivent jamais à mourir. Êtres de la survivance, ils errent comme des dybbouks, quelque part entre un savoir immémorial des choses passées et une prophétie tragique des choses futures 10.
Ce serait ainsi le cas pour un des spectres, Simon, qui revient faire un enfant à son ancienne femme... pour Victor, un petit garçon mort depuis trente ans (ou plus) surgissant dans la nuit pour trottiner derrière Julie, une jeune infirmière paumée et solitaire, ou pour Lucie, une serveuse plusieurs fois assassinée mais toujours alerte et séductrice.
Tout l'enjeu de la série est de nous rendre acceptables ces corps impossibles, et de montrer comment entre préservation et pourriture, étreinte charnelle et travail de la mort, l'impossibilium se fait, peu à peu, familiarité et attachement – car chacun d'entre eux est bien « Celui qui inquiète le voir 11… »
Peu après la réinstallation des Revenants dans leur ancienne demeure (en commençant par la cuisine 12, car tous meurent de faim), les appartements sont envahis de mouches, pourriture, cancrelats, infestation silencieuse des signes de corruption, dans le décor et le corps. Les bondes des lavabos laissent passer d’infects liquides de décomposition, comme si le décor était chargé d’exsuder et de matérialiser l’état abandonnique et frelaté des relations humaines, où le croupissement des affects empoisonne les couples aussi bien que les amitiés ou les souvenirs.
En effet, la parousie ne dure pas : escarres, plaies, ecchymoses « signalent » que la corporéité des défunts est fragile, menacée et, bien entendu, provisoire ; le visage de Camille, une jeune ressuscitée, commence à se défaire, malgré les efforts de sa mère et de sa sœur pour maquiller les traces de décomposition… Victor, l’enfant fétiche de la série, porte au bras une plaie qui s’étend, engendrant d'innombrables moments où les corps altérés ou modifiés forment un nouveau baroque, où l’horrifique et l’émouvant s’épousent sans contrainte, écrivent une esthétique du « comble », qui s’actualise ici dans le choix de ce jeune fantôme, Victor/Louis Levanski, comme « icône » ; c’est son regard noir, ses traits figés indéfinissablement inquiétants et sa pâleur déconcertante qui « marquent » le best-seller inspiré par la série.
Son visage, son corps deviennent à leur tour décor, à force d’être surinvestis d’affects et de présage, illustrant le vers du poète gallois Dylan Thomas : « After the first death, there is no other. » C'est autour de sa « voix » (silencieuse en première saison, mais plutôt bavarde en saison 2) que se déterminent bien des événements ; « assassiné » il y a 35 ans (en 1977), il est « revenu » immédiatement après, et a vécu 35 ans près de son père, qui a accepté le « miracle » après un moment d’effarement. Seulement ce dernier, bien sûr, vieillit et Victor, le voyant mourir d’une crise cardiaque, pousse intérieurement un tel hurlement, « reviens, reviens ! », que de nombreux morts se réveillent et commencent à souhaiter rentrer, car « le sacré se déploie dans un instant d'épiphanie pure, et ruisselle dans l'ouverture d'un coin de nuit » (Yannick Haenel, Le Sens du calme).
Mais revenons un instant dans les arrière-cours de la production ; en novembre 2012, la saison 1 13 de la série 14, fortement inspirée de Twin Peaks autant que des 4 400, suscita un engouement que peu de séries françaises ont réussi à éveiller ces dernières années : la critique aussi bien « savante » que « profane » fut dithyrambique, et le propos suscita controverses passionnées et supputations sans fin. L’auteur, Fabrice Gobert 15, répondit à de multiples interviews, sans pour autant déflorer le but ou la raison de ces étranges « retours »… Des morts reviennent en effet, sans malice aucune, dans le petit bourg de montagne où ils ont vécu, quelques mois, années, décennies auparavant. On reconnait évidemment le film éponyme de Robin Campillo (2004) en source essentielle, mais de nombreux autres personnages se sont greffés sur la trame originelle, posant très simplement et très directement la question du retour des décédés. Et nous, qu’en ferions-nous, de ces corps tendrement chéris mais peu à peu relégués, dépassés, oubliés ? Dans son article intitulé « Le monument aux Morts », Isabelle Poitte 16 s’entretient avec le réalisateur, afin de cerner l’extraordinaire « filon » que cette idée au fond toute simple – les morts rentrent à la maison – génère et subsume :
Une voix disparue qui monte de la cuisine. Une silhouette dans le reflet d’un miroir, un papillon, épinglé sous une vitre, qui se met à battre des ailes… En quelques signes infimes, Les Revenants imprime sa tonalité singulière, entre effroi et poésie. Pas de hordes de zombies ou de fantômes en quête de salut [...] Ce fan de Six feet under a su [...] composer un univers ténébreux et étrange, dont le pouvoir d’émerveillement pourrait rivaliser avec les meilleures productions américaines 17.
L’insolite et le monstrueux 18 se glissent peu à peu dans une quotidienneté de plus en plus chancelante, et l’on pense à Fringe 19, le « grand modèle » américain, en identifiant bien sûr les clins d’œil et les emprunts, tout en saluant le mixte difficile entre nekya baudelairienne (« Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs », La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse) et cadre réaliste, dont Louis Vax 20 fait la condition sine qua non de « son » Unheimlich final, dans Séduction de l’étrange.
Larvatus prodeo 21...
C'est à partir de cette problématique que se développe l'idée d'un corps fantastique non macabre – même si intrinsèquement lié à la mort, comme si ce thème ultime basculait lui aussi doucement dans la neutralisation des affects violents, pourtant censés être sollicités lors de cette rencontre entre le fascinans et le tremendum.
Dans Les Revenants, tout est présent pour égarer, en juxtaposant au « connu » d’une région française assez banale « l’inconnu » d’un parcours de cauchemar : de l’autre côté des eaux répandues du barrage, vivent les ressuscités… dans une perpétuelle aube livide, qui baigne les « maisons-témoins » d’un lotissement abandonné, adossées à de la végétation sans charme ni couleur. La circulation silencieuse se fait en radeau, où les êtres debout ont l’air en effet de glisser magiquement sur le miroir des eaux : « Un radeau s’éloignant doucement de la rive au clair de lune », rappelle Clélia Cohen à propos de la saison 2, épisode 1 22. Le caractère labyrinthique des allées de ces zones pavillonnaires frappées de déshérence est durement éprouvé par Claire Séguret, la « vivante » qui a accompagné sa fille Camille et qui maintenant se croit en butte aux menaces des autres morts.
Pour faire exister la dimension physique (et même physiologique) des corps spectraux, il convient d’abord d’examiner le générique, fiction dans la fiction et précipité (au sens sulfurique du terme) de tous les procédés de filmage existants. C'est la première manifestation auditive et visuelle d’une série, et il est ici très programmatique, plastiquement superbe, se déroulant au son d’une « musiquette » faussement candide et « enfantine », mais secrètement chargée d’angoisse, de nostalgie et peut-être de menace. Les instruments choisis : xylophone, violoncelle, piano, basse, et tic-tac martelé du début à la fin, créent l’air intitulé Hungry Face, interprété par le groupe de rock écossais Mogwai, et qui vient performer les premiers instants de la rencontre... On pourra par exemple lire à ce propos la réflexion de Benoit Blanc qui analyse l’apport du groupe à l’atmosphère générale des épisodes : une « intrigante comptine enfantine jouée par quelques notes au xylophone [...] le groupe de Glasgow a su employer des instruments à cordes pour distiller un climat irréel 23 ».
Les soulignements musicaux qui vont napper de leur intensité le surgissement de Victor suggèrent une réminiscence assez fidèle du leitmotiv obsédant d’Angelo Badalamenti dans Twin Peaks, ainsi que des bourdonnements et grincements acousmatiques qui signalent les climax de la série de Lynch. Or, on apprend en saison 2 que les Revenants que personne n’attend plus restent mutiques – littéralement sans voix – et qu’ils espèrent désormais l’enfant de Simon (un revenant) et d’Adèle (une vivante) comme le messie, un messie post-apocalyptique, gage de leur retour dans une terre promise qui reste à trouver.
Une autre essentielle trouvaille visuelle du générique est le constant rappel de l’acte scopique : le « cadre » ! Tout évoque en fait le medium (l’écran, borné et focalisateur) au service de la diégèse : tableau, poster, photographies, vitrine à papillon… tout joue sur la mise en abyme, par l’oblicité d’un regard. Précisément, comment Victor, étrange garçonnet des années 50-60, parachuté dans notre contemporanéité, émerge-t-il du néant ? Les techniques du time lapse pour accélérer la course des nuages, et du split screen pour créer un effet de miroir renforcent l’atmosphère d’étrangeté et d’irréel ; le gros plan sur le barrage de Tignes accuse encore la singularité du lieu avec, bien qu’estompé, le trompe-l’œil, Hercule, le géant de Tignes – Jean-Pierre Pierret – qui soutient de ses larges épaules la voûte du barrage.
Derrière Victor, le village isolé encerclé par la masse montagneuse développe cette impression d’enfermement ; le plan moyen (les profondeurs) sous l’eau accentue l’ambiance « anormale », et l’on ressent un sentiment d’oppression qui devient envahissant grâce aux vibrations du violoncelle. À l’opposé d’autres séries traitant de zombies, telles que The Walking Dead 24, la série de Gobert saisit chaque revenant comme totalement isolé, et en tenue de ville ; rien n’indique qu’il s’agisse d’un ressuscité. Certes, situés en arrière-plan, on distingue peu les traits (flous en raison de la profondeur de champ), et seul le dernier plan (plan rapproché/poitrine) montre une adolescente à travers une vitre, le visage blafard, l’œil droit tuméfié, immobile (Camille, une autre enfant disparue).
En outre, l’effet-miroir des vitres qui séparent vivants et revenants est omniprésent. Par exemple, Fabrice Gobert utilise une flaque pour exprimer l’existence de deux mondes superposés ; deux enfants jouent dans le reflet des eaux, alors qu’en réalité une fillette s’amuse seule en tournant autour de la colonne. Ces minuscules étrangetés préparent, de leur insolite imperceptible, l’arrivée de deux « héros », Victor et Simon Delaître. Ce dernier se tient de dos, près de maisons pavillonnaires à la tombée de la nuit : se succèdent time lapse (accélération des images, nuages et éclairage), plan italien ; effet tilt-shift 25, plan italien ; puis de nouveau time lapse et travelling latéral – ralenti... Vue d’ensemble en surface : un enfant seul sur la route. Il y a une gerbe posée sur le bord du chemin ; plan d’ensemble avec un arrière-plan flou : le visage du garçon n’est pas net.
L’isolat moderne et glaçant où tourbillonnent les vieux papiers d’une catastrophe permanente 26 sert ainsi d’écrin à une drôle d’histoire d’amour : le jeune spectre (mais a-t-il jamais été autre chose ?) sort de la nuit pour s’attacher aux pas et à la personne d’une infirmière esseulée, Julie. De cet effrayant et attachant tandem, le réalisateur s’explique (en partie) à une journaliste : « De la Bible au cinéma de Romero, en passant par la mythologie grecque et Shinning […] les photos de Gregory Crewdson […] nous ont accompagnés tout au long du projet, comme le film de Tomas Alfredson, Morse 27. » Ce Victor (qui en fait, rappelons-le, s’appelle Louis, et a apparemment été tué en 1977 par des « cambrioleurs »), jeune télépathe inquiétant, est à la fois très « enfantin » au sens des années 1960, et pourtant particulièrement offensif contre quiconque menace de le séparer de Julie, sa « mère » adoptive, qui pour lui est « la » fée dont lui parlait toujours sa vraie mère 28 au moment de dire bonsoir.
Tout se passe comme si les contraintes occasionnées par le cadre sur les corps (un barrage, c’est ce qui barre ! mais aussi les montagnes escarpées, l’eau menaçante…) s’exprimaient toujours sur le mode de l’outrepassement, du débordement, de la fuite et du trop-plein : la mort se déverse dans la vie, comme les nuages à l’incipit du roman éponyme :
[…] onze mois auparavant, de la brume s’était lentement levée dans la vallée et en avait recouvert la surface. Le nuage avait enjambé le barrage avant de se déverser en contre-bas, tel le fantôme d’une chute d’eau prenant la direction de la ville 29.
…ou comme la présence soudaine et obstinée de Victor auprès de Julie : on repère tout de suite que le terme d’abîme est au cœur d’un nœud sémantique puisqu’il exprime à la fois le trou vertigineux où l’on tombe, et le procédé esthétique de spécularité.
En effet, les huit épisodes de la saison 1 mêlent achérontique et catabase ; le village englouti réactive le sème de la frontière humide, toujours liée à la mort, à la barrière de l’aquaster qui permet un retour par le biais du miroir des eaux, où chacun croise son autre, son double ou son contraire, remonté du fond du temps pour resurgir à la lumière des vivants. Chaque personnage est ainsi le psychopompe d’une entité, mais reste à savoir si les vivants, justement, le sont tant que cela !
Au dernier épisode de la saison 1, c’est le contraire qui se produit : les eaux remontent et noient tout ce qui est en contrebas du refuge de Pierre Teissier. Mais le barrage, lui, n’a pas cédé ; on se trouve donc devant une aporie : une ville sous les eaux d’un barrage… parfaitement intact 30. Au petit matin, quand les morts sont repartis et que Victor a entraîné Julie avec lui, le territoire est de nouveau réduit à la portion congrue puisque tout ce qui ne s’est pas réfugié à la Main Tendue, est encore une fois noyé sous les eaux.
Est-ce à dire que là résidait entièrement le message des voix du passé, et que les corps des Revenants n’auraient eu qu’une fonction de signes annonciateurs ? Peut-être est-ce pour cela que les personnages entrent dans le champ comme des apparitions, apportant par les luxuriantes chevelures rousses des femmes ou le rouge éclatant d’un vêtement la stridence soudaine de la vie et de l’animation… avant que la palette froide (béton gris du barrage, ocre des chemins, pénombre brune des sous-bois) ne les avale et ne les neutralise de nouveau. Leur pâleur spectrale et leurs chevelures ondées renvoient à la dernière image du film d’Amenabar, Les Autres, où s’effacent doucement les visages meurtris de Nicole Kidman et de ses deux enfants-fantômes.
La réclusion dans le deuil pathologique se signale aussi par la circularité piégeante et perpétuelle pour celles qui veulent s’enfuir : la coloration zombifique du dernier épisode (saison 1) commence en effet à déteindre sur l’ensemble des comportements et des lieux : tunnel, route, barrage enferment littéralement les fugitifs (Julie et son amante Laure, et bien sûr Victor) dans un dispositif tournoyant particulièrement anxiogène… comme les géographies circulaires des romans fantastiques de Borges.
On ne va nulle part ailleurs que là où on était déjà (c’est la définition même de la névrose) ; la faille spatio-temporelle commence à se refermer, en isolant les témoins de toute possibilité d’évasion… le mal doit être contenu, contingenté, et l’arche de la Main Tendue, pour sectaire et apocalyptique qu’elle soit, figure encore le seul recours des habitants. Entre Gregory Crewdson 31 et Bill Viola 32, s’ordonne sous nos yeux la scénographie naturalisée d’une sauvagerie enfouie, crevant en de brefs éclairs l’accoutumance normée qui est la nôtre.
Talitha Koum 33 !
Ange de la mort en chaussons et tricot rouge, Victor arpente maisons et routes, surgissant littéralement de nulle part : son amour pour Julie va enfin l’ancrer dans un présent, et il l’empêche de se suicider, alors qu’il n’avait pu bien des années auparavant s’opposer à l’assassinat de sa « famille » d’adoption... même si son père, et lui-même en ressuscité perpétuel, en avaient réchappé. Au fur et à mesure des saisons, il endosse de plus en plus la figure du Destin, du genius loci – quitte à précipiter tout un car dans le ravin, par le saisissement causé par son apparition : Victor-Louis Levansky, enfant idéal car enfant absolu, mais sans doute jamais né d’un corps de femme.
Ainsi l’enfant-fantôme permet-il la plongée dans les souvenirs, dans le passé ou dans le monde des morts... en accord avec deux références-phares du cinéma, qui illustrent la notion de passage vers l’au-delà : Orphée de Jean Cocteau (1949) et Le Prince des Ténèbres de John Carpenter (1987) ; pour Victor, la symbolique de l’eau est utilisée dans la typographie des noms des personnages qui disparaissent dans un effet de flou, reproduisant parfaitement l’effet d’optique propre à l’aquaster. Nous l'évoquions plus haut : dans le monde « du dessus » une fillette fait des entrechats, mais le reflet dans la flaque d’eau est différent ; deux enfants du passé s’amusent ensemble... à jamais.
Pourtant, de grotte inquiétante en chalet perché, de routes hantées – on ne sort jamais de leur circularité – en sentier abrupt, se configure la collusion du familier et de l’étrange, que synthétise le décor filmé par Gobert, son co-réalisateur Frédéric Goupil et Patrick Blossier 34 ; c’est pourtant dans des références non-dites que se trouvent sans doute les plus fortes réactualisations, ou re-thématisations : Le Village des Damnés (Rilla 1960), ou Tour d’écrou. « Au choc inouï des retrouvailles », il convient de faire « se [succéder] des abîmes de douleur 35 » : mortifère, glacée, inerte, l'eau contient a contrario toute la culpabilité du premier concepteur, l’ingénieur Etienne Berg qui n’a jamais mesuré la fragilité du dispositif, et ainsi précipité des centaines de gens dans la mort… Lorsque commence la saison 1, l’eau se met à baisser sans explication, et dégage le clocher du premier village englouti : « Au milieu du lac pointait le clocher de l’église en ruines du vieux village. Comme une épine qui tentait de remonter à la surface 36. »
Chacun des seize épisodes – par le jeu des prénoms, isolés ou duels – est un memento mori, un tombeau au sens littéraire du terme : mais le dernier de la saison 1 s’appelle « la Horde » et renoue avec l’imagier des morts-vivants, avançant en meute dans la brume, d’autant plus inquiétants qu’on n’en voit que les traces et les silhouettes ; la petite ville de montagne où se déroulent ces événements ressemble par ailleurs aux gated communities américaines : un lotissement, un barrage, des barrières, une étrange police. Les sous-bois spongieux et détrempés qu’arpentent, désorientés, les « nouveaux morts », les forêts inhospitalières où l’on retrouve les corps des gendarmes disparus en saison 1 attachés à des arbres... configurent une nature hostile, très éloignée de la « sylve » originelle des légendes et des robinsonnades, traversée cependant par des routes, des voitures. Et c’est auprès d’une piscine pleine de feuilles mortes, métaphore puissamment mélancolique au cœur du Domaine abandonné, balayé par le vent automnal et surplombé par le gris-vert minéral de la roche, que Camille Séguret devra apprendre à ses « amis » Audrey et Esteban qu’ils sont morts. Encore un cadre, encore de l’eau morte, miroir glauque qui ne reflète plus que le ciel tourmenté.
Tout se passe comme si ces épisodes énigmatiques s’employaient à coudre ensemble le corps des vivants et celui des morts : ceux qui voudraient fuir sont piégés dans la circularité d’une hallucination collective, et ceux qui voudraient tant rester – les « Revenants » – sont expulsés vers l’au-delà sans ménagement.
Les monumenta sériels se reconnaissent à ce qu’ils exhaussent et réarticulent les données de départ en grands invariants de notre inquiétude eschatologique ; l'hôpital à demi abandonné où accouche Adèle, au néon blafard et faiblissant, les grésillements, baisse d’intensité, clignotement éminemment dramatique de la fiction… accompagnent les corps souffrants dans la saison 2, même si leur simple réédition tourne parfois au procédé. Rompant délibérément avec l’apparence « réaliste » du début, la scène dite de la « grotte de l’écorché » précipite Adèle et Simon dans une dimension encore autre, puisqu’elle en ressort vêtue en mariée, prête à convoler spectralement avec son fiancé suicidé il y a dix ans : allégorie, fantasme d’une dépressive, suicide déguisé ? On ne sait, mais cette brusque plongée dans les entrailles de la montagne a tout de l’initiation, sinon maçonnique, du moins ésotérique.
Contre la contamination et la décomposition des chairs, des relations, des solidarités, les morts ont un temps trouvé refuge au Domaine, isolé du monde par une étendue d’eau ; mais l’ingéniosité de Berg réussit à évacuer le lac artificiel qui les protégeait… et leur errance doit alors reprendre, potentiellement éternelle, même si au dernier instant Lucy dépose l’enfant Nathanaël 37 (fils issu d'un mort et d'une vivante) devant la porte d’une famille tout « humaine », celle-là.
Du corps spectral au corps séminal, la parabole rejoint bien les propos de Samuel Douhaire pour qui :
Le cinéma filme la mort au travail, disait Jean Cocteau. Les films de Kiyoshi Kurosawa, eux, sont habités par les fantômes. On se souvient avec effroi des jeunes gens trop curieux de Kaïro (2001), transformés en spectres après s'être connectés à un site Internet, ou de la petite fille en robe verte de Séance (2000), hantant comme un remords l'ingénieur du son qui avait provoqué son décès 38.
C’est pourquoi l’article de Noémie Luciani, consacré aux « Troublants enfants du fantastique 39 » vient heureusement « cranter » la leçon épiphanique à tirer de ces corps de souffrance et d’amertume ; elle y lit « la ronde contrastée et troublante dans laquelle Bien et Mal en culottes courtes finissent toujours par se donner la main » ; elle ajoute, ce qui pour nous sera provisoirement le mot de la fin :
Les enfants n’apprendront rien de leurs aînés, qui pourraient tout apprendre d’eux, si la conviction de savoir ne les avait pas rendus bêtes. Tandis qu’ils errent, le futur des enfants se noie dans les ténèbres d’une nuit sans astres [...]. Ils ont l’espoir d’un Dieu pour leur tenir chaud, et pour les éclairer les étoiles irréelles des contes.
- Cécile Mury, « Maudits gamins », Télérama, n°3493-3494, 21 décembre 2016, p. 44.
- Thomas Schlesser, « Cinéma », p. 228-231, in Philippe Di Folco (dir.), Dictionnaire de la mort, Paris, Larousse, 2010, p. 231.
- Robin Campillo, Les Revenants, France, 2004.
- Fabrice Gobert, Les Revenants, saison 1 et 2 et II, France, 2012-2015.
- Les Revenants de Robin Campillo (2004).
- Cinéaste français (1912-1987).
- Ecrivain anglais (né en 1961), auteur de nouvelles fantastiques grinçantes, en particulier Ainsi vivent les morts (2000).
- Serge Tisseron et alii, Le psychisme à l’épreuve des générations. Clinique du fantôme, Paris, Dunod, 2000.
- Deerie Sariols Persson, « Vampires et avatars du mort-vivant : transgression et banalisation », Frontières, 23-2, 2001, « Enquêtes sur le cadavre. 2, Fantastique », UQAM, p. 48-52, http://id.erudit.org/iderudit/1007590ar , p. 52.
- Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2002, p. 512.
- Ibid.
- Viviane Costa ne cesse de manger, ou de réclamer à manger ; Camille Séguret court se faire un sandwich, croyant ne s'être absentée que quelques heures... alors qu'elle est morte depuis trois ans.
- La saison 2 (automne 2014) suscita plus de perplexité et –disons-le – un peu moins d’intérêt ; nous nous permettons de renvoyer aussi (pour ne pas « spoiler » l’intrigue) à deux excellents articles critiques : Clélia Cohen, « Les Revenants : suite et défunts », Libération, 26/27 septembre 2015, p. 27-29 ; Isabelle Poitte, « Ils reviennent de loin », Télérama, 3428, 23 septembre 2015, p. 75-77.
- Les Revenants : réalisateur et scénariste : Fabrice Gobert ; musique : Mogwai ; série : 8 épisodes de 52 mn par saison ; diffusion : saison 1 à partir 26 novembre 2012 ; Saison 2 (ou Chapitre 2) du 28 septembre au 19 octobre 2015 (diffusion de 2 épisodes) ; chaîne : Canal + ; producteur : Haut et Court TV et Canal + ; budget : 13 millions d’euros ; série achetée par 70 pays après sa diffusion ; récompense : International Emmy Awards 2013, meilleure série dramatique.
- Assisté d’Emmanuel Carrère et de Fabien Adda.
- Notons que c’est la même journaliste qui, tout au long des semaines de projection de la série sur Canal+, commentera à chaque fois, de façon particulièrement pertinente et poussée, les épisodes se succédant.
- Isabelle Poitte, « Le monument aux Morts », Télérama, 3280, 21 novembre 2012, p. 36.
- L’un des personnages, Simon, se livre à une rapide ébauche d’autophagie.
- Cette série de J.J. Abrams, Alex Kurtzman et Roberto Orci (2008-2013) s’inscrit dans la « fringe science », littéralement les « sciences marginales », et traite mille phénomènes bizarres et inquiétants, pyrokinésie, monde alternatif, etc.
- Louis Vax, Séduction de l’étrange. Étude sur la littérature fantastique, Paris, PUF, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1965.
- « J'avance masqué », devise de Descartes, aussi audible comme « j'avance, quoique je sois une larve, c'est à dire un fantôme ».
- Clélia Cohen, « Les Revenants : suite et défunts », Libération, 26/27 septembre 2015.
- Benoit Blanc, « Ces séries qui se font entendre », Libération, 3-4 octobre 2015, p. 38.
- Série télévisée réalisée par Frank Darabont et Robert Kirkman, États-Unis, 2010.
- …ou plus communément l’effet maquette ou miniature. Merci à Christine Jean-Étienne pour m'avoir rappelé ces gestes techniques, sans lesquels il n'y a pas de vision.
- Avec une identité forte liée au barrage de Tignes, la petite ville de Seynod dans les Alpes, près d’Annecy, offre à la série un décor naturel et une atmosphère angoissante dus à la présence du lac, du barrage-voûtant, au climat particulièrement éprouvant de cette région (-15° C.). Mais ce sont les ruines du barrage de Malpasset qui fournissent le décor le plus impressionnant des scènes d’extérieur.
- Isabelle Poitte, « Le monument aux Morts », op. cit., p. 36.
- Laquelle ressuscite en saison 2, au grand désespoir de Julie ; mais elle n’est qu’une énième mère adoptive, Victor venant de plus loin encore… tout entier voué à avertir les hommes des catastrophes à venir, et régulièrement rejeté et nié.
- Patrick Seth, Les Revenants (The Returned), t. 1, Sébastien Baert (trad.), Paris, Michel Lafon, 2015, p. 9.
- « Un à un les autres le rejoignirent et ils contemplèrent la scène. Les immeubles submergés. La ville engloutie », Patrick Seth, Les Revenants, op. cit., p. 412.
- Photographe américain né en 1961.
- Vidéaste américain né en 1951.
- Formule en araméen, prêtée à Jésus ressuscitant une petite fille chez un nommé Jaïre (Saint-Marc, V, 21-43).
- Le chef opérateur n’a travaillé qu’avec une seule caméra car, selon lui, « il est impossible de régler une lumière parfaite pour deux angles de vue différents et simultanés ».
- Isabelle Poitte, « Le monument aux Morts », op. cit., p. 36.
- Patrick Seth, Les Revenants (The Returned), t. 1, Sébastien Baert (trad.), Paris, Michel Lafon, 2015, p. 217.
- En hébreu, don de dieu, ou « donné par le Seigneur ».
- Samuel Douhaire, « Larges spectres », Télérama, 3504, 8 mars 2017, p. 41.
- Noémie Luciani, « Troublants enfants du fantastique », compte rendu critique de la rétrospective « In The Dark » du 8e Festival européen du film fantastique de Strasbourg, Le Monde, 24 septembre 2015.