« WE KILLED YAMAMOTO ! » L'exil en leur royaume : solitude sérielle des présidents américains

« WE KILLED YAMAMOTO ! » L'exil en leur royaume : solitude sérielle des présidents américains

Par CASTA Isabelle-Rachel
Illustration : Galliane Flamant

Au nom du Ciel, asseyons-nous à terre

et disons la triste histoire de la mort des rois.

William Shakespeare, Richard II

 

Dans une de ses chroniques 2, la philosophe Sandra Laugier rappelait la célébration du «Big Block of Cheese Day 3 » dans la série The West Wing, en insistant surtout sur le fait que le Président Obama avait lui aussi marqué ce jour par un forum virtuel – de toute évidence plus inspiré par la série de Sorkin que par la « réelle » (?) tradition héritée du président Jackson ; il s’agit donc d’une célébration en abîme, où l’officialité la plus indiscutable (la présidence des États-Unis) fait allégeance à un événement porteur de sens au sein d’une fiction… laquelle joue sur le plausible et le symbolique, conservatoire en quelque sorte d’un « non-réel » plus fidèle à l’éthos que le vrai lui-même.

Mais si le Président célèbre « réellement » une date « fictive », ne risque-t-il pas de basculer dans une sorte de demi-monde, plus narrativisé qu'éprouvé ? N'entre-t-il pas vivant dans un légendaire vague, où la dispersion symbolique et l'hologramme importent finalement davantage que la praxis effective et constatable ? Depuis Shakespeare nous savons que le pouvoir isole, rend fou, oblige à de grandes contraintes, à une constante représentation, à l'abolition d'une certaine forme de « true self » ; s'il faut se déprendre de soi et s'auto-réengendrer en permanence, le sommet de l'État ne rime-t-il pas dès lors avec exil intérieur ? La dramaturgie américaine plaide d'ailleurs pour cette solitude étrange à la tête du pouvoir... On ne s'appartient plus, on est juste « Potus » (le « puissant », en latin : nom de code des présidents).

Or, il en va de la sérialité comme d'un mandat : l’esthétique sérielle, par ses stratégies de vraisemblabilisation, sa discontinuité dans les temps longs de la programmation, régulière mais hachée, s’accumule en données mémorielles à la fois précises et curieusement traversées d’amnésies partielles et de surprises ; on a beau connaître tel épisode par cœur, il s’avère en le revoyant qu’on a toujours focalisé sur tel point de la narration (du grand arc narratif ou au contraire de l’anecdote ciselée) et que l’on a plongé dans le noir une multitude de faits et de répliques qui, comme par hasard, orientent et configurent un ensemble de prédications à venir et de déchirements… qu’on veut (se) taire.

La question qui se pose alors, en terme de pragmatique, est de savoir si l’on peut connaître le foisonnement sériel de House of Cards ou de The West Wing comme on lirait, par exemple, Guerre et Paix ou Autant en Emporte le Vent, tant le fourmillement des plans et des intrigues menées en parallèle interdit la tranquille « possession » du flow (car il y a toujours quelque chose qui échappe, déborde, latéralise… bref, quelque chose dont nous ne nous souviendrons pas). Or, c’est dans l’articulation entre intertextes et architexte que se joue largement la question de la spécificité d’une série de genre : le traitement singulatif de la « fonction » du président américain, très différente de l'usage français, fait des multiples incarnations successives une forme de « série dans les séries », à condition de réarticuler, par exemple, toutes les scènes se déroulant dans la « Situation Room », le PC des urgences gouvernementales souvent utilisé pour corser les intrigues. Mais cela vient encore de ce que ce ne sont pas les mécanismes contextuels et interdiscursifs de la poétique sérielle qui créent le phénomène d’attachement, mais ce genre comme entité transcendante, dans sa construction sur le long terme, comme matrice à partir de laquelle, mais contre laquelle chaque série politique doit définir son originalité.

Or nous sommes dans une circulation incessante de configurations, à l’intérieur d’une série comme entre les séries : les matériaux qui ont construit The West Wing reviennent hanter – et ce dès le générique – les lignes de force de House of Cards, mais ils en sont les rémanences obscurcies, à peine audibles (l’amorce du roulement de tambour brisé de House of Cards évoque la musique martiale du générique de À la Maison Blanche, mais le soleil qui monte puis redescend sur Washington montre surtout l’ascension de l’astre maléfique Frank Underwood, et plus du tout le flottement patriotique de la bannière étoilée…). Que Scandal soit passé par là – trait d’union entre la « candeur » didactique de Aaron Sorkin et les Machiavel de David Fincher – n’a non plus rien de surprenant : les couples présidentiels, et vice-présidentiels, se souviennent les uns des autres ! Tout se passe comme si les séries fonctionnaient avec un « inconscient collectif » jungien, qui les fond dans un « trend » - ici politique, ailleurs criminel, dont la clé serait aussi à trouver dans 24, où se précipitent, au sens chimique du terme, toutes les passions américaines des quinze dernières années.

En expertisant ces différentes séries, qui obsessionnellement interrogent le pouvoir, ce qu’on lui sacrifie ou ce qu’il vous apporte, on peut chercher à mettre en évidence les constructions et déconstructions du « roman » national américain, en rapprochant, par exemple, les imprécations du président Bartlett prenant Dieu à partie dans une église vide, et le « regard caméra » de Franck Underwood nous prenant à témoin de l’advenu comme de l’avenir.

 

La sérialité comme pragmatique du souvenir : une Présidence en tension ?

Pourquoi et comment s’organisent ce conservatoire politique des choses brisées, cette mémoire parcellaire et ré-articulante ? Pour mieux cerner les étapes et les raisons de cet « exil intérieur » (qui fut celui du Caligula de Camus, tout aussi bien que du Sigismond de Calderón), rappelons déjà brièvement les principales incarnations présidentielles.

Il s'agit essentiellement de : Josiah Bartlet (Martin Sheen) : A la Maison blanche ; puis Matt Santos (Jimmy Smits) : A la Maison blanche également, dernière saison ; David Palmer (Dennis Haysbert) : 24 heures chrono ; Mackenzie Allen (Geena Davis) : Commander in chief ; Fitzgerald Grant (Tony Goldwyn) : Scandal ; Franck Underwood (Kevin Spacey) : House of Cards ; Elizabeth Keane (Elizabeth Marvel) : Homeland saison 6 ; Thomas Adam Kirckman (Kiefer Sutherland) : Designated Survivor ; Constance Payton (Alfre Woodard) : State of affairs. Si l'on procède à une lecture genrée, ou ethnicisée, on voit que trois femmes 4 assument les fonctions suprêmes, ainsi qu'un Noir (David Palmer) et un Latino (Matt Santos) ; notons que la présidente Payton est femme ET afro-américaine, si bien qu'on a pu dire, en effet, que Palmer annonçait Obama, en quelque sorte... mais qu'Hillary Clinton a échoué, là où ses homologues de fiction ont réussi, rapprochements également constatés par la critique Céline Fontana :

 

Le premier élu de couleur à la tête des États-Unis débarque sur le petit écran en 2002 dans 24 Heures chrono. Il s’appelle David Palmer et est incarné par Dennis Haysbert. En 2004, Jimmy Smits assure la relève, version latino, dans À la Maison-Blanche. Le scénariste de la série, un ancien conseiller d’Al Gore se serait inspiré du parcours de Barack Obama, alors en campagne pour le Sénat. De là à imaginer que le charismatique personnage a servi en retour à conduire le politicien à la Maison-Blanche en 2008… Ce serait sans compter l’évolution de la société en général, et l’importance prise par les personnalités afro-américaines de pouvoir, telles que Colin Powell ou Condoleezza Rice  5.

 

En fait, arriver au pouvoir, pour nos présidents fictionnels, revient toujours à une forme d'ordalie : ils doivent se renier pour survivre, découvrir que les autres se renient aussi, et enfin accepter que la marche du monde soit à ce prix – et qu'il faut faire salement un sale métier, pour parodier Louis Malle (Le Voleur), afin de conserver tout ce qui peut l'être.

Amour, amitié, honneur, devoir, promesses : tout est balayé, tout est emporté... comme dans House of Cards, qui voit le triomphe d'un salaud intégral, découvrant au faîte des honneurs et du pouvoir qu'il participe, lui aussi, à une forme supérieure d'équilibre.

Assassiner, ou ne pas assassiner, un terroriste politique que rien ne pourra amender ? Gracier, ou ne pas gracier, un criminel sur le point d'être exécuté ? À chaque fois, le président Bartlet, grande figure humaniste de The West Wing, se déchire l'âme pour y trouver une réponse, une solution, une consolation... et il n'y en a aucune. L'ancien et le nouveau testament – en la personne de ses conseillers, chrétiens et juifs – ne sont pas non plus d'un grand secours ; Isaac et Ismaël 6… à la Maison Blanche !

Le « pilpul » est l’équivalent talmudique de la disputatio médiévale ; le but n’est pas de triompher de l’adversaire (encore qu’il n’y ait pas non plus de désagrément à ce que cela arrive !), mais de parvenir ensemble, par une confrontation courtoise et savante, à éclairer la raison des hommes un peu au-delà de ce que l’on estimait possible. Or, la parole est reine dans la série À la Maison Blanche, précisément parce que nous sommes dans un lieu catalyseur et redistributeur ; les actes se passent essentiellement en amont ou en aval, mais ils se subsument en langage lorsqu’ils parviennent « dans l’aile Ouest ». La façon dont cette parole va être proférée, la matrice configurante des échanges et des joutes verbales, devient le double spectral du lieu même, une koinéia d’influences et de contre-influences, un « kosmos koïnos » où les flux subtils de la conviction, du probable et du pensable s’échangent et s’électrisent en permanence.

C’est là que la judaïté affirmée ou lointaine de plusieurs personnages (Toby Ziegler et Joshua Lyman, entre autres) joue, semble-t-il, un rôle majeur ; pas tellement pour la reconnaissance d’une « minorité » (il y a beau temps que les séries américaines déclinent un monde multiculturel et métissé), mais pour le cadre intellectuel que l’exercice conscient ou inconscient de la « paracha 7 » a contribué à modeler. Une modernité politique « paratopique » (au sens de Dominique Maingueneau) naît de cette « clarté » d’ellipse et de syllogismes ; la spiritualité juive advient alors dans la série comme un archétype du verbe innovant, tant par sa souplesse que par sa lucidité : Bartlet « est Bartlet » aussi par tout ce qui n’est pas lui, mais va irriguer en profondeur la vision et le style de sa Présidence. Le pilpul, un nouveau nouménal ? Une chance épistémologique, en tout cas, pour re-monétiser, rémunérer, une phraséologie parfois menacée de glaciation.

Car la question de la « vérité » impossible hante littéralement les séries consacrées à l'exercice du pouvoir, ainsi qu'en témoigne cette analyse foucaldienne :

 

« La valeur de la mort de Socrate est au coeur même de la rationalité occidentale », note Foucault. C’est même « en cela que la philosophie se distingue de la science ». Le cours s’achève le 28 mars 1984. Il va mourir trois mois plus tard. Dans sa postface, Frédéric Gros parle d’un « testament philosophique ». On peut aussi parler d’une ultime méditation, qui proclamerait que philosophe, oui, il l’est, non pas dans le sens d’un savoir qu’il détiendrait, mais d’une pratique qu’il s’efforcerait de mettre en œuvre : un style de vie  8.

 

Cette « parrésia » difficile (ce « parler-vrai ») s'actualise douloureusement dans les séries présidentielles en vecteur d'exode, vecteur d'exil.

La transition entre le bon et le mauvais monarque, l'ère du Bien (même raté) et l'ère du Mal (affirmé et assumé) est puissamment actée par tous les commentateurs sériephiles, dont l'analyse de Laurent Joffrin offre ici un abstract suffisamment résomptif pour être citée in extenso :

 

Dans les années 90, The West Wing décrivait un pouvoir américain tissé de manœuvres politiciennes et d'artifices de communication, mais aussi sous-tendu par un idéalisme diffus qu'on retrouvait dans le personnage du président Bartlet, une sorte de Clinton vertueux, autant que dans le fair-play de certains leaders républicains ou dans les motivations des conseillers politiques qui vivaient dans « l'aile ouest » de la Maison Blanche. Avec House of Cards, qui décrit le même monde vingt ans plus tard, nulle trace du moindre principe, du moindre dévouement au pays, du moindre scrupule quant aux moyens employés pour conquérir le pouvoir et le garder. Franck Underwood, le héros qui devient président des États-Unis, use, sans relâche, du mensonge, de la trahison, de la manipulation et du crime pour arriver à ses fins  9.

 

« Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage » (Baudelaire)

Le remplacement du Président vertueux Bartlet par le Président luciférien Underwood sonne le glas d'une certaine représentation « glorieuse » du pouvoir, même esseulant, même écœurant ; ce qui vient, c'est un réel nu et cru, sans fards, sans violon, vicié et violent dès le premier instant, tellement plus proche de l'exercice pragmatique aux dires de Bill Clinton :

 

Une authenticité inquiétante, d’ailleurs… « J’adore House of Cards. 99 % de ce que vous faites dans cette série est vrai. Le 1 % erroné tient à ce que vous ne pourriez jamais faire passer aussi vite une loi sur l’éducation dans la vraie vie ! » aurait confié Bill Clinton à Kevin Spacey, interprète du pour le moins amoral président Franck Underwood  10.

 

La solitude de Josiah Bartlet, charismatique mais vulnérable, s'accroît lorsqu'il doit refuser d'accueillir Han, un pianiste nord-coréen, en demande de refuge : la « real politique » ne le veut pas, mais l'ironie hégélienne du passage tient à ce que les Nord-Coréens quittent quand même la table de négociations, fâchés malgré tout... Gracier et ne pas gracier, accueillir et ne pas accueillir sont également cruels et potentiellement dangereux ; dans l'air raréfié du sommet de l'État, la tragédie d'Euripide voisine à tout instant avec les interventions loufoques de ceux que les spin-doctors appellent les « zozos » (les citoyens autorisés à s'exprimer une fois par an) ; c'est pourquoi la question se pose obsessionnellement de savoir « d'où » faire le bien : de Washington, centre du pouvoir ? Ou d'une région en détresse, voire d'un bateau en perdition ?

Chaque fois que tombe la réponse, c'est qu'il est déjà trop tard... Dans The West Wing en effet, la théâtralité du pouvoir est un spectacle sans fin, où tout est lieu de parole, et où le « dire-vrai » irruptif sert parfois à gouverner le « prince » afin qu'il se gouverne mieux ; car les présidents doivent chaque jour accepter l'un des principes de Wittgenstein, qui dit que « le monde, c'est ce qui arrive » ; ce posse comitatus 11 permanent amène la philosophe Sandra Laugier à jeter sur ces intrigues un regard surplombant : «  Comme si les séries avaient pris le relais de la capacité du cinéma à représenter le monde dans toute sa variété et ses différences, et, par là, à le transformer 12. »

 

Le paradoxe inhérent à l'exil intérieur des deux présidents essentiellement représentés dans les fictions sérielles est que l'un veut tout le temps le Bien (le keynésien Bartlet) et fait aussi du mal, et que l'autre (l'odieux Underwood) veut le Mal et... amène au Bien, et même au mieux ; entre les deux, le « gap » terrible du 11 septembre, dont on peut se demander s'il ne sert pas de mise en abyme à toute la production mass-médiatique et transmédiatique américaine – attirant ce commentaire éclairant de Sandra Laugier : « On croit déceler à cette occasion un nouveau positionnement de House of Cards, au départ sorte de négatif grinçant et désillusionné de West Wing, et désormais vigie impitoyable des dénis de démocratie dont son héros s'est fait le spécialiste ». Plus loin, elle constate « l'ambition pédagogique, sociale et politique de ces œuvres, qui prolonge fidèlement celle des classiques West Wing, ER, et The Wire » et note qu’«[e]lle rejoint l'ambition réaliste de Homeland […] et celle en France de l'excellent Bureau des légendes  13. »

 

Marqué par le « walk and talk » frénétique, le tressage des différents moments de chaque épisode suit à peu près toujours le même schéma dans The West Wing : la variation sur la situation présentée ; la fragmentation des réponses possibles ; l'effet d'attente qui amplifie les enjeux ; enfin le mouvement, physique, de l'action qui se dénoue en amorçant une autre problématique, un autre « sujet » ; cette lecture engagée du monde attire ce commentaire de Sandra Laugier :

 

L'univers de The West Wing n'était protégé ni du cynisme ni de la trahison, mais était mû par une ambition éthique, à une époque (tournant du siècle et glauques années Bush) où la présidence Bartlet présentait une réalité politique alternative, fictionnelle, démocrate, à un Etat réactionnaire  14.

 

Le « gentil » Président Grant de Scandal a délégué à sa « méchante » femme Mellie cynisme, combinaisons et trahisons ; ce schéma reprend celui de 24 heures chrono, qui voyait David Palmer plus ou moins manipulé et trompé par son odieuse moitié : ces « lady Macbeth » SANS Macbeth incarnent une sorte de « lipstic féminisme » libertarien, qui veut que le cynisme et le crime ne soient pas que du côté masculin... à la décharge de Mellie, son époux la trompe depuis toujours avec Olivia Pope, délicieuse « public relation ». Elle se venge en devenant à son tour Présidente : le côté « soap opera » l'emporte quand même beaucoup sur tout autre aspect, conférant à cet exercice de solitude (où se complaît Grant) un relent de marivaudage sentimental assez niaiseux. On est dès lors bien éloigné de la glaçante tartufferie de Frank Underwood, tout aussi irréaliste dans un sens, mais tellement plus perverse, plus délirante ; ou bien des accents de plausibilité de 24, qui surfe sur toutes les catastrophes avec une candeur retrouvée :

 

La défense de WikiLeaks […] par un personnage culte de 24 Heures, la vulnérabilité d'un président malade et entouré de crapules, montrent, s'il était encore besoin, que non, 24 Heures n'est pas la série bushiste réactionnaire et macho (la face sombre de The West Wing) qui fut souvent snobée par les sériephiles  15.

 

En fait, tout se passe un peu comme si l'exil obligé, loin des idéaux et des promesses, se résolvait en deux grandes directions possibles : le mensonge (c'est la stratégie du « vrai » George W. Bush), ou le compromis (c'est, la plupart du temps, la réponse apportée, sans enthousiasme, par Josiah Bartlet). On ressent confusément la présence d'un cliché ET d'un anti-cliché, mais sans vraiment savoir qui est l'un, et qui est l'autre… et cette incertitude au fond ressortit particulièrement bien à l'analyse menée par Laurent Joffrin :

 

Les séries ? C'est la vie. Vie sinistre ? Séries noires… Autour de cette idée simple, Dominique Moïsi, l'un de nos meilleurs spécialistes des relations internationales, « visiting professor » à Harvard, puis au King's College de Londres, a écrit un livre plaisant qui explore avec finesse la géopolitique des séries télé, Game of Thrones, Homeland ou House of Cards. Les feuilletons du XIXe siècle racontaient l'état de la société à un public qui ignorait la sociologie ou les reportages des magazines. Immense succès public, Les Mystères de Paris, jouaient, en leur temps, le rôle de The Wire ou de la série française Engrenages. […] Le monde des séries récuse le progrès, le droit, la compassion, et dispense l'idée que la démocratie est un système pourri et menteur. […] Faut-il s'en contenter ? Ou bien rappeler que la force de la fiction fut aussi incarnée par Capra ou par Ford, qui mettaient en scène la grandeur des principes de liberté  16.

 

Dans un très récent ouvrage, un article de Paul Smith consacré au « premier » House of Cards (l'anglais) s'intitule : « “You might very well think that ; I couldn’t possibly comment.” House of Cards de Michael Dobbs 17 » ; toute l'ambiguïté des processus de pouvoir et d'impouvoir se trouve anaphorisée dans ce rappel ironique de la phrase fétiche du premier ministre (« vous pouvez très bien penser cela ; je ne puis cependant commenter »). Absent/présent aux autres et à soi-même, chaque président fait ainsi l'expérience de la « camera oscura », la « chambre noire », double inversé de la « maison blanche »...

 

L'exil... et la « Chambre noire 18 »

Ces présidents de séries (mais non de pacotille...) qui chaque jour gravissent la Montagne, chargés du « plus grand pouvoir au monde » comme ne cessent de leur rappeler leurs conseillers, ont-ils un équivalent « exiliste » chez leurs homologues français ? Peut-être, s'il faut en croire Sandra Laugier : 

 

Malgré (ou grâce à) sa grande lucidité, Baron noir est un manifeste pour la vie politique. En ce sens il est directement l'héritier de la série d'Aaron Sorkin, The West Wing (À la Maison Blanche), dans sa mise en série de ce qui anime réellement les personnages et nous attache à eux, cette vie, qu'on oserait appeler bio-politique […]  19.

 

Cependant, comme le rappelle Les séries américaines, la société réinventée ?, le récent ouvrage d’Aurélie Blot et Alexis Pichard 20, seule la série The West Wing célèbre à ce point la vision démocrate d’une Amérique à la fois ouverte aux autres – et jalouse de ses prérogatives et de son mode de vie ; l’équation, souvent périlleuse, est mise en musique par un trio de « conseillers/rédacteurs/idéologues » qui tout au long des sept saisons vont balancer entre candeur et cynisme, parresia et mauvaise foi, petits arrangements et grands emportements.

Josh Lyman, Toby Ziegler et – au début en tout cas – Sam Seaborn forment ce trio pensant séduisant, conflictuel, souvent défait mais intimement triomphant : face à eux, le président Bartlet porte bien sûr sur la scène du Monde la partition aménagée, mais la lecture que lui en proposent ses « éminences grises » est essentielle dans la « balistique » du pouvoir et l’équilibre des forces. C’est cette dynamique vibrante de toutes les scories, de toutes les violences rentrées, qu’incarnent ces spin doctors. Les virtualités de la contradiction réconciliée entre l’efficace attendue et la loyauté intangible, ce que rend manifeste le recours perpétuel et tensif à la Constitution américaine. Car la « trahison » finale de Toby, la grâce présidentielle littéralement arrachée par CJ Cregg, le retour de Sam en futur présidentiable et l’accession de Josh au secrétariat suprême racontent une autre histoire, plus subtile encore : de quelle « monnaie funèbre », dirait Julien Gracq, paie-t-on la conversion de l’ombre à la lumière, de l’artefact au « real world », de l’innocence des premiers engagements à la froideur du « Potus » ?

À chaque président son « heure zéro » : Bartlet dissimule sa grave maladie (sclérose en plaques), Underwood jette de ses propres mains sa maîtresse, journaliste, sous les roues du métro ; quant à David Palmer, il meurt assassiné, comme son prédécesseur JF Kennedy ; le malheur s'attache à leurs pas, et brise leurs plans savamment élaborés, leurs affections intimes, leur innocence première...

La « chambre noire » qui attend Bartlet est sans doute la pire de toutes : il reste à l'écoute, jusqu'au bout, de l'équipage d'un ravitailleur pris dans une terrible tempête, et dont les marins meurent quasiment en direct ; la leçon est claire, et amère : l'homme le plus puissant du monde ne peut arracher ne serait-ce qu'un seul matelot à l'abîme, quand le Léviathan a choisi de dévorer son lot de vies...

Dans l’épisode final de la saison 2, intitulé « Two Cathedrals » diffusé le 16 mai 2001, Jed Bartlet se met d'ailleurs à invectiver Dieu, seul digne de ce face-à-face vétérotestamentaire, et lui rappelle ses forfaits :

 

Il y a une tempête tropicale en train de gagner en vitesse et en puissance. On me dit qu’on n’en a pas vu de telles depuis celle qui a emporté l’année dernière un de mes ravitailleurs, avec son équipage de 68 personnes. Tu sais ce que fait un ravitailleur ? Il répare les autres bateaux ! Il n’est même pas armé. Il se contente de se balader, de réparer les autres bateaux et distribue le courrier. C’est tout ce qu’il peut faire  21 !

 

Mais quelques mois plus tard, le 11 septembre balaie la « bonne » présidence rêvée de Bartlet, car comme le dit l'essayiste Raphaël Glucksmann : « Nous assistons bien à une forme d'apocalypse. Le monde qui nous a vu naître, et dans lequel nous avons grandi, s'efface sous nos yeux 22. »

Dès lors, il est permis d'interroger la réverbération des événements internationaux sur l'assombrissement drastique des modèles de pouvoir, et sur l'approfondissement sans retour de l'exil intime des figures jadis tutélaires :

 

Y a-t-il un lien entre le choc visuel que provoque la diffusion des images des attaques en direct à la télévision et le regain de violence que connaissent les séries télévisées de l'après 11 septembre ? […] On peut ajouter les séries directement liées au 11 septembre dans lesquelles les scènes de torture et de combat sont fréquentes (Homeland, [2011–], 24 [2001–], Person of Interest [2011–]), les séries historiques et d'« heroic fantasy » qui sont tout aussi violentes (The Borgias [2011–2013], Boardwalk Empire [2010–], Game of Thrones [2011–]), sans oublier les séries d'horreur (True Blood [2008–2014], The Walking Dead [2010–], American Horror Story [2011–]). […] [L]es deux événements sont la démonstration du pouvoir des images, ce que Baudrillard nomme des « événements–images », qui par leur puissance vont également nourrir les théories de complot  23.

 

Lorsque, sous la plume de Pascal Bruckner on lit l'article « Le triomphe des papys braillards », on comprend qu'il désigne ainsi l'accession du « vrai » Donald Trump à la Présidence (et non ses alter (in)ego), qu'il commente en ces termes :

 

Nous ne comprenons plus le monde dans lequel nous vivons, nous ne savons plus interpréter les signaux qu’il nous envoie : experts, politologues se sont trompés dans leurs prévisions, parce que leurs instruments d’analyse, leur intelligence des choses ne sont plus adaptés à la situation. Ils ont placé dans le monde la foi qui les habitait et se sont étonnés de ne pas la retrouver dans les résultats. Le réel, ignoré, est revenu sous la forme de l’effarante surprise du 9 novembre  24.

 

Il y aurait donc, paradoxalement, moins d'exil dans l'élection de Donald Trump, et plus de coïncidence entre le prince et son Royaume... mais c'est, selon l'essayiste, pour mieux réintroduire les outils de la fiction/l'affliction, par un renversement dialectique qu'il intitule justement

 

Le retour d’une fiction : le peuple... : Mais Donald Trump, c’est aussi le retour du peuple comme fiction républicaine. Depuis une trentaine d’années, surtout aux États-Unis, les politiques de l’identité tendent à remplacer partout les politiques d’aide aux défavorisés. Le Peuple, tel qu’il fut mythifié par la gauche et la droite, disparaît au profit des minorités. L’ethnique supplante le social ; l’éthique, le politique ; la mémoire vive, l’histoire froide ; la lutte des races, la lutte des classes » […] Pour ceux qui n’appartiennent à aucune minorité visible, à savoir les WASP (White Anglo-Saxon Protestants), le Peuple est le dernier refuge où s’abriter, la dernière fiction à laquelle se raccrocher. C’est vraiment pour eux la vengeance de l’homme blanc, redoutant d’être noyé par les autres communautés, submergé par la vague démographique des Hispaniques ou des Asiatiques  25.

 

En regard et en réponse, le philosophe Michel Onfray propose une formule-choc : « Trump est la poupée gonflable du capital » ; il y dit en substance que :

 

Le prétendu remède que le peuple se prescrit va s'avérer un véritable poison pour lui. Le président des États-Unis est toujours l'homme de paille des lobbies, du complexe militaro-industriel, des vendeurs d'armes, de Wall Street. Il n'y a aucune raison pour que Trump s'émancipe de ces pouvoirs véritables. En régime capitaliste libéral, c'est l'argent qui fait la loi. Trump ne dérogera pas  26.

 

« Prétendu remède, homme de paille, poupée, poison »... nous restons dans le cadre d'une fiction alimentée par le grand récit national, qui assure que les faits peuvent être « alternatifs » et que le réel n'existe pas... Autrement dit, le nouveau président étant tout entier pétri de fiction, c'est la réalité qui s'exile lorsqu'il paraît, au moins pour un temps. La philosophe Sandra Laugier s'amuse alors à intituler l'une de ses chroniques : « Trump coupable comme nous tous 27 » (Libération 9 juin 2017), pour entériner le fait qu'il est exactement à la place où nos propres contradictions, lâchetés, démissions et superstitions ont bien voulu l'installer ; ce n'est pas lui qui est en exil, c'est... nous, car comme le dit Frank Underwood : « Democracy is so overrated !» (« La démocratie, c'est tellement surfait »).

 

Conclusion : « Il nous faut une mythologie nouvelle » (Schelling)

Au terme de cette réflexion, quelques leçons sont à tirer : l’équilibre entre durativité et syncope, régularité et désordre 28, parait l’une des clés de ce continuum à éclipse, qui observe les trajectoires des présidents comme autant de « passions », au sens christique du terme ; de l’héritage au déchet, du patrimoine à la dilution : sentinelles flamboyantes dans l’orage des temps révolus, ces séries disparates – ra-piécées, dirait Daniel Sibony – s’érigent en canon, déceptif, de tout exercice du pouvoir suprême, car : « Magna voce testantur per umbras 29» selon Virgile dans L’Enéide, cité par Victor Hugo dans Quatrevingt-treize.

 

« On se sent tellement seul et terrifié quand on n’est pas entendu », confie le président Franck Underwood, préparant un de ses fameux speechs démagos sous l’écoute attentive d’un proche admirateur. La saison 5 de la série House of Cards a surgi mardi sur Netflix. Malgré les « not my president » scandés par les manifestants devant les grilles de la Maison Blanche, nous retrouvons le terrible orateur aux discours acérés incarné par un Kevin Spacey qui force le passage et s’accroche à son Bureau ovale. […] Le féroce duo Underwood aggrave son cas avec force répliques savantes : citant Al Gore, entonnant I Wonder What the King Is Doing Tonight de la comédie musicale de 1960 Camelot, ou encore reprenant des scènes entières d’Assurance sur la mort de Billy Wilder (1944)  30.

 

Seul et terrifié... oui, tel semble bien être le lot de ces « Potus », feu nucléaire entre les mains, cœur en berne, errant sans trêve dans ces lieux si pleins d'Histoire où de grandes voix leur chuchotent : qui t'a fait roi ?

 

  1. Réponse sibylline de l’amiral Fitz-Wallace à Leo McGary, secrétaire général de la Maison Blanche, s’inquiétant de l’immoralité d’un assassinat ciblé (celui du premier ministre du Qumar), avant de le laisser commettre (The West Wing, Aaron Sorkin). L'amiral japonais Isoroku Yamamoto fut abattu le 18 avril 1943, pour venger l'attaque de Pearl Harbor, dont il fut le tacticien.
  2. Sandra Laugier, « Sensible impartialité », Libération, 5 décembre 2014, https://www.liberation.fr/chroniques/2014/12/05/sensible-impartialite_1157627
  3. Une fois par an, un fromage de deux tonnes est censément installé à l’entrée de la Maison-Blanche, et chaque citoyen peut ainsi entrer et en prendre un morceau, pour mieux comprendre ce qu’est la démocratie.
  4. En fait quatre, et même cinq ou six, si l'on compte les présidences de Mellie Grant dans la saison 6 de Scandal et de Claire Underwood dans les saisons 5 et 6 de House of Cards ; dans certaines saisons de 24 c'est aussi une présidente « femme » qui gouverne, ni mieux ni moins bien que ses homologues ; tout le monde la trahit, époux, enfants, conseillers proches... elle termine isolée et profondément blessée sa courte carrière présidentielle : Allison Taylor (interprétée par Cherry Jones) est donc la présidente des États-Unis dans le téléfilm 24 :Redemption (24 : Exil en français) qui se déroule le jour de son investiture, qui fait le lien entre les saisons 6 et 7, et dans les saisons 7 et 8 ; c'est la première femme à devenir présidente des États-Unis. À la fin de la saison 7, la présidente Taylor, après avoir appris que sa fille (devenue sa conseillère à la Maison-Blanche) ordonna le meurtre de Hodges pour venger son frère, sera contrainte de la livrer à la justice, contre l'avis de son mari. Dans la saison 8 elle mènera un combat semé d'embûches pour sauver le traité de paix unissant les États-Unis, la Russie, et le Kamistan. Elle mentira à la femme du président du Kamistan, qui succède à son mari, lui-même assassiné par les dirigeants russes qui veulent faire échouer le traité de paix. Elle donne le contre-ordre de ne pas faire tuer Bauer, s'excuse auprès de lui, et le laisse quitter le pays. Allison Taylor démissionne alors de ses fonctions de présidente, se rend au procureur général, et fait acte de ses mensonges et de sa trahison. Elle reconnaît de fait avoir violé la constitution américaine...
  5. Céline Fontana, « Les Présidents américains, de la fiction à la réalité », TV Magazine, 09 août 2015, p. 4-5.
  6. On aura reconnu le titre « biblique » de l’épisode consacré au 11 Septembre.
  7. Le « commentaire » d’une page de la Thora, généralement lue le soir du chabbat.
  8. Eric Aeschimann, « Heurt de vérité », Libération, 22 janvier 2009, http://next.liberation.fr/livres/2009/01/22/heurt-de-verite_304593
  9. Laurent Joffrin, « Le Monde en séries noires », Libération, 17 février 2016, https://www.liberation.fr/debats/2016/02/17/le-monde-en-series-noires_1434049
  10. Céline Fontana, art. cit., p. 4-5.
  11. Le Posse Comitatus Act est une loi du Congrès des États-Unis signée le 18 juin 1878 par le président Rutherford B. Hayes, selon laquelle l'armée n'a pas le droit d'intervenir dans les affaires du gouvernement civil, dans celles de la justice ou dans une procédure judiciaire.
  12. Sandra Laugier, « Hollywood de sa race », Libération, 4 février 2016, https://www.liberation.fr/debats/2016/02/04/hollywood-de-sa-race_1431084
  13. Sandra Laugier, « Valls mouché par Underwood », Libération, 26 mai 2016, https://www.liberation.fr/debats/2016/05/26/valls-mouche-par-underwood_1455374
  14. Sandra Laugier, « Le Goût du politique », Libération, 31 mars 2016, https://www.liberation.fr/debats/2016/03/31/le-gout-du-politique_1443130
  15. Sandra Laugier, « Jack, le masochiste », Libération, 23 mai 2014,
  16. Laurent Joffrin, art. cit.
  17. Paul Smith, « “You might very well think that ; I couldn’t possibly comment”. House of Cards de Michael Dobbs », Parlement[s]. Revue d’Histoire politique, n° 24, 2016-2, « Le Roman parlementaire », Denis Pernot (dir.).
  18. Cet intertitre en appelle directement à la très pertinente analyse d'Iris Deroeux, « House of Cards : la Chambre noire » (Libération 15/16 février 2014, p. 4), que l'on ne peut malheureusement développer ici.
  19. Sandra Laugier, « Le Goût du politique », art. cit.
  20. Aurélie Blot, Alexis Pichard (dir.), Les Séries américaines : la société réinventée ?, Paris, L’Harmattan, 2013.
  21. Aaron Sorkin, West Wing, 02x22, « Two Cathedrals », © NBC, 2001.
  22. Raphaël Glucksmann, « La Mort des rois », Nouvel Obs, 11 mars 2017, https://www.nouvelobs.com/presidentielle-2017/20170308.OBS6275/la-mort-des-rois-par-raphael-glucksmann.html
  23. Julie Assouly, « Fargo (1996/2014) : Regeneration through violence », in Suzanne Bray, Gérald Préher (dir.), Un soupçon de crime, Représentations et médiatisations de la violence, Paris, L'Harmattan, 2014, p. 86-87, puis p. 88-89.
  24. Pascal Bruckner, « Le Triomphe des papys braillards », Le Monde, 9 novembre 2016,
  25. Ibid.
  26. Sébastien Le Fol, « Michel Onfray : “Trump est la poupée gonflable du capital” », Le Point, 9 novembre 2016, https://www.lepoint.fr/monde/michel-onfray-trump-est-la-poupee-gonflable-du-capital-09-11-2016-2081911_24.php
  27. Sandra Laugier, « Trump coupable comme nous tous », Libération, 8 juin 2017, https://www.liberation.fr/debats/2017/06/08/trump-coupable-comme-nous-tous_1575410
  28. On songe à ce que dit de la pop culture l’ouvrage de Richard Mèmeteau, Pop culture, réflexions sur les industries des rêves et l’invention des identités, Paris, Zones, 2014.
  29. « Ils témoignent, d’une grande voix, parmi les Ombres ».
  30. Jérémy Piette, « House of Cards, le mandat de trop », Libération, 2 juin 2017, https://next.liberation.fr/cinema/2017/06/02/house-of-cards-le-mandat-de-trop_1574179