Y a-t-il un parent dans la soucoupe volante?... Deux figures de l’autonomie enfantine chez Spielberg

Y a-t-il un parent dans la soucoupe volante?... Deux figures de l’autonomie enfantine chez Spielberg

Par GOMOT Guillaume

Au commencement était Spielberg… pourrait-on dire en parodiant l’évangile de Jean. En effet, la prise de pouvoir (et parfois de superpouvoirs) des enfants et des adolescents sur les adultes dans la culture populaire contemporaine 1 trouve sans doute en partie son origine dans le cinéma de Steven Spielberg qui, dès le début des années 1980, a décidé de filmer des aventures à hauteur d’enfant, à travers des univers fictionnels où la parentalité et l’âge adulte semblaient, par essence, problématiques voire dangereux. Nous nous proposons ainsi d’étudier comment E.T. l’extra-terrestre (E.T. the Extra-Terrestrial, 1982) et Empire du soleil (Empire of the Sun, 1987) mettent en scène une vacance parentale à la fois profonde et fondatrice. Dans une famille sans père, où la mère est débordée et où les enfants sont en supériorité numérique, le petit Elliott d’E.T. (Henry Thomas) échappe aux rets devenus assez lâches du monde adulte, ce qui lui permet de vivre l’aventure extraordinaire narrée par le film. Quant à James, le héros d’Empire du soleil (Christian Bale), il perd ses parents lors d’un gigantesque mouvement de foule à Shanghai, pendant la Seconde Guerre mondiale, et doit survivre seul à ces années terribles, tout au long de l’étonnant récit d’initiation que constitue le film.

Dans ces contes visuels où l’on croise une soucoupe volante et des avions de guerre, les deux héros, Elliott et James, semblent mettre à l’épreuve du cinéma une sorte de complexe d’Icare et de Phaéton, où la tutelle de Dédale et d’Hélios serait déniée.

Profitant du champ libre laissé par des parents absents, perdus ou trop occupés par ailleurs, les jeunes héros spielbergiens mettent donc la main sur la fiction et font l’expérience, souvent violente et risquée, du pouvoir et de l’autonomie (au sens fort, et étymologique, du terme). Constituer pour soi-même sa propre loi, dans un environnement hostile et inconnu, quand on a dix ou douze ans, tel est le périlleux défi que Spielberg réussit à figurer avec force et originalité dans ces deux films.

 

Vacance parentale et solitude enfantine

Comment habiter le monde quand les parents sont absents ou défaillants ? C’est à cette question cardinale que les enfants d’E.T. et d’Empire du soleil tentent de répondre. Dans E.T., la situation initiale (une famille de trois enfants et un père qui a quitté le foyer) confère à la mère le statut difficile de cheffe de famille, mais les rapports de domination s’inversent et les enfants profitent de cette carence parentale pour faire l’expérience d’une liberté rare à leur âge. Ce n’est donc pas un hasard si l’on découvre la mère, jouée par Dee Wallace, dans une scène où elle est au service d’adolescents-rois, son fils aîné Michael et trois amis trônant autour de la table familiale pour une partie de jeu de rôle, tandis qu’elle effectue des activités ménagères et qu’elle est victime d’une plaisanterie égrillarde de l’un des trois invités (même si elle est défendue par son aîné). D’ailleurs, le décor familial de la salle à manger et sa table triangulaire sont figurés par Spielberg au début du film à travers un montage de plans d’échelles variées visant à la fois à élaborer une scénographie de l’absence paternelle et à montrer au spectateur l’espace du foyer américain qui va bientôt accueillir l’extraterrestre.

Les jeunes mâles désobéissent à la mère et sortent avec des couteaux en riant après qu’Elliott, effrayé, leur a signalé des bruits étranges à l’arrière de la maison. Comme on le voit, l’absence du père impose d’emblée un enjeu de concurrence sur la virilité, fonction symbolique vacante qu’il s’agit donc de conquérir pour les adolescents. C’est pourquoi Michael, adoptant alors des signes adultes et parentaux, appelle sa mère par son prénom, Mary, et se plait à conduire sa voiture, mais seulement en marche arrière !

Avec un père douloureusement absent (« Il est au Mexique avec Sally » quand on aurait besoin de lui) et une mère accaparée par son travail et des tâches domestiques, la fiction laisse alors le champ libre à l’arrivée d’E.T., dont Elliott pourra s’occuper sans crainte.

Dans Empire du soleil, adapté du roman de J. G. Ballard, l’absence parentale est mise en scène comme une déchirure : James, appelé Jamie par ses parents puis Jim par la suite, perd son père et sa mère dans un mouvement de foule 2. Spielberg accentue la solitude du jeune héros par des effets de contraste intenses, montrant par exemple le réfrigérateur rempli dans les premières minutes du film (signe du bonheur de l’enfant riche) puis entièrement vide, après le retour de James dans sa grande maison abandonnée où il est tiraillé par la faim et la soif. L’annonce du drame à venir a d’ailleurs lieu au début du récit, lorsqu’un enfant des rues de Shanghai lance à James, qui passe dans sa rutilante voiture avec chauffeur : « No mama no papa no whisky soda ». Le jeune Britannique ne sait pas encore qu’il s’apprête à entrer dans un monde sans père ni mère, alors qu’il se rend justement avec ses parents à une étrange fête costumée où les adultes sont tous déguisés. L’inversion des signes adultes et enfantins est filée tout au long du film : dans les déguisements de cette party ; quand Jim se met à fumer dans le camp de prisonniers britanniques et américains ; ou lorsque des adolescents japonais deviennent soldats à la fin de la guerre. Autant d’effets d’échange symbolique entre l’enfance et l’âge adulte, qui montrent le trouble à l’œuvre dans le film, relativement aux frontières des âges.

Pendant la fête costumée qui réunit l’élite britannique de Shanghai dans une somptueuse demeure coloniale, James joue avec son planeur dans le parc et découvre un véritable avion abattu ; il monte dans le cockpit pour mimer un combat aérien, avant de découvrir à peu de distance une troupe de soldats japonais, surpris de voir cet enfant déguisé en Sinbad. Pour éviter un drame, son père et un ami appellent James et lui demandent de revenir sans courir vers eux, Spielberg figurant alors, à travers la distance variable entre les Japonais, James et son père, ce lien élastique entre parents et enfants, qui se réduit et se contracte ici mais va bientôt se détendre et se rompre brutalement dans la scène de foule à Shanghai, où James perd ses parents parce qu’il veut ramasser un petit avion qu’il a laissé tomber par terre.

L’enjeu crucial du lien parent-enfant apparait aussi dans une scène extraordinaire, filmée comme un cauchemar. James croit découvrir, dans la chambre vide et saccagée de sa mère disparue, où la poudre à maquillage s’est répandue au sol, des traces de celle-ci (empreintes de mains et de pieds) qu’il interprète ensuite comme les signes d’une intrusion extérieure et de possibles violences. Ce saccage et cette agression potentiels augmentent sa solitude et son effroi, et lui font ressentir une profonde et terrible déréliction, qu’il tente de chasser par le jeu ou par des circuits à vélo dans sa maison vide. Comme dans un conte, le temps semble gelé et le monde désert : le petit seigneur dans son manoir vide ressemble au dernier humain sur terre. C’est la même image qui revient à la fin du film lorsqu’après quatre ans d’internement, il se retrouve seul dans les rizières chinoises ou bien dans le camp abandonné où, là encore, il fait du vélo pour dissiper sa peur et dominer l’espace déserté.

Durant ses quatre années de vie et de survie dans un monde sans parents, Jim fait preuve d’une énergie vitale extrême : il parvient à plusieurs reprises à sauver sa peau, réussissant à monter dans le camion qui l’emmène d’un mouroir de Shanghai au camp de prisonniers où il passera la suite de la guerre, avec une joie débordante qui le fait sourire et hurler de bonheur quand il a réussi, malgré le sang qui lui coule sur le visage. Comme l’écrit Clélia Cohen à propos de cette scène, « le lyrisme inspiré [de Spielberg] n’est là que pour atténuer un peu de la douleur de cette enfance arrachée au forceps, et le sang qui coule sur le front de Jamie en est une des traces 3. » Dans le camp, il se rend indispensable à tous et s’adapte à tout, jusqu’à montrer la plus grande soumission à l’officier japonais qui dirige les lieux, même s’il enfreint sa loi et anime divers trafics, servant d’intermédiaire permanent et hyperactif, à la Oliver Twist, dans une course à la vie que Spielberg filme avec des plans-séquences nerveux, qui suivent cette « détresse transformée en énergie 4 » propre à Jim, pour reprendre les mots de Clélia Cohen. Une telle aisance dissimule bien en réalité la douleur de la séparation, la nostalgie de Jim qui conserve, comme un trésor, la reproduction du tableau de Norman Rockwell, À l’abri de la peur (1942), où deux parents viennent border leurs deux enfants, que Spielberg met en scène, à travers une citation explicite, dans les premières minutes heureuses d’Empire du soleil. À la fin du film, il jette sa valise et ses affaires dans l’eau, décidant d’abandonner son passé, et de vivre une autonomie complète, à la pointe extrême de la solitude. Le récit permet toutefois in extremis au jeune héros de retrouver ses parents et si Jim a fini, comme il le dit au médecin du camp, par oublier le visage de ceux-ci au fil des ans, son père lui-même ne le reconnait pas quand il passe devant lui, parmi le groupe d’enfants perdus présentés à leurs possibles géniteurs. E.T. se clôt par un départ, et Empire du soleil par des retrouvailles douloureuses.

 

À hauteur d’enfant

La création de mondes sans parents est associée dans les deux films à des inventions formelles originales. Pour Spielberg, filmer à hauteur d’enfant est un geste de mise en scène qui exprime un point de vue narratif, mais aussi quasiment une Weltanschauung si l’on peut dire, une vision du monde proprement spielbergienne. On connait la célèbre formule de Jean-Luc Godard, pour qui un travelling « est affaire de morale », reprenant, avec Luc Moullet et Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma l’idée d’une relation réciproque entre l’éthique et l’esthétique filmiques. Filmer bas, ou filmer d’en bas, relève d’un choix poétique et philosophique propre au cinéma, décentrant le regard et le réorientant du monde adulte en direction de l’univers enfantin, qui se trouve ainsi considéré et valorisé comme il l’avait rarement été jusqu’alors à l’écran.

L’arrivée des adultes (le groupe de scientifiques à la recherche de l’extraterrestre) au début d’E.T. constitue la forme canonique de ce regard à hauteur d’enfant. En effet, les choix d’échelles de plans et de cadrages du cinéaste nous donnent à voir l’action à partir du point de vue émerveillé puis effrayé du petit E.T., qui a justement une taille d’enfant. La pureté expressive de la mise en scène, sans dialogues, rappelle la puissance du cinéma muet, en nous plaçant dans un état de sympathie pour E.T. et d’hostilité vis-à-vis de ces adultes sans visages, avançant dans une obscurité inquiétante, comme amputés du haut du corps dans certains plans où on ne voit que leurs jambes ou leurs troncs. Spielberg ajoute à ces images un leitmotiv musical inventé par John Williams, très wagnérien en cette occasion, qui rend menaçante chaque apparition des scientifiques, comme s’ils étaient les vrais envahisseurs du film 5. Emblèmes d’une technologie négative, ces adultes évaluent, notent, enregistrent, mais n’accèdent jamais au mystère d’E.T. qu’ils ne parviennent pas à soigner. L’un d’eux demande au grand frère d’Elliott si ce dernier pense comme E.T. ; « No, he feels his feelings » (« Non, il ressent ses émotions »), répond Michael, suivant bien le primat spielbergien du sentiment. Espionnant le quartier où vit Elliott pour découvrir l’extraterrestre, on entend leurs voix sans corps qui inquiètent le garçon, avant de voir, plus tard dans le film, leurs silhouettes silencieuses avancer en grand nombre pour encercler la maison et y retenir E.T. et la famille d’Elliott, comme dans un cauchemar où ils auraient l’allure de monstres malveillants 6. À la fin du film, pour permettre à E.T. de quitter la Terre, Elliott et son frère Michael prennent la fuite à l’aide d’une camionnette des scientifiques, à laquelle reste attaché une sorte de tunnel de plastique où se trouvent encore deux hommes, qui vont en être joyeusement expulsés après qu’Elliott aura détaché sur la route ce grand ombilic artificiel, cordon métaphorique reliant les enfants aux adultes et qu’il s’agit de couper net pour sauver l’extraterrestre.

La manière dont Spielberg filme l’enseignant d’Elliott relève du même principe formel, jusqu’à la caricature : ce professeur, vu à partir du regard de l’enfant, apparait donc sans visage puisqu’on ne voit que le bas de son corps ; il anesthésie des grenouilles qui vont être disséquées (un écho aux possibles expériences scientifiques sur E.T.), avant que le garçon, dans un élan sécessionniste, qui est une métaphore de son rôle vis-à-vis de l’extraterrestre, ne libère les batraciens dans une scène célèbre et spectaculaire. Puis on aperçoit l’enseignant, de dos, accompagner Elliott chez le directeur en le tenant par le col, symbole d’un modèle punitif masculin 7. Dans Empire du soleil, la découverte du personnage de Basie (joué par John Malkovich) est elle aussi filmée à hauteur d’enfant : le corps et le visage de l’adulte, morcelé ou dans l’obscurité, ne sont pas complètement visibles.

Mais un principe de réciprocité est à l’œuvre dans les deux films : si les enfants ne voient pas les adultes, ceux-ci ne les voient pas non plus, comme ils ne voient pas E.T., qui reste invisible aux yeux des grown-ups pendant la majeure partie du film et n’existe que sous le regard des kids. Spielberg le montre avec humour, dans une scène où la mère de famille n’aperçoit pas E.T. caché parmi les poupées de ses enfants, puis dans une autre scène cocasse où elle est trop occupée pour le remarquer alors qu’ils se trouvent dans la même pièce et que sa fille Gertie lui indique la présence de l’extraterrestre 8. Cette étrange cécité maternelle disparait dans la seconde partie du film : on voit la mère lire un extrait de Peter Pan à Gertie (ne pas grandir, un mythe spielbergien), ce qui la relie à l’enfance et prépare sa rencontre avec E.T.. Dans la scène finale du départ de la soucoupe volante, fondée sur un montage de raccords-regards, elle s’agenouille ostensiblement pour se mettre à la hauteur d’E.T. et d’Elliott, avant de se relever pour reprendre son rôle maternel, attestant l’importance de la taille et de la hauteur du regard chez Spielberg. Dans Empire du soleil, Jim semble souvent invisible pour les adultes qui l’écoutent peu et ne lui répondent pas toujours. Il profite d’ailleurs de cette invisibilité juvénile pour sortir du camp sans se faire repérer, si ce n’est justement par un adolescent japonais qui, lui, l’a remarqué, à l’inverse des sentinelles et de l’officier surveillant les barbelés.

 

L’autre et le double

Dans les mondes filmiques imaginés par Spielberg, où les rapports entre parents et enfants sont bouleversés voire lacunaires, la question du rapport à l’autre et à soi-même est posée et figurée avec une extrême acuité ; elle constitue l’enjeu même de la fiction.

E.T., personnage sans âge mais avec une taille enfantine, représente ainsi, à la fois, un double potentiel du jeune Elliott et un Autre radical et absolu. Jean Narboni soulignait d’ailleurs au moment de la sortie du film, dans les Cahiers du cinéma, « les possibilités proprement poétiques que recèle ce portrait-robot de tortue, de fœtus, de pingouin et d’Einstein 9 ». Décrivant la nature polymorphe de l’extraterrestre, à la fois alter ego, figure paternelle, Autre irréductible, Jean Narboni ajoutait :

 

Il faut à E.T., à mesure que le film avance, pouvoir passer tour à tour pour une créature venue d’ailleurs et d’espèce inconnue, puis pour une sorte de frère cadet et espiègle, voire un peu arriéré d’Elliott, puis pour son frère jumeau, enfin pour un sage millénaire transmettant sa leçon aux humains avant de s’en retourner chez lui  10.

 

Lorsqu’Elliott rencontre E.T. dans la nuit inaugurale du film, le cinéaste enchaîne, en quelques secondes, des effets de montage éclatés, illogiques, délirants, qui montrent l’effarement du garçon face à l’Inconnu ; et pourtant E.T. et Elliott sont d’emblée réunis par les lettres de leurs noms (le e initial et le t final) qui établissent entre eux un rapport d’équivalence. Spielberg joue pleinement avec le principe de réversibilité des signes, de la dissemblance à la ressemblance et inversement, et il projette dans son récit des doubles d’Elliott, à travers E.T. et le scientifique responsable de la recherche de l’extraterrestre (joué par Peter Coyote 11). Au début du film, quand le garçon part en forêt à la recherche d’E.T., il découvre un adulte qui, comme lui, inspecte les sous-bois, et il se cache derrière un arbre pour l’observer : ce concurrent adulte adopte la même posture et poursuit la même quête que l’enfant, et son visage ne sera révélé en gros plan qu’à la fin du film, pendant une scène où il dialogue avec Elliott et porte un casque à la surface duquel se reflète l’image de l’enfant. Le reflet d’Elliott sur la visière du scientifique fait de l’adulte la projection future du garçon tout en donnant à voir l’image de l’enfant qu’il a été, passionné lui aussi par les extraterrestres.

La figure essentielle du double de l’enfant est toutefois associée, au premier chef, à E.T. : Elliott attire l’extraterrestre par des sucreries et la première communication entre les deux personnages a lieu par des gestes qu’ils reproduisent en miroir. Le mimétisme et la symbiose entre les deux héros sont soulignés par Spielberg tout au long du film. L’enfant s’identifie tellement à l’extraterrestre qu’il parle en son nom à la première personne du pluriel (« nous allons bien » ou « nous sommes malades ») et l’on voit, à la fin du film, les courbes médicales d’E.T. et Elliott, parallèles puis asymétriques, objets d’une comparaison permanente. Lors d’un quiproquo avec Gertie qui s’exclame « Il parle » en voyant E.T. apprendre l’anglais, sa mère lui répond « Bien sûr qu’il sait parler » en pensant à Elliott, accentuant la confusion et l’équivalence entre les deux personnages, à rebours de l’étymologie, qui désigne justement dans un enfant (infans) celui qui ne parle pas. Autre image célèbre de la confusion : le plan où l’ombre du doigt d’E.T. se lève et se projette sur Elliott pour exprimer son désir de rentrer (« E.T. phone home », « E.T. téléphone maison »), qu’on peut lire comme une assimilation des deux personnages dans une figure duelle, même si certains y ont vu une sorte d’érection phallique associée à la figure du Père 12 et qu’on peut aussi y voir une scission d’Elliott en deux. Mais en définitive, c’est à lui-même qu’est renvoyé Elliott à l’issue du film, comme le montre ce gros plan répété où il fait face à son reflet comme si, après avoir trouvé en E.T. un alter ego, il trouvait en lui-même un autre.

Dans Empire du soleil, de façon semblable, Spielberg invente un double japonais de Jim, son ami à distance, de l’autre côté des barbelés du camp, passionné d’aviation comme lui, qui est violemment tué en présence du jeune Britannique, dès que les adultes reviennent après l’évacuation du camp. Pendant qu’il tente de le ranimer sans succès, Jim croit voir un bref instant, à la place du jeune Japonais, son propre double venu du passé, James, avec l’uniforme de l’école privée qu’il portait au début du film. Ce dédoublement éphémère et presque subliminal donne une forme concrète à la vie déchirée du héros d’Empire du soleil.

 

Absolute power !

Telle une vertu consolatrice, la souveraineté enfantine dans E.T. et Empire du soleil tend à rendre les jeunes héros spielbergiens comme maîtres et possesseurs de l’univers, pour reprendre Descartes en le détournant, même si cet empire est en partie illusoire.

Au début d’E.T., ce sont les adolescents, ces adultes en puissance, qui contrôlent la situation et dirigent le jeu de rôle auquel Elliott ne peut pas participer. Steve, le meneur de jeu, « a le pouvoir absolu » (« Steve has absolute power ! ») et l’enfant, à l’écart, subit les railleries adolescentes et joue les utilités (il va chercher la pizza des ados). Le projet du film consiste à renverser complètement cette situation initiale et à donner au jeune Elliott le pouvoir absolu, narratif et symbolique. L’enfant acquiert ainsi une fonction quasi messianique : il pense avoir été élu, choisi par E.T. (« He came to me », « Il est venu à moi »), et le secret de sa découverte lui donne une supériorité dans le récit, qu’il va partager avec son frère et sa sœur, ses premiers apôtres ; d’ailleurs, son grand frère Michael va le suivre et lui obéir désormais comme si Elliott était son nouveau guide et son aîné.

Dans Empire du soleil, les rapports de domination évoluent et se retournent de façon incessante, de sorte que le spectateur ne peut pas prévoir le destin des personnages pour lesquels, comme le dit la locution antique, il n’y a souvent pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne (c’est notamment le cas du personnage de Basie). Giflé par sa gouvernante après qu’il a perdu ses parents, James comprend que sa solitude met fin à sa toute-puissance, qu’il va alors entreprendre de reconquérir symboliquement tout au long du récit. Il osera ainsi gifler un soldat japonais qui ne suit pas ses indications de direction sur la route. À l’infirmerie du camp de prisonniers, où il assiste le médecin, il croit un jour qu’une patiente est revenue à la vie grâce à lui, parce qu’elle a eu un mouvement oculaire réflexe au moment de mourir quand il lui faisait un massage cardiaque. Essayant de se convaincre de son pouvoir suprême, il dit pouvoir ramener tout le monde à la vie, en pratiquant encore un massage cardiaque sur son ami japonais décédé : « I can bring everyone back » (« Je peux ramener tout le monde ») ; il s’agit de ramener les morts à la vie, et le passé dans le présent en retrouvant ses parents. Cette entreprise de consolation et de valorisation de soi est complétée dans le film par le pari que gagne Jim (sortir du camp sans être repéré) et qui lui permet d’intégrer le dortoir américain en traversant une haie d’honneur filmée de façon à le glorifier et à mettre en scène, pendant quelques instants, son pouvoir absolu.

 

Complexes d’Icare et de Phaéton

Dans un dernier temps, nous nous proposons de montrer comment, dans les deux films, le statut problématique des adultes et des parents suscite la mise en scène d’un rapport au ciel et à son imaginaire qui peut être envisagé à travers le prisme de la mythologie, et qui pose la question de l’autorité, du Père et donc de la transcendance et du divin. En effet, les deux films font régulièrement songer aux figures grecques d’Icare et de Phaéton, telles qu’elles ont pu être reprises, en latin notamment, par Ovide dans Les Métamorphoses. Le jeune Icare, on s’en souvient, ne suit pas les conseils de son père, l’ingénieux Dédale (« Icare, lui dit-il, tiens-toi à mi-hauteur dans ton essor 13 », écrit Ovide) ; mais, « cédant à l’attrait du ciel 14 », il monte trop haut avec son aile volante : la chaleur fait fondre la cire de ses ailes et Icare meurt en tombant dans la mer. Quant à Phaéton, il croit pouvoir maîtriser le char du Soleil, son père Hélios, mais manque d’embraser le monde et finit foudroyé par Zeus-Jupiter, alors que les recommandations de son père le Soleil lui indiquaient de suivre une route intermédiaire. « Si tu t’égares trop haut, tu brûleras les célestes demeures ; trop bas, la terre ; le milieu est pour toi le chemin le plus sûr 15 », selon le texte des Métamorphoses. Obéissant à un idéal de modération associé au conformisme patriarcal antique, ces deux récits mythologiques montrent des fils punis de mort à cause de leur orgueil ou de leur présomption.

Chez Spielberg, il est cependant important de remarquer qu’une morale optimiste permet aux enfants de survivre et d’échapper à tous les dangers. Dans E.T., les effets de scansion céleste, si l’on peut dire, composent l’alpha et l’oméga de la fiction : le panoramique sur le ciel nocturne étoilé du premier plan fait écho aux regards vers l’espace où s’envole le vaisseau d’E.T. dans les dernières images. Le rêve d’envol est d’ailleurs propre à l’extraterrestre, nouvel Icare aux dons surnaturels qui fait s’élever Elliott malgré lui sur son vélo, dans la séquence la plus célèbre du film, devenue une image fondatrice de la culture populaire, présente sur l’affiche d’E.T. et sur le logo de la société de production de Spielberg, Amblin (derrière la reprise du motif peint par Michel-Ange dans la chapelle Sixtine pour la création d’Adam). « Not so high ! », lui crie Elliott 16 (« Pas si haut ! »), apeuré puis émerveillé par cette expérience aérienne, qu’E.T. reproduit à la fin du film en l’amplifiant, puisque ce sont Elliott, son frère et leurs amis qui échappent alors aux adultes par les airs. La très belle affiche d’Empire du soleil, créée par John Alvin, semble rimer avec celle d’E.T., par un jeu de correspondances et d’antithèses visuelles qui l’orientent davantage vers Phaéton que vers Icare : à l’astre de la nuit correspond celui du jour, à l’envol la chute, à l’éclat froid la brûlure rougeoyante.

L’imaginaire du ciel, à l’œuvre dans les deux films, renvoie bien aux figures du père et du divin. Est-ce à dire qu’un monde sans pères ou sans adultes est un monde sans Dieu ? Ces questions riches de la transcendance et du surmoi, ou de la vacance du divin, sont précisément celles que se pose James 17 au début d’Empire du soleil, lorsque sa mère vient le voir au moment du coucher et qu’il lui fait part d’interrogations métaphysiques montrant la richesse de sa personnalité. Observant le plafond de sa chambre où sont accrochées de nombreuses maquettes d’avions, il s’interroge sur l’idée de Dieu qui le fascine : « S’Il est au-dessus de nous, est-ce qu’Il vole ? », demande-t-il à sa mère qui ne sait quoi répondre. Ce lecteur assidu des Wings Comics sur des as de l’aviation, qu’on voit sur une photo de famille tenir un grand cerf-volant avec son père (tels Dédale et Icare maniant leurs machines volantes) observe les combats aériens et la chute des avions en feu qui rappellent la mort des fils punis de la mythologie. Quand il découvre les avions et les pilotes japonais à côté de son camp de prisonniers, il les contemple, parmi des étincelles brillantes, comme des divinités olympiennes, et lorsqu’à la fin de la guerre, le camp est bombardé par les Américains, il monte sur un toit terrasse, exulte et reçoit le salut d’un pilote, magnifié au ralenti, comme s’il s’agissait d’un super-héros sorti de ses Wings Comics. Dans Empire du soleil, le salut arrive d’ailleurs du ciel, avec les rations de survie parachutées par les Américains, qui rappellent la manne biblique, cette nourriture miraculeuse qui aurait été envoyée aux Hébreux dans le désert. Mais la mort aussi se dessine sur la voûte céleste, à travers l’éclair irisé et lactescent de l’explosion nucléaire, qu’observe Jim en croyant voir l’âme d’une prisonnière défunte s’envoler. Quand il apprend qu’il s’agissait d’une nouvelle arme, la bombe atomique, une comparaison étrange lui vient, à cause de l’intensité du flash lumineux : « C’est comme si Dieu prenait une photo. »

 

Conclusion

En définitive, comme nous l’avons vu, les héros des récits aériens et douloureux de Spielberg traversent une initiation décisive et risquée au terme de laquelle ils sont métamorphosés, et le regard du cinéaste leur offre un empire lumineux qui leur permet, comme l’écrit Pierre Berthomieu dans Hollywood moderne, de nous faire éprouver « l’intuition d’une mutation dans l’équilibre du monde et d’une secousse d’âme, ressenties comme telles grâce à la fragilité enfantine du conte 18. » L’autonomie de James et d’Elliott, qui contribue à faire d’Empire du soleil et d’E.T. deux exemples d’empowerment enfantin, confirme la puissance de l’imagination et le pouvoir souverain des rêveurs chez Spielberg. L’autorité des jeunes personnages y est l’occasion d’un envol, que l’origine même du mot atteste (autorité dérive du verbe latin augere, qui signifie augmenter, croître) : comme pour Icare et Phaéton, il s’agit pour Elliott et James de faire l’expérience d’une poussée d’être, qui est aussi un rêve d’ascension personnelle, un appel vers l’azur et vers son étendue infinie.

 

  1. Comme l’attestent, parmi d’autres exemples, Kin ou Darkest Minds, deux films sortis à l’été 2018 et initiés par les producteurs de Stranger Things.
  2. Tout comme l’extraterrestre qui perd ses congénères dans sa fuite précipitée au début d’E.T..
  3. Clélia Cohen, Steven Spielberg, Paris, Cahiers du cinéma, « Grands cinéastes », 2007, p. 50.
  4. Ibid.
  5. Rendant hommage à son compositeur en employant une métaphore aérienne qui rappelle Icare et Phaéton, Spielberg déclare : « Je peux faire décoller ces bicyclettes. Cela reste dans le domaine du possible. Mais John Williams réécrit mes films musicalement, ses partitions sont de véritables rampes de lancement » (Richard Schickel, Steven Spielberg, une rétrospective, Paris, La Martinière, 2012, p. 90).
  6. Au passage, la menace adulte a été atténuée dans la version restaurée du film (en 2002) : les armes de la police et des agents gouvernementaux y sont devenues des talkies-walkies, ce que Spielberg lui-même regretta par la suite. Signe de la victoire du politiquement correct, les images d’origine avaient été jugées inconvenantes, parce qu’elles auraient porté justement atteinte à la valeur sacrée de l’enfance et elles ont donc été modifiées et affadies.
  7. L’hostilité entre enfants et adultes apparaît dans les deux films à travers des répliques humoristiques sur l’école : « Comment expliquer l’école à une intelligence supérieure ? » lance Elliott à Michael dans E.T., et « Ils ont fermé l’école pour punir les parents », dit avec ironie Mrs Victor à Jim dans Empire du soleil.
  8. Pour impressionner sa petite sœur, Elliott a essayé en vain de faire croire à Gertie que les adultes ne pouvaient pas voir E.T. ; mais il semble finalement qu’il ait presque eu raison.
  9. Jean Narboni, « Peut-on être et avoir E.T. ? », Cahiers du cinéma, n°342, décembre 1982, p. 25-29, p. 27.
  10. Ibid.
  11. Un jeu de mots au début du film associe d’ailleurs E.T. à ce personnage : interprétant les propos apparemment délirants de son petit frère, qui raconte avoir vu un extraterrestre, Michael pense qu’en réalité Elliott a vu le coyote des collines revenir dans leur jardin : c’est le nom même de l’acteur qui joue le rôle du scientifique justement anonyme dans le film, et ici associé à l’apparition d’E.T..
  12. C’est le cas du psychanalyste Jean-Jacques Moscovitz : « E.T. est un père […]. Il est ainsi une figure de père originaire, figure imaginaire de l’ancêtre accessible bien plus aux enfants qu’aux adultes » (Jean-Jacques Moscovitz, Lettre d’un psychanalyste à Steven Spielberg, Paris, Bayard, « Légendes », 2004, p. 145).
  13. Ovide, Les Métamorphoses [Ier siècle], Georges Lafaye [trad.], Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 261.
  14. Id., p. 262.
  15. Id., p. 76.
  16. Dans une brève séquence d’E.T., Elliott et son grand frère Michael évoquent des souvenirs de leur père absent dans son atelier de bricolage, humant même la chemise de ce Dédale moderne, doué de ses mains, qui a quitté son labyrinthe minoen de Californie.
  17. Ce n’est peut-être pas un hasard si Christian Bale jouera ensuite Batman pour Christopher Nolan, déterminé dès ses débuts par la puissance mythologique d’Icare et Phaéton.
  18. Pierre Berthomieu, Hollywood moderne. Le Temps des voyants, Pertuis, Rouge Profond, « Raccords », 2011, p. 250.