De <em>La Belle et la Bête</em> à <em>Peau d’âne</em> : métamorphoses du corps, transfuges de l’intrigue et perversions du désir

De La Belle et la Bête à Peau d’âne : métamorphoses du corps, transfuges de l’intrigue et perversions du désir

Par JULLIOT Caroline

Si l’on veut tirer d’un conte de fées tout son suc, il faut non seulement le répéter et le réentendre plusieurs fois (certains détails, qui sont passés inaperçus, peuvent alors prendre plus de sens ou apparaître sous un autre éclairage), mais également se familiariser avec des variantes qui proposent le même thème  1.

 

L’exploration inédite que je vous propose aujourd’hui, voyage entre plusieurs versions du même conte, s’inspire largement de deux des thèses principales contenues dans la célèbre Psychanalyse des Contes de fées de Bruno Bettelheim. Tout d’abord, l’idée que la riche symbolique du conte est capable de résonner profondément, de façon différente, à différents niveaux et à différentes étapes du développement de l’individu – enfant, adolescent, adulte. Ensuite, la conviction, défendue tout au long de l’ouvrage, que l’enfant, pour structurer sa personnalité et les pulsions opposées qui l’animent, a besoin de la séparation nette, que met en scène le conte, entre les bons et les méchants – ou plus précisément, pour la thématique du corps qui nous intéresse tout particulièrement, entre le beau et le laid, le désirable et le monstrueux – afin, dans un deuxième temps, de « se dispenser du fantasme sécurisant [...] et de refondre la double image en une seule 2. » Une fois son identité bien établie, le lecteur/spectateur est capable de comprendre ce que l’enfant sent obscurément : que la Marâtre et la Bonne fée, la Bête et le prince charmant, le loup et la grand-mère, comme le loup et le chasseur, ne sont en réalité que les différentes faces d’une même personnalité ; il peut ainsi intégrer l’ambivalence, voire les contradictions de sa propre psyché et de celle de son entourage. L’enjeu sera donc ici de jongler entre des œuvres et des corps distincts et pourtant liés, entre des figures opposées et pourtant appelées à se confondre, afin de creuser toute la profondeur de ces histoires elles-mêmes en constante transformation – d’un conteur à l’autre, de l’enfant à l’adulte, de la page à l’écran, du passé à la modernité, de l’innocence à la perversité.

 

Des œuvres en perpétuelle métamorphose

À y regarder de près, rien n’est moins évident que cette évidence que les contes sont « pour les enfants ». Depuis ses origines, ce genre a en permanence oscillé entre deux publics – et, selon les versions, accentué certains éléments propres à plaire à l’âge prioritairement visé, ou édulcoré le récit de ses éléments les plus scabreux pour ne pas choquer de jeunes oreilles. Si La Belle et la Bête de Madame Leprince de Beaumont (1757), version la plus célèbre du conte, s’adresse aux enfants, ce n’est pas le cas de sa première version écrite, celle de Madame de Villeneuve (1740) – dont le récit-cadre précise bien que le conte est fait pour tromper l’ennui d’une jeune fille en route pour retrouver son fiancé 3. Il en résulte des adaptations conséquentes, notamment dans l’attitude de la Bête, qui, chez Mme de Villeneuve, demande sans aucun détour à la Belle si elle accepte de coucher avec lui – ce que Mme Leprince de Beaumont remplacera par une très convenable demande en mariage 4. De la même façon, Perrault écrit moins pour les enfants que pour un public galant de cour 5 – ce qui l’amène à truffer ses récits de références savantes, de clins d’œil aux mœurs de l’époque, de plaisanteries, souvent misogynes, devant lesquels les enfants restent de marbre 6, ou, ce que lui reproche Bettelheim, à rationaliser la matière symbolique du conte, gâchant ainsi tout le plaisir de l’enfant 7. Du coup, son texte, trop « adulte », va d’ailleurs lui aussi subir des modifications importantes : une édition très bien-pensante, par exemple, va évacuer la question de l’inceste en faisant de Peau d’Âne, non plus la fille du roi, mais une jeune bergère arrachée de force à ses parents8.

On retrouve la même ambivalence dans les adaptations cinématographiques : le prologue de La Belle et la Bête de Cocteau (1946) est à ce titre exemplaire. Cocteau, de sa belle écriture manuscrite qui défile sur l’écran, enjoint le spectateur à adopter la même naïveté poétique que l’enfant, et à croire, sans chercher à découvrir le « truc », les prodiges qu’il va mettre sous ses yeux 9 (à l’opposé du père de Belle, qui, lors de son souper chez la Bête, soulève la nappe pour vérifier si la main qui lui sert à boire n’appartient pas à un serviteur caché en-dessous de la table). Un tel dispositif suggère qu’il s’adresse avant tout à des adultes – en l’absence de voix off, les enfants qui ne savent pas lire étant, de fait, exclus d’une injonction qu’ils respectent d’ailleurs, selon l’auteur, spontanément. Cocteau s’adresse donc peut-être moins à un enfant réel qu’à l’enfant qui, comme le pointait déjà Socrate, « subsiste dans la partie la plus sage de notre être 10 » – nous révélant d’emblée à une partie oubliée de notre être intérieur. Avant même de contempler les premières images du film, Cocteau nous rappelle donc que nous sommes des êtres, au moins, aussi doubles que la Bête et le prince. Motif central du double, essentiel chez Cocteau filmant son alter ego, cet autre Jean qui a partagé sa vie, que le poète complique encore en ajoutant au conte le personnage d’Avenant 11, mauvais garçon amoureux fou de la Belle, qui meurt au moment où la Bête retrouve ses traits de prince charmant. Trois rôles joués par Jean Marais ; trois faces complémentaires du mâle où se redistribuent, dans une symbolique complexe irréductible à toute rationalité 12, beauté intérieure et extérieure, brutalité du désir, respect chevaleresque et violence destructrice.

Entrer dans un conte, c’est donc aussi contempler notre propre multiplicité intérieure 13, intégrer que nous sommes, non seulement à la fois monstrueux et beaux, mais aussi à la fois enfant et adulte. Et ces deux parties de nous-mêmes peuvent frémir, mais d’une façon différente, devant des scènes à double sens comme celle où la Belle, commençant à s’attacher à la Bête, lui donne à boire à même la paume de sa main : l’enfant va s’émouvoir de ce rapprochement, comme il peut trembler de caresser un chien féroce ; l’adulte va percevoir toute la symbolique sexuelle à l’œuvre, et interpréter dans un sens érotique l’air gourmand de la Belle, lorsque, interrogée par la Bête, elle s’exclame que, loin d’être répugnée par ce contact physique, elle aime cela. Les deux comprendront, en tout cas, que c’est à ce moment-là, à la faveur de cette intimité physique, que la Bête devient sa bête.

Selon des modalités différentes, on pourrait faire le même constat concernant le Peau d’Âne de Jacques Demy (1970). Le réalisateur avait pour projet de reproduire sur l’écran le conte tel qu’il le voyait « par [s]es yeux de sept ou huit ans 14. » En résulte un film très coloré, avec des détails enfantins et faits pour enchanter les enfants, comme la peluche de chat géante qui sert de trône au Roi du pays Bleu ; mais il n’en intègre pas moins des éléments qui demeurent hors de portée d’un jeune public.

Demy ajoute notamment au conte de Perrault une intrigue secondaire, absente des autres versions, une autre histoire dont la majeure partie se déroule hors de l’écran, qui ne concerne que les « adultes » du conte, le Roi et la fée des Lilas – lesquels ne cessent de répéter à l’héroïne, à laquelle s’identifie l’enfant-spectateur, qu’elle n’a rien à en savoir. Une sourde inimitié oppose le Roi, son père, et la Fée, sa marraine – au point que l’héroïne elle-même, tiraillée entre les deux, finit par se demander si, comme dans toute famille dysfonctionnelle qui se respecte, elle n’est pas instrumentalisée au service de la vengeance des adultes, chacun se servant d’elle pour faire souffrir l’autre. « Votre marraine ! Elle me déteste depuis que... peu importe », élude le Roi face au regard interloqué de sa fille. Même refus de s’expliquer de la part de la fée, qui lui déclare qu’elle n’a « aucun compte à lui rendre », avant de concéder un vague : « Disons que votre père ne s’est pas très bien comporté dans une affaire qui ne concerne que lui et moi. » Le film, s’attachant au destin de l’héroïne en fuite, perd de vue cette partie de l’histoire ; mais renoue avec elle lors de la dernière scène, où la fée, descendue triomphalement de son hélicoptère pour féliciter sa filleule lors de ses noces, lui annonce : « Mon enfant, tout est arrangé ! J’épouse votre père. Tâchez de lui faire bonne figure 15. » Que se passe-t-il vraiment entre le Roi et la Fée ? Quelle est cette histoire que les enfants ne doivent pas connaître ? C’est cette partie obscure de l’intrigue que je vous propose de découvrir...

 

Les deux faces d’un même conte ?

La Belle et la Bête et Peau d’Âne sont a priori deux contes indépendants ; et pourtant, ils dérivent tous les deux de la même matrice narrative – ce que les versions écrites, fixant définitivement certaines variantes, tendent à occulter. Comme le développe Bruno Bettelheim, les versions les plus archaïques de Cendrillon expliquent la déchéance de l’héroïne par l’amour dénaturé de son père pour sa fille, qui attire les foudres de sa marâtre et l’oblige à fuir ; de la même façon, il est des versions où la chaussure, qu’essaient sans succès toutes les jeunes filles du royaume, est, comme dans la version la plus répandue de Peau d’âne, remplacée par une bague 16. De cette matrice, La Belle et la Bête a gardé les deux sœurs jalouses et la rose que l’héroïne demande au père de lui ramener. Il est en effet indéniable que les deux contes tournent autour des mêmes questions – l’arrachement à l’amour œdipien, et l’accès à une relation amoureuse satisfaisante avec un être désirable, au terme d’une période éprouvante, symbolisant la puberté, où le corps (celui de l’autre ou le sien propre), se couvrant de poils disgracieux, est vécu comme répugnant et monstrueux.

Chacun à leur façon, ces contes figurent donc l’angoisse du lecteur ou du spectateur devant « l’aspect animal du sexe 17 », tout en transmettant à l’enfant le message, aussi rassurant que crypté, que « les choses du sexe peuvent d’abord paraître repoussantes, mais qu’elles deviennent belles quand on a découvert la façon convenable de les aborder 18. » Les deux œuvres semblent ainsi se construire en miroir – effet-reflet largement amplifié par les citations visuelles directes du film de Cocteau chez Demy, dans lequel les costumes et les décors semblent être calqués sur ceux de La Belle et la Bête. Là où Peau d’Âne raconte comment une princesse un peu trop belle et naïve doit se faire passer pour une « bête 19 » avant de retrouver sa splendeur, La Belle et la Bête se clôt sur la perfection retrouvée d’un prince autrefois transformé en monstre stupide – car la Bête est bête au double sens du terme, physique et intellectuel : elle manque d’esprit, sa conversation manque d’agrément, et elle est animal, à l’apparence variable d’ailleurs. Chez Mme de Villeneuve, elle est énorme, couverte d’écailles, et menace le père de l’héroïne avec une très phallique « trompe semblable à celle d’un éléphant 20 » ; chez Mme Leprince de Beaumont, liberté est laissée au lecteur de l’imaginer selon ses pires angoisses, puisque l’auteure se contente de nous dire qu’elle est « si horrible 21 » que le père manque de s’évanouir à sa vue. Pour le film de Cocteau, Jean Marais rêvait d’une tête de cerf ; Cocteau a préféré lui donner l’apparence d’un lion, plus apte à inspirer l’effroi et la terreur chez le spectateur, mais tout en voulant signifier d’emblée la bonté du personnage : « une maladresse de gros chien et des excès de fauve 22. » Le masque qui transformait en monstre cet acteur qui en avait assez qu’on ne juge son talent qu’à l’aune de sa beauté physique, durant une séance quotidienne de maquillage de cinq heures, aurait donc aussi la couleur du poil de son compagnon inséparable et adoré, le chien Moulouk, qui apparaît également dans le film 23. La Peau d’âne incarnée par Catherine Deneuve est donc à la fois un reflet inversé de la Bête et de la Belle, à qui elle ressemble comme deux gouttes d’eau – leur fille, en quelque sorte...

Il n’est donc pas aberrant de rajouter un double de plus à cette galerie des glaces baroque, aux reflets sans fin et plus ou moins déformants, que dessinent ces contes aux motifs en écho permanent les uns avec les autres, en les reliant plus directement qu’ils ne l’ont été jusqu’ici. Et, nous appuyant sur l’identité de l’interprète principal des deux films, Jean Marais, qui joue le triple rôle de la Bête, du Prince et d’Avenant chez Cocteau, et le Roi bleu chez Demy, de supposer une continuité entre les deux œuvres – afin de tenter d’éclaircir ce qui se trame entre leurs interstices. Nous ne faisons d’ailleurs ici que pousser jusqu’au bout une logique inhérente à l’incarnation cinématographique. En effet, comme le rappelle Jacqueline Nakache, « il n’y a pas de casting ex nihilo. Tout acteur connu porte avec lui un sous-texte composé des personnages qu’il a touchés, ou qui l’ont touché 24. »

En proposant à Jean Marais d’interpréter le Roi, en lui demandant de déclamer du Cocteau dans un costume similaire à celui qu’il portait dans le film de 1946, face à une Catherine Deneuve habillée et coiffée comme Josette Day, qui incarnait la Belle, Demy crée volontairement dans l’esprit du spectateur un rapport troublant, à demi inconscient – qui accompagne à merveille le vertige créé par cette « histoire perverse 25 » qui met en scène, à travers la thématique de l’inceste, une confusion entre les différentes générations. C’est d’ailleurs aujourd’hui une constante de ce que Richard Saint-Gelais appelle la « critique fanique 26 », très populaire chez les adolescents, que de chercher à établir des liens entre des œuvres apparemment séparées – théories notamment permises par la présence d’un même acteur ou d’un même personnage 27. Le Peau d’âne de Demy se prête particulièrement à ce genre d’extrapolation interprétative, puisqu’il postule un univers où se rencontrent des personnages issus de différents contes 28.

 

Enquête sur la face cachée des contes

Si l’on suit l’hypothèse que les deux films sont liés, et que Peau d’Âne raconte la suite de La Belle et la Bête, cela change, de fait, en profondeur, le statut et le sens des deux films. Le happy end du film de Cocteau n’est alors plus une fin, mais seulement une étape dans un destin où tout menace de s’inverser, et où le sens cesse d’être figé. Le personnage joué par Jean Marais ne se débarrasse alors pas de sa monstruosité en épousant la Belle ; celle-ci rejaillit une génération après, dans son amour incestueux pour sa propre fille – et son amour pur et parfait pour la Belle, se reportant à sa mort sur un objet qui lui ressemble, se teinte d’une dangereuse perversité. Le parcours du personnage pourrait alors rappeler celui d’Humbert Humbert, le narrateur du Lolita de Nabokov. Celui-ci, cherchant les racines de son penchant pour les nymphettes pré-pubères, l’attribue en effet au traumatisme de son amour enfantin pour une fillette de son âge, Annabel, morte prématurément : « Cette fillette avec ses membres de nymphe marine et sa langue ardente n’a cessé de me hanter depuis – jusqu’au jour où, enfin, vingt-quatre ans plus tard, je parvins à rompre son charme en la réincarnant dans une autre 29. »

Le Roi de Peau d’Âne, rendu fou de douleur à la mort de son épouse, sa « drôle de petite fille 30 », aurait ainsi développé un trouble du désir analogue à celui d’Humbert Humbert – et serait ainsi devenu incapable de voir les autres femmes autrement que comme des monstres 31 ; et ce jusqu’au moment où paraît sa propre fille, véritable réincarnation de sa défunte Belle 32.

Nous ne serions certes pas les premiers à contester le dénouement idéal des contes de fées – qui, s’ils sont nécessaires pour rassurer les enfants 33, apparaissent bien souvent, aux yeux de ceux qui ont grandi, comme une illusion mensongère. Nombreuses en particulier sont les fictions qui détruisent avec jubilation le mythe, un peu trop beau pour être vrai, du prince charmant et de l’amour éternel. Comment y croire, en effet, si l’on considère que, le monde des contes étant un univers partagé, il n’y a qu’un seul Prince Charmant ? L’homme idéal devient alors immédiatement un odieux Don Juan, serial lover sautant perpétuellement d’une conquête à l’autre 34. C’est cette version que racontent depuis longtemps des œuvres comme la chanson « Cendrillon » du groupe Téléphone35 et l’excellente bande dessinée Fables 36 – où le Prince est cordialement haï de toutes ses ex-épouses, aussi bien Blanche-Neige, que Cendrillon ou La Belle au bois dormant. C’est aussi cette histoire cachée que développe le film d’animation des studios déjà responsables de la création de Shrek, Charming (2018). Après tout, rien ne dit que nous avons bien compris la formule rituelle qui clôt les contes : Ils se marièrent et ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps... D’accord, mais si, une fois le mariage consommé, ils avaient vécu, heureux peut-être, mais... chacun de leur côté ? Tout est possible dans les blancs d’un texte, et rien n’interdit de voir, au sein d’un genre si souvent édulcoré pour son jeune public, une ellipse significative, faite pour cacher aux enfants la laideur du monde...

La morale à l’œuvre dans ces contes se rejoue donc ici, jusque dans ses interprétations les plus douteuses : « C’est l’amour qui rend beau ce qui est laid 37. » Le même objet de désir, selon les circonstances et au gré de la norme sociale, passe de parfaitement acceptable à monstrueux, et inversement. L’enfant, en grandissant, apprend, peu à peu, à apprivoiser une sexualité d’abord vécue comme répugnante ; et, à l’inverse, l’image très lisse du Prince Charmant ne contente guère un public adulte – qui a, lui, contrairement à l’enfant, intégré l’idée qu’un être complet, sexuellement attirant, doit assumer, et même développer sa part animale. C’est du moins l’idée que défend l’acteur Vincent Cassel, lors de la promotion de La Belle et la Bête, de Christophe Gans (2014), pour justifier une interprétation du personnage fleurant bon la testostérone :

 

Nous les hommes, nous avons toujours cette espèce de bestialité plus ou moins réprimée... C’est à dire que derrière chaque prince, il y a une bête ; et que malheureusement, quand on accepte un homme dans sa vie il faut accepter les deux... D’ailleurs le prince est chiant, s’il n’y a pas la bête derrière... demandez à votre copine, vous verrez ce qu’elle en pense  38.

 

Il est même des Belles pour qui le sexe ne peut se concevoir que comme violent, dégradant et sale – l’une d’elles, incapable de ressentir tout plaisir avec son Prince charmant de mari, et allant chercher des sensations fortes dans une maison de passe, ayant d’ailleurs été interprétée, trois ans avant son rôle dans Peau d’âne, par Catherine Deneuve 39. C’est pourquoi, dans les réécritures à destination des adolescents ou adultes, le vrai homme idéal, c’est, non pas le Prince charmant, si respectueux avec sa promise qu’on le soupçonnera toujours de cacher d’autres penchants 40, mais le Loup – que convoitent à la fois les princesses, la sorcière et le Prince Charmant dans Les Héros de mon enfance, du dramaturge québécois Michel Tremblay (1976). De même, dans Fables, c’est encore au charme de ce bad boy repenti, devenu shérif de Fableville, que succombe finalement Blanche-Neige. Et l’adaptation en jeu vidéo de la bande dessinée 41 ne se prive pas d’exploiter, pour le plus grand plaisir de son public, la sensualité virile et sauvage de ce corps compact et poilu, humain et animal, érotisation à l’opposé des canons éthérés de la beauté classique.

Ce qui est vrai à l’échelle individuelle l’est aussi du point de vue social : d’aucuns jugeaient encore l’homosexualité contre-nature et bestiale au moment où Jean Marais l’assumait tranquillement ; Lolita est encore plus scandaleux de nos jours du fait de notre sensibilité nouvelle aux questions de pédophilie ; et, à l’inverse, au XVIIe siècle, personne n’était choqué par les mariages consanguins : dans la première version de La Belle et la Bête, la Reine mère était fort rassurée de découvrir que la Belle n’était pas une roturière – mésalliance qui l’horrifiait – mais sa nièce cachée, et bénissait donc, sans aucune arrière-pensée, l’union de la jeune fille avec le Prince, son cousin direct 42. Ainsi, comme le remarque Richard Saint-Gelais, une suite est toujours une remise en question du sens de l’œuvre :

 

Fournir à un récit un appendice non sollicité, c’est bien plus qu’intervenir sur son tissu événementiel : c’est aussi, en intégrant l’intrigue initiale dans une trame nouvelle qui la dépasse, retirer à son dénouement le rôle privilégié qu’il jouait dans la configuration esthétique et sémantique de l’œuvre. Dans cette perspective, nulle adjonction qui paraisse tout à fait pacifique : ajouter reviendrait à altérer, quand ce n’est pas à compromettre  43.

 

Parallèlement, le film de Cocteau, devenu prequel de l’histoire mise en scène par Demy, modifie ses enjeux : il prend alors « une valeur herméneutique », clé d’interprétation d’un présent conçu « comme un tissu d’indices à partir desquels remonter, à travers divers mouvements interprétatifs, jusqu’à un passé considéré à la fois comme sa cause et son explication 44. » C’est donc dans La Belle et la Bête qu’il faudrait, selon un paradigme empruntant à la fois « au roman policier et à la psychanalyse 45 », démêler l’écheveau énigmatique des relations qui se trament à la génération suivante, dans Peau d’Âne. On découvre alors que le traumatisme du Roi remonte peut-être bien plus loin que la mort de son épouse.

L’hypothèse d’une continuité entre les deux contes permet de faire apparaître sous un nouveau jour de nombreux détails du film. Ainsi pourra-t-on s’attendrir des reliques de la Belle dont hérite Peau d’âne ; notamment le miroir magique, dans lequel se révèle le destin de ceux qu’elles aiment, et devant lequel, comme sa mère, Peau d’âne aime à s’habiller en princesse quand elle est seule dans son humble chambrette 46. On se prend alors à rêver que le perroquet, qui avait tenu compagnie à la Belle et l’avait charmée en lui chantant des vers et des chansons 47, est peut-être celui qui serine à Peau d’âne, tout au long du film, « amour, amour, je t’aime tant... » De la même façon, la statue féminine qui assiste, avec un air goguenard, à la colère du roi apprenant la fuite de sa fille est peut-être l’une des deux méchantes sœurs de la Belle, dont la version de Mme Leprince de Beaumont précise qu’elles seront changées en pierre et demeureront dans le palais des amoureux jusqu’au moment où elles deviendront meilleures 48.

 

Le mystère des Lilas

Mais c’est surtout pour éclaircir les liens entre la Fée des Lilas et le Roi que le retour sur les traces de la Bête peut se révéler précieux. Si les fées jouent un simple rôle d’adjuvant dans le conte de Mme Leprince de Beaumont, et n’apparaissent même pas chez Cocteau, la version initiale du conte par Mme de Villeneuve, au contraire, nous en apprend beaucoup sur les mœurs de ces gracieuses et dangereuses créatures, et sur le passé du prince, avant qu’il soit transformé en Bête. Lorsque le jeune homme prétend, chez Cocteau, avoir été métamorphosé en monstre pour punir ses parents qui ne croyaient pas aux fées 49, il a soit occulté, soit édulcoré, pour ne pas horrifier sa « drôle de petite fille », une histoire bien plus perverse, terrible et tragique. La version de Mme de Villeneuve révèle, tout d’abord, la raison pour laquelle le jeune homme a été changé en Bête : une méchante fée, longtemps sa protectrice, s’était mise en tête de l’épouser lorsqu’il serait adulte ; repoussée par lui, de dépit, elle l’a changé en monstre – avant de jeter son dévolu sur le père de la Belle, oncle du jeune homme, et de tenter d’éliminer ses rivales 50. À la lueur de cet événement, on comprend déjà mieux les égarements du Roi de Peau d’âne pour sa fille – répétition névrotique, retour du refoulé d’un enfant victime, dans ces jeunes années, de l’amour dénaturé d’une marâtre « vieille, laide et d’un caractère hautain 51. »

Ces révélations sont faites aux deux familles (notamment la mère de la Bête et le père de la Belle), dans le récit, par une puissante fée, tante de la Belle, qui, à cette occasion, se pose en ordonnatrice secrète des destins des humains – dans des termes très proches que ceux qu’emploiera la Fée des Lilas dans le film de Demy, lorsqu’elle déclare, satisfaite, à sa filleule, qu’elle a « tout manigancé 52. » Les personnages n’ont alors de cesse de louer le zèle bienveillant de la Fée 53 : il serait donc parfaitement logique que, au vu des bons et loyaux services, et de son rôle de protectrice de toute sa famille, à la génération suivante, les époux, plein de gratitude, lui aient proposé de devenir la marraine de leur fille, la future Peau d’âne. Lorsqu’il reprend le costume de la Bête pour tourner Peau d’âne, le Roi, Jean Marais, sex-symbol absolu dans les décennies précédentes 54, a passé la cinquantaine ; mais, comme le père de la Belle à la fin du conte de Mme de Villeneuve, il reste un « prince parfaitement bien fait, quoiqu’il ne fût plus dans sa première jeunesse », dont tout indique encore « qu’il avait eu peu d’égaux dans le printemps de son âge 55. » On conçoit donc parfaitement qu’il puisse encore inspirer de l’amour à une fée, fût-elle aussi charmante que Delphine Seyrig.

Les fées ne vieillissent pas à la même vitesse que les humains ; à peine parvenue à la maturité à la naissance des héros de La Belle et la Bête 56, dans Peau d’âne, deux générations après, elle est, de son propre aveu, une fée dont les charmes commencent à décliner. Or, comme nous l’apprend Mme de Villeneuve, rien n’empêche les fées vieillissantes, contrairement aux jeunes fées 57, de développer des amours honteuses et contre-nature avec des humains :

 

Nos lois défendent directement toute alliance avec ceux qui n’ont pas autant de puissance que nous, surtout avant que nous ayons assez d’ancienneté pour avoir de l’autorité sur les autres [...] Il est vrai qu’après la vétérance nous sommes maîtresses de faire quelle alliance il nous plaît ; mais il est rare que nous usions de ce droit, et ce n’est jamais qu’au scandale de l’ordre, qui ne reçoit cet affront que rarement, encore est-ce de la part de quelques vieilles fées, qui paient presque toujours cher leur extravagance, car elle épousent de jeunes gens qui les méprisent, et quoiqu’on ne les punisse pas directement, elles le sont suffisamment par les mauvaises façons de leurs époux, de qui il ne leur est pas permis de se venger  58.

 

La Fée des Lilas, désormais libre d’aimer qui elle veut, aurait-elle profité de la mort de sa nièce pour faire des avances au Roi ? On sait, dès le début de Peau d’âne, que, sous couvert de l’initier à l’art du futur, elle lui envoie régulièrement des poèmes d’amour 59 ; et même la princesse, si ingénue soit-elle, remarque que l’acharnement de sa marraine à détourner le Roi de sa fille est suspect, et pourrait bien cacher des motivations autres que sa sollicitude affichée pour sa filleule. On ne peut par ailleurs que supposer que la mésentente entre le roi et la Fée est postérieure à la naissance de la princesse – sinon, le Roi n’aurait jamais accepté qu’elle devienne la Marraine de sa fille. Le refus du Roi d’épouser la fée, rejouant les événements survenus lors de son enfance, expliquerait tout ; jusqu’à ce que, à la dernière scène du film, la Fée des Lilas parvienne à ses fins.

Une hypothèse encore plus sombre et criminelle se dessine alors : la Fée serait-elle tombée dans les mêmes égarements que la méchante fée qu’elle avait combattue deux générations avant, et cherché à se débarrasser des rivales qui se dressaient entre elle et l’objet de son amour ? Est-elle pour quelque chose dans la mort de sa nièce, la Reine, ex-Belle ? Après tout, la Fée, chez Mme de Villeneuve, avouait déjà au père de la Belle qu’elle n’était pas totalement insensible à « la beauté fragile et méprisable 60 » qui avait fait chavirer le cœur de sa sœur. Avait-elle déjà en tête d’épouser ce Roi lorsque, persuadée que la mère de Belle, sa sœur, ne pouvait pas revenir dans le monde des humains, elle se met en scène en sauveuse de toute la famille, s’attirant la reconnaissance de tous ? Manque de chance, la mère de Belle refait surface au moment même où le Roi se demande ce qu’il pourrait faire pour exprimer la gratitude infinie qu’il nourrit à son égard (la réponse était toute trouvée...) ; la Fée a donc été contrainte de « faire bonne figure », comme elle la recommandera des années plus tard à sa filleule Peau d’âne à propos de son propre mariage... Mais, puisque la méchante fée avait déjà, à l’époque, rapidement transféré son désir pour l’oncle (le père de la Belle) sur le neveu (la Bête), il n’est pas impossible que les sentiments de la bonne fée aient pris le même chemin, et qu’elle ait attendu patiemment son heure pour retrouver son Prince, un quart de siècle plus tard.

À moins que... le témoignage de la fée soit, déjà à l’époque, encore moins fiable qu’il n’y paraisse. Nous n’avons que sa parole chez Mme de Villeneuve : « C’est moi seule qui dois vous expliquer l’aventure 61 », insiste-t-elle. Aurait-elle quelque chose à cacher ? La méchante fée qui tourmente cette famille, avide de l’amour de ses mâles, n’est-elle pas, en réalité, la face sombre de la « généreuse » fée, qui raconte cette histoire – en arrangeant le récit de manière à ne pas inquiéter ses auditeurs, à la manière des contes de fées, en clivant en deux figures opposées sa propre personnalité, qu’un lecteur plus soupçonneux serait amené, une fois perdue son innocence, à refondre en une même figure ambivalente, à la fois marâtre et marraine, protectrice et destructrice, maternelle et séductrice, bienveillante et nuisible ? l’hypothèse est, pour le moins, envisageable, d’autant plus qu’on sait qu’une fée est capable de changer de visage dans certaines circonstances 62. La Beauté de la Fée des Lilas (exquise Delphine Seyrig !) est-elle due à un sortilège qui, comme elle l’avoue à sa filleule dans une de ces déclarations à double sens dont elle a le secret (« Mon charme sur votre père n’opère plus »), s’est étiolé au début du film – ce qui ferait que le roi la verrait, à nouveau, telle qu’elle est vraiment, « vieille, laide et d’un caractère hautain » ? Dans le récit de Mme de Villeneuve, la Fée précise que les sortilèges permettant de changer d’apparence demandent une énergie considérable, et qu’ils ne peuvent être souvent que de courte durée. Il n’est pas impossible que la Fée soit parvenue à le raviver le temps de séduire le Roi. Leur mariage, on peut le supposer, sera donc bien loin de l’épilogue idéal des contes de fées, puisque la mégère risquera de réapparaître régulièrement à la place de la Fée, son charme sur son époux ayant de fortes chances d’être intermittent.

 

Conclusion : métamorphoses à tous les étages

Ce n’est donc pas le moindre charme des contes, histoires fondées sur la métamorphose elles-mêmes en perpétuelle métamorphose, que de permettre à leur auditoire, lecteur ou spectateur, de se transformer, à l’instar de leurs personnages, et de passer d’un état à un autre – à l’enfant, de percevoir obscurément, sous une forme symbolique, les noirs et effrayants secrets de l’âge adulte ; à l’adulte, de renouer avec son âme d’enfant, pour y découvrir qu’elle était peut-être beaucoup moins innocente qu’il ne le croyait. La souplesse de la tradition orale, permettant à chaque conteur d’introduire, selon les attentes de son public, des variantes 63, permet à tout lecteur ou spectateur de continuer à rêver longtemps sur ces histoires, et à les peupler selon sa propre créativité et les particularités de son imaginaire. C’est dans ce sens que les zones d’ombre mystérieuses ménagées dans les adaptations cinématographiques de Cocteau et de Demy (Quel est le véritable rapport entre Avenant et la Bête ? Que se passe-t-il entre le Roi et la Fée des Lilas ?) témoignent d’une compréhension profonde de la dynamique propre au genre – qui transforme aussi son auditoire en créateur de l’histoire, l’adaptant à son monde et à ses tourments intérieurs – afin de pouvoir devenir écrivain de sa propre vie, et régner sagement sur son propre royaume... heureux jusqu’à la fin des temps ?

 

  1. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Théo Carlier (trad.), Paris, Seuil, Pocket, 1976, p. 144.
  2. Ibid., p. 107.
  3. Voir Paul Remy, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 35, fasc. 1, 1957, p. 5-18.
  4. Chez Mme de Villeneuve, C’est la Belle qui, après bien des réticences, prend l’initiative de poser, comme condition à son union avec La Bête, l’hymen.
  5. Voir Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, « Tel », 1977.
  6. Par exemple, Peau d’Âne se clôt par une avalanche de morales, dont la dernière n’a qu’un rapport lointain avec le conte, et suppose une maîtrise des références mythologiques qui ne relève pas de la culture enfantine : « Sous le ciel il n’est point de femelle/ Qui ne s’imagine être belle/ Et qui souvent ne s’imagine encore/ Que si des trois beautés la fameuse querelle/ S’était démêlée avec elle/ Elle aurait eu la pomme ». Certaines éditions modernisées choisissent d’ailleurs de supprimer ces vers.
  7. Voir, en particulier, la célèbre morale du Petit Chaperon rouge, qui fait explicitement le lien entre le loup et le prédateur sexuel, le séducteur qui menace la vertu des jeunes filles. Voir B. Bettelheim, op. cit., p. 254 et suivantes.
  8. Charles Perrault, Peau d’Âne, Pierre Feron (éd.), Chanoine, Casterman, 1902.
  9. En voici le texte, signé par l’auteur : « L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains d’une bête humaine qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C’est un peu de cette naïveté que je vous demande, et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritables ‘‘Sésame, ouvre-toi’’ de l’enfance : Il était une fois... »
  10. Bruno Bettelheim, op. cit., p. 105.
  11. Avenant est le héros masculin du conte La Belle aux cheveux d’or, de Mme d’Aulnoy – qui lui aussi constitue une sorte de miroir inversé du rôle que lui donne Cocteau dans son film. Charmant, il s’attire la jalousie du roi qui le fait emprisonner, au grand désespoir de sa femme, la Belle aux cheveux d’or, qui n’a accepté de l’épouser que pour pouvoir demeurer auprès d’Avenant. Le roi meurt après avoir voulu s’enduire d’une « eau de beauté » censée le rendre irrésistible, entretemps remplacée par du poison par une servante maladroite. La Belle délivre alors Avenant et fait d’elle son nouveau roi. Dans le film de Cocteau, c’est Avenant, dont la Bête est très jalouse, qui meurt, laissant le champ libre au Prince ayant repris forme humaine.
  12. La Bête, interrogeant la Belle, frémit lorsqu’elle lui précise l’identité de son prétendant – comme s’il connaissait déjà Avenant. De la même façon, le montage suggère que c’est moins l’amour de la Belle que la mort du jeune homme qui permet la transformation de la Bête en Prince. Le Prince était-il déjà le sosie d’Avenant avant d’être transformé en Bête ? On peut se poser la question.
  13. C’est l’hypothèse que développe Pierre Bayard que nous sommes, en réalité, plusieurs habitants dans un même corps. Voir Pierre Bayard, L’énigme Tolstoïevski, Paris, Minuit, 2017.
  14. Voir l’extrait du documentaire d’Agnès Varda, L’Univers de Jacques Demy, figurant dans le bonus DVD du film.
  15. Voir Caroline Julliot, « Peau d’âne, de Jacques Demy, ou la fantaisie par l’hétérogamie », in Françoise Heitz et Emmanuel Le Vagueresse (dir.), La Fantaisie dans les arts visuels, Reims, EPUR, 2014, p. 57-77.
  16. Jacques Demy semble se souvenir de cette filiation, ou du moins en avoir l’intuition, lorsque la Fée parfait le déguisement de sa filleule, revêtue de sa peau d’âne, en recouvrant ses joues roses de cendre, ou qu’il fait traiter Peau d’âne de « Cucendron » par un des villageois moqueurs.
  17. Bruno Bettelheim, op. cit., p. 239.
  18. Ibid., p. 428.
  19. Le terme est employé dans le film de Demy, à l’annonce de la visite du prince au village.
  20. Madame de Villeneuve, La Belle et la Bête, M. Reid (éd.), Paris, Gallimard, « Folio2 », 2010 [1740], p. 30.
  21. Madame Leprince De Beaumont, La Belle et la Bête, in Le Cabinet des Fées, Paris, Piquier, 2000 [1757], p. 824.
  22. Voir Gilles Durieux, Jean Marais, Paris, Flammarion, 2005, p. 131-132. Voir également Jacqueline Nakache, L’Acteur de cinéma, Paris, Nathan, 2003, p. 125 sqq.
  23. Dans les versions Disney, comme dans celle de Christophe Gans (2014), le physique léonin que Cocteau attache à la Bête se combinera avec des cornes de bouc – évoquant à la fois la diabolisation dont le personnage est victime et, par analogie avec la figure du faune, la sexualité.
  24. Jacqueline Nakache, op. cit., p. 92.
  25. Ce sont les mots de Demy lui-même pour désigner le conte de Peau d’âne. Cf. par exemple la critique de Patrick Séry pour Le Monde lors de la sortie du film, le 17/12/1970.
  26. Voir Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La Transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2011.
  27. Pour en rester aux productions pour la jeunesse, on pourra consulter les théories qui cherchent à prouver que les histoires racontées dans les longs-métrages de Disney, par exemple les récents Raiponce (2010) et La Reine des neiges (2013), entretiennent des relations cachées (https://www.youtube.com/watch?v=Lhf9dekzyq4) et dont la très inventive chaîne The Film Theorists s’est fait une spécialité. On pourra penser, également, aux multiples vidéos reprenant et approfondissant la très populaire théorie du « Pixar universe » – selon laquelle tous les films d’animation produits par le studio Pixar racontent une seule et même histoire globale, qui se continue d’un film à l’autre. Le même procédé de cross-over non prévu par les auteurs mais établi après-coup par le public, que R. Saint-Gelais qualifie joliment d’« annexion transfictionnelle par critique interposé » (Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 31), se pratique régulièrement aujourd’hui à propos de séries télévisées (voir par exemple cette vidéo, qui crée des liens plus ou moins convaincants mais toujours inattendus et ingénieux entre des séries aussi disparates que Game of Thrones, Breaking Bad ou The Walking dead  : https://www.youtube.com/watch?v=c8E_xjzIuOM)
  28. La Reine rouge annonce, par exemple, que le marquis de Carabas, héros du Chat Botté, viendra à sa fête. Quant au Roi bleu, en quête d’une épouse (avant de jeter son dévolu sur sa propre fille), et déçu de la laideur des portraits ramenés par ses émissaires, il demande : « Et les princesses de contes ? Ont-elles disparu ? » On peut d’ailleurs remarquer que, tout comme Avenant chez Cocteau, l’un des protagonistes du film, la Fée des Lilas, est un transfuge d’un autre conte, également de Perrault en l’occurrence : La Belle au Bois dormant.
  29. Vladimir Nabokov, Lolita, Maurice Couturier (trad.), Paris, Gallimard, NRF, 2001 [1955], p. 38.
  30. C’est ainsi que le prince appelle la Belle dans la dernière scène du film de Cocteau.
  31. On renverra aux descriptions répugnantes qu’on trouve sous la plume d’Humbert Humbert, lorsqu’il évoque la lourdeur flasque de ses deux épouses successives, en opposition à la légèreté surnaturelle et délicate des nymphettes, à comparer avec les remarques particulièrement désobligeantes du Roi devant les portraits des princesses à marier qu’on lui amène – qui ne sont pourtant pas tous si affreux.
  32. Et de sa grand-mère, si l’on en croit Mme de Villeneuve. Après l’annonce de la mort de sa femme (en réalité une fée interdite de séjour parmi les humains), le Roi, père de la Belle, se console auprès de sa fille, qui lui « présentait sans cesse un portrait vivant de la reine sa mère » (Madame de Villeneuve, op. cit., p. 112) ; la ressemblance est telle qu’il la reconnaît, lorsqu’il la retrouve des années après, « parfaitement ressemblante à [sa] tendre et incomparable épouse » (Ibid., p. 101). Le Roi de Peau d’âne, au contraire, refusera longtemps de voir sa fille après la mort de la Reine – cette ressemblance étant pour lui source de souffrance, avant qu’il ne se transforme en désir interdit.
  33. Voir Bruno Bettelheim, op. cit., p. 192 : « Si les enfants aiment les contes de fées, ce n’est pas parce que l’imagerie qu’ils y trouvent correspond à ce qui se passe en eux, mais parce que, malgré toutes leurs pensées coléreuses, anxieuses, auxquelles le conte, en les matérialisant, donne un contenu spécifique, ces histoires se terminent toujours bien, issue que l’enfant est incapable de trouver tout seul. »
  34. Pour mesurer toute l’étendue de l’irresponsabilité priapique du Prince charmant, je me permets de renvoyer au second volet de mon investigation aux pays des fées, consacré à l’affaire de la Belle au bois dormant, à paraître dans Philippe Clermont, Danièle Henky (dir.), Transmédialité du conte, Berlin, Peter Lang, à paraître.
  35. « Cendrillon pour ses trente ans/ Est la plus triste des mamans/ Le prince Charmant a foutu l’camp/ Avec la Belle au Bois dormant... » (Album Dure Limite, 1982).
  36. Bill Willingham, Fables, Vertigo / DC Comics, 2003-2015.
  37. Bruno Bettelheim, op. cit., p. 171.
  38. Cet extrait figure dans l’inspirante vidéo de Fabien Campaner et Lucie Card, premier numéro de la série « Contes à rebours », consacrée aux différentes versions de La Belle et la Bête : https://www.youtube.com/watch?v=ZJZn6Vl2kxQ
  39. Il s’agit bien sûr de Belle de Jour, de Luis Buñuel (1967).
  40. Le traitement du Prince des Héros de mon enfance, de Michel Tremblay (1976), comme celui de Shrek 2 (2004), par exemple, suggère clairement son homosexualité – renforcé dans le film d’animation par le doublage, dans la version originale, de Rupert Everett, icône gay notoire et assumée.
  41. The Wolf among us, jeu d’aventures du studio Telltale Games, d’après le comics Fables, 2014.
  42. Madame de Villeneuve, op. cit., p. 91-98.
  43. Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 72.
  44. Ibid., p. 81.
  45. Id.
  46. Coquetterie que lui reprochent ses sœurs, au moment où la Belle retourne les voir dans la maison de leur père.
  47. Voir Madame de Villeneuve, op. cit., p. 54.
  48. Il y a aussi des humains changés en pierre dans le palais de la Bête chez Mme de Villeneuve, mais elles reprennent vie à la fin du conte (p. 102). Sur la signification de ce symbole, voir Bruno Bettelheim, op. cit., p. 123.
  49. Les raisons sont totalement occultées chez Mme Leprince de Beaumont, où l’on apprend seulement que le Prince devait son état à une méchante fée.
  50. Voir Madame de Villeneuve, op. cit., p. 99.
  51. Id.
  52. Ibid., p. 96 : « Depuis qu’elle est née, je l’ai destinée pour épouse à votre fils (...) Vous pouviez vous en rapporter à mes soins sur le destin du Prince ».
  53. Ibid., p. 95. La Belle ne tarit pas d’éloge sur « la généreuse fée, à qui vous et moi sommes si redevables » ; un peu plus loin, p. 127, le père de la Belle déclare : « Grande fée, comment pourrais-je vous remercier de toutes les grâces dont vous avez daigné combler ma famille ? La reconnaissance que j’ai de vos bienfaits est infiniment au-dessus de toute expression. »
  54. Voir Gilles Durieux, op. cit., p.149-150.
  55. Madame de Villeneuve, op. cit., p. 100.
  56. Ses pouvoirs étant encore limités, elle ne peut totalement s’opposer aux vilénies de la méchante fée libidineuse qui a cherché à causer la perte des deux familles, dans le seul but d’épouser un Prince Charmant (à une génération ou une autre).
  57. C’est à cause de cette interdiction des attachements avec la race humaine que la mère de Belle est enlevée par décision du conseil des fées, et donnée pour morte aux yeux de sa famille.
  58. Madame de Villeneuve, op. cit., p. 106.
  59. Des poèmes d’Apollinaire et de Cocteau, notamment.
  60. Madame de Villeneuve, op. cit., p. 110.
  61. Ibid., p. 102.
  62. Ibid., p. 99.
  63. Bruno Bettelheim, dans son chapitre « De l’art de raconter les contes de fées » (op. cit., pp. 231-242) insiste sur la nécessité de narrer les contes de façon personnelle et vivante, au lieu de les lire en en respectant la lettre de façon stricte – à l’instar de la mère de Gœthe, inspiratrice essentielle dans la vocation littéraire de l’écrivain, qui non seulement était capable de modifier le récit selon l’inspiration du moment et les réactions de son fils, mais, toujours à l’écoute de ses suggestions, permettait également à celui-ci d’en inventer une partie et d’infléchir le cours du récit. Ce moment privilégié, où communiquent en profondeur l’imaginaire de l’enfant et celui de l’adulte, devient ainsi un véritable « cadeau d’amour » (ibid., p. 44), structurant pour l’équilibre identitaire et affectif de l’enfant.