Des mondes pour demain ? Quotidien et tribulations d’un écovillage

Des mondes pour demain ? Quotidien et tribulations d’un écovillage

Par BOUX Flo

Face à plusieurs constats tels que la destruction de la biodiversité, la dissolution du lien social ou encore la perte de repères individuels, certaines personnes rêvent d’un autre monde, d’un monde meilleur, d’un monde « plus sain 1 ». C’est le cas de celles et ceux qui ont fondé le Ruisseau, un lieu de vie que Lionel 2, un fondateur, caractérise de « tentative de trait d’union pédagogique entre le monde tel qu’il est sans le juger et un monde plus sain […] 3 ». Cette quête qui vise à tendre vers un monde plus sain a été nommée « écovillage » par ses créateur·rices.

La première apparition du terme « ecovillage » remonte à 1991 lors d’un rapport émis par le couple Gilman pour Gaia Trust, une association caritative danoise soutenant les projets de développement durable. Dans ce rapport, les écovillages sont définis comme :

 

des établissements à échelle humaine, complets, dans lesquels les activités humaines sont intégrées de manière inoffensive dans le monde naturel, d’une manière qui favorise un développement humain sain et qui peut être poursuivie avec succès dans un avenir indéfini  4.

 

Le terme commence à se populariser lors de différentes conférences traitant des conséquences du réchauffement climatique sur les vies humaines et non-humaines, notamment en 1995 dans la communauté de Findhorn en Écosse. Par la suite, plusieurs collectivités se saisissent du terme pour se définir, créant un mouvement international 5. Dans le but de connecter ces endroits, il existe le Global Ecovillage Network (GEN) 6, un réseau servant à mettre en contact les différentes initiatives d’habitats écologiques et sociaux entre pays et continents.

Les écovillageois·es sont souvent décrit·es dans la littérature comme des militant·es, des néo-ruraux, des utopistes, des nostalgiques, des réactionnaires ou encore des visionnaires. Être écovillageois·es reviendrait finalement à être opposé·e à une société dont le sens a été perdu, anti-démocratique et prônant la consommation. Il s’agirait de retourner aux sources par un travail quotidien, de protéger l’environnement ou encore de redécouvrir des liens sociaux profonds 7. L’utilisation de la dénomination écovillage signe en quelque sorte l’espoir d’un monde nouveau ou tout du moins, la promesse d’une expérimentation.

Cet article repose sur les résultats d’une enquête ethnographique réalisée au sein du Ruisseau de février à mai 2018 dans le cadre d’un travail de fin de master en anthropologie 8. L’étude a pris la forme d’une immersion quotidienne pendant laquelle j’ai pratiqué l’observation participante telle que définie par Jean-Pierre Olivier de Sardan 9 et conduit des entretiens formels et informels, individuels et collectifs. Ainsi, j’ai vécu au sein de l’écovillage sur une période de trois mois durant lesquels j’ai vivement participé aux activités proposées par les habitants·es, j’ai pris des photos, j’ai enregistré des conversations et j’ai noté soigneusement dans un journal de terrain ce que j’observais, ce qu’il se passait, ce qu’il se disait et comment je me sentais 10.

Dans cet écrit, il s’agira de confronter les désirs et les espoirs d’un monde nouveau avec sa mise en pratique effective. Quelles limites peuvent apparaître entre ce qui est rêvé et ce qui peut être concrétisé ? La réalité est-elle éloignée des promesses et des attentes initiales ? Dans un premier temps, le Ruisseau sera décrit dans sa dimension idéale et imaginée, donnant à voir la quête d’authenticité qui s’y dessine. Ensuite, les réalités et obstacles quotidiens seront exposés, rendant visibles les diverses désillusions et revers qui surgissent lorsqu’il s’agit de mettre en actes un monde imaginé. Ce cas d’étude démontrera les difficultés rencontrées dans la création et le maintien d’un petit monde, notamment les tensions qui se manifestent entre les individus qui l’ont imaginé et ceux qui se joignent au projet ultérieurement, les espoirs qui persistent malgré les obstacles, ainsi que les antagonismes provenant d’un désir de vivre ensemble face à des habitus individualistes tournés vers des principes de développement personnel.

 

Le Ruisseau : promesses, espoirs et tentatives

Bien qu’adoptant une appellation et des valeurs communes telles que la volonté de vivre en harmonie avec son environnement humain et non humain, chaque écovillage développe sa propre définition 11. Le lieu qui nous intéresse dans cet article trouve la sienne dans la Charte élaborée par ses fondateur·rices au moment de sa création. Il y est décrit comme un espace « prônant l’écologie au sens large, c’est-à-dire comprenant l’écologie globale, personnelle et relationnelle, qui expérimente et s’ouvre à l’amour de la différence 12 ». Les habitant·es se basent sur cette définition bien que chacun·e mette en avant de manière inégale les différents types d’écologie — globale, personnelle et relationnelle — exposés. D’après Lionel, l’un des fondateur·rices du Ruisseau,

 

vivre en écovillage, c’est vivre loin des villes et de leur pollution. Vivre dans un environnement authentique donne l’opportunité de réellement travailler sur soi, et d’améliorer ses relations avec soi-même, les autres et la nature. L’écologie globale est l’extension inséparable de l’écologie personnelle et relationnelle  13.

 

Pour habiter un environnement authentique, les fondateur·rices du Ruisseau se sont installé·es dans un espace très peu habité en France. Pour l’atteindre, il est nécessaire d’emprunter les petites routes sinueuses d’un département vert et montagneux situé au sud-ouest du Massif central. Sur le chemin, il n’est pas rare de croiser un sanglier ou une biche. En partant d’une ville, il faut environ une heure de route à travers des forêts verdoyantes et denses pour entrevoir ses petites maisons en pierres du pays, nichées dans la colline. Tout est vert à l’exception des habitations et des petits chemins qui les relient, où certaines couleurs ressortent, comme les volets peints en rouge et les fleurs. Les fondateur·rices décrivent l’air comme « pur ». Les seules odeurs proviennent de la végétation luxuriante. Il fait calme, il n’y a que le bruit du vent, des oiseaux et des insectes. Un premier petit chemin de pierres entouré de graviers et de bacs à fleurs permet de pénétrer dans le hameau. En son sein, plusieurs maisons donnent aux habitant·es — quatre adultes (dont deux fondateur·rices du lieu) et deux enfants au moment de l’enquête — un espace individuel, tandis qu’une salle commune est destinée aux activités et réunions de groupe.

D’après Lionel, « l’écologie c’est la beauté avant tout, c’est de l’harmonie, c’est quand la nature sauvage est là, mais qu’il y a un embellissement qui est fait par l’humain, c’est ça la beauté 14 ». Lionel associe la nature sauvage à une végétation luxuriante peu voire non gérée par l’humain ainsi que l’absence de pollution atmosphérique, visuelle ou sonore. Selon lui, l’humain a le pouvoir d’embellir les choses autour de lui, il fait partie d’une harmonie globale parmi les autres êtres vivants, et de ce point de vue, il est nécessaire à un équilibre général. C’est donc au cœur d’une « nature sauvage » que les fondateur·rices ont choisi de bâtir l’espoir d’un monde meilleur.

Dans l’extrait ci-dessus, Lionel affirme qu’en plus d’améliorer ses relations à la « nature », un environnement authentique permet de développer de meilleures relations avec les autres humains et avec soi. D’après les fondateur·rices du Ruisseau, il est nécessaire d’être en accord avec soi-même pour entretenir des relations saines avec les autres et avec son environnement. Au sein de la Charte du Ruisseau, il est d’ailleurs précisé que « l’écologie globale est le prolongement indissociable de l’écologie personnelle 15 ». Ainsi, avoir un comportement écologique va de pair avec le développement d’une écologie personnelle. Cette dernière se cultive en prenant soin de son corps, en veillant à son bien-être et à son épanouissement personnel, en étant capable de comprendre qui l’on est vraiment tout en travaillant sur ses dysfonctionnements. Cécile, co-fondatrice de l’écovillage et conjointe de Lionel, explique :

 

Vivre en habitat groupé est un révélateur de soi-même, c’est être face à soi, ses fonctionnements, ses dysfonctionnements, ses jugements, ses valeurs, ses limites et les choses positives aussi heureusement donc soit on fait le chemin pour grandir, quel que soit l’âge et notre parcours, soit on le fait pas et on se met dans une vie protégée et plus pépère  16.

 

D’après Cécile, vivre en écovillage, et de manière plus générale en groupe, est un choix qui nécessite une remise en question permanente due au fait qu’il met face à soi-même, à ses atouts et à ses limites. Il ressort que vivre en groupe favorise l’écologie personnelle. Inversement, l’écologie relationnelle est influencée par l’écologie personnelle de chacun·e. Ainsi, d’après les fondateur·rices, l’une des conditions essentielles au bon fonctionnement d’un groupe et à l’authenticité des relations entretenues est la capacité à se remettre en question.

Dans le but de garantir la bonne conduite des relations interpersonnelles au sein de l’écovillage, des réunions relationnelles basées sur la communication non-violente (CNV) sont organisées toutes les trois semaines. J’ai la chance d’assister à deux d’entre elles dans le temps de l’enquête. Durant ces réunions, les habitant·es se retrouvent en cercle et chacun·e est invité·e à s’exprimer en étant présent·e émotionnellement, sans s’emporter. Il s’agit antinomiquement « de se contrôler pour mieux se laisser aller 17 ». Plusieurs règles doivent être respectées au sein de cette communication telles que « parle en je pas en tu » ; « je reste présent jusqu’à la fin » ; « je parle directement à la personne et je la regarde dans les yeux » ; « je reconnais la valeur du silence » ; etc. Ces règles sont imprimées sur des feuilles A4 et disposées au sol au centre du cercle. Lorsque l’une de ces règles n’est pas respectée — ce qui arrive régulièrement — un·e participant·e peut se saisir de l’une des feuilles imprimées et la placer aux pieds de la personne concernée. Une clochette est également disposée dans le cercle et peut être utilisée par n’importe qui jugeant que le ton monte. Son usage a pour but d’apaiser les émotions des participant·es.

Sans entrer dans les détails de la structure juridique de l’écovillage au sein de cet article, il semble important d’indiquer que les fondateur·rices ont mis en place un dispositif externe qui a pour but de veiller à ce qu’il n’y ait pas de dérives sectaires et à ce que les relations sur place restent saines. Pour cela, ils/elles ont créé une association dont la plupart des membres ne vivent pas sur place, mais s’y rendent plusieurs fois pendant l’année dans le but d’améliorer les relations entretenues au sein du lieu. Ils/elles servent de garant·es en prenant notamment le rôle de médiateur·rice en cas de conflit.

L’authenticité est fortement mise en avant au Ruisseau, qu’il soit question de l’environnement, des relations ou des individus. S’agissant d’un terme émique, c’est-à-dire utilisé par les interlocuteur·rices, il convient de se pencher brièvement sur cette notion. Le terme authenticité a fait l’objet de plusieurs débats en sciences humaines et sociales, notamment du fait de son usage pour caractériser les sociétés dites exotiques au début de l’anthropologie 18. La discipline a par ailleurs entretenu « le mythe de l’autre authentique — impliquant l’établissement de la vérité et de la pureté dans un lieu différent de notre société auquel le regard ethnographique a contribué 19 ». Bien souvent, l’authenticité fait écho à un contexte historique et temporel idéalisé, fréquemment assimilé aux notions de tradition et de passé 20. Or, de nombreux écovillages, comme c’est le cas du Ruisseau, se sont installés dans des zones considérées « pures » de par leur quasi-absence de pollution et de présence humaine, offrant l’illusion de pouvoir s’éloigner de ce qui structure la « société dominante 21 ».

Cet espace permet de partir en quête de ce que Ning Wang nomme l’« authenticité existentielle » qu’elle définit comme « un état existentiel dans lequel chacun serait fidèle à lui-même, qui agirait comme un antidote face à la perte du “vrai soi” dans les rôles et les sphères publiques de la société occidentale moderne 22 ». Dans une même veine, la CNV est une communication considérée comme authentique, car elle permet à l’individu de communiquer à travers ses émotions. Comment la quête d’authenticité présente au Ruisseau se traduit-elle au quotidien ?

 

Penser un monde VERSUS Le vivre

 

Cécile : Tu te retrouves dans la réalité et c’est pas du tout aussi rose que les illusions qu’on veut se faire.

Enquêtrice : Qu’est-ce que tu veux dire ?

Cécile : Ben que les problèmes de la société se retrouvent ici  23.

 

La partie précédente de cet article exposait l’écovillage dans sa version imaginée, racontée et idéalisée. La mise en pratique et son vécu quotidien soulèvent plusieurs revers. Pour commencer, intéressons-nous à la dimension relationnelle.

C’est par le biais du site Woofing que j’ai pris contact avec mon terrain d’enquête. Après une visite sur le site internet du Ruisseau, quelques échanges de mails et un appel téléphonique, il est convenu que je me rende sur le terrain en tant qu’étudiante en anthropologie et en tant que woofeuse, c’est-à-dire que j’allais travailler sur place en échange d’un toit et d’un repas, tout en réalisant mon enquête ethnographique. Le jour où je me rends au Ruisseau, j’apprends avec déception qu’il y a moins d’habitant·es qu’annoncé sur internet et que trois d’entre eux/elles sont actuellement absent·es pour plusieurs semaines. Quatre adultes et deux enfants sont présent·es de manière permanente : deux des fondateur·rices du lieu, Cécile et Lionel, psychothérapeutes, et leur fille Apolline ; Laetitia, une musicienne, et sa fille Zoé ; ainsi qu’Albert, devenu homme à tout faire au Ruisseau. Laetitia et Albert habitent le Ruisseau depuis moins d’un an au moment de l’enquête. Ils/elles resteront quelques mois supplémentaires avant de se retirer.

Nous touchons ici aux réalités de l’« écologie relationnelle ». Lorsqu’ils/elles se lancent dans la création de leur petit monde, les fondateur·ices, qui sont au nombre de trois au départ, souhaitent et pressentent que d’autres personnes rejoignent le projet au fil de l’eau, apportant avec elles des ressources financières et humaines. Malheureusement, en sept ans, ils/elles ont principalement été témoins d’arrivées et de départs. Lors de mon enquête, j’assiste au déménagement de Laetitia, qui se sent contrainte par la structure qu’elle trouve « trop figée ». Laetitia souhaite pouvoir cultiver son potager dans la partie du jardin situé derrière sa maison personnelle. Au cours d’une réunion, « Cécile s’oppose à ce projet en spécifiant qu’il est indiqué dans la Charte qu’avoir son potager personnel n’est pas autorisé et que cette règle existe dans le but d’éviter les conflits qui pourraient découler d’une comparaison entre la production de la personne et la production du maraîcher 24 ». Or, au moment de cette discussion, il n’y a plus de maraîcher·ère au Ruisseau. Selon Laetitia, il s’agit d’une simple liberté dont elle se trouve privée. La structure censée garantir l’ordre et l’harmonie entre ici en tension avec les pratiques et les désirs des habitant·es.

Sur le terrain, il arrive à maintes reprises que je me retrouve seule avec Albert durant plusieurs jours. Je fais face à énormément de solitude. Cette volonté de vivre des relations plus saines, plus authentiques, engendre des attentes et des expériences diverses. Alors que certain·es considèrent qu’il y a un manque d’activités de groupe, d’autres évoquent l’aspect chronophage des relations sociales dans leur vie quotidienne comme on peut le voir dans cet extrait d’entretien avec Cécile :

 

J’ai autre chose à faire de ma vie que de manger avec des gens tous les midis et éventuellement les soirs quoi. [...] Moi j’ai ma vie perso, ma vie de couple, ma vie de boulot, des activités artistiques heureusement que j’ai repris un peu dont le chant, le violon, la flûte et le yoga cette année, parce que pendant des années je n’ai rien fait pour moi  25.

 

À travers cette discussion, Cécile évoque le besoin de temps pour elle afin de réaliser des activités qui lui procurent du plaisir. Cet extrait met ainsi en évidence les tensions pouvant apparaître entre l’« écologie relationnelle » et l’ « écologie personnelle ».

Au Ruisseau, à l’exception d’Albert qui coupe du bois pour la chaudière, s’occupe des poules et fait un peu de bricolage et de réparation, personne ne réalise d’activité manuelle. En revanche, Cécile et Lionel, tous·tes deux psychothérapeutes, organisent des stages de développement personnel ou accueillent des personnes sur place en retraite, leur proposant un planning d’activités telles que la marche, la méditation, mais aussi des rendez-vous de psychothérapie 26. Lors du terrain ethnographique, quelques woofers se présentent au Ruisseau, mais ils/elles repartent toujours de manière précipitée en évoquant diverses raisons : le manque de vie collective et d’intégration à un projet commun ; l’absence d’activités telles que le travail de la terre, pourtant annoncé sur le site internet ; la demande d’une participation financière pour dormir sur les lieux.

En pratique, le Ruisseau s’avère éloigné de l’imaginaire véhiculé par les écovillages — c’est-à-dire d’une culture néo-rurale où le travail manuel, l’autoproduction, les pratiques agricoles traditionnelles sont valorisés et où il n’y a pas de visée entrepreneuriale 27. De mon côté, bien que le mode de vie ne corresponde pas à ce que je recherche initialement, que l’ennui et la solitude ponctuent mon temps d’enquête, je poursuis le terrain ethnographique par souci éthique, déontologique et heuristique. Le temps d’enquête proposé par mon Université est de trois mois, je dois tenir trois mois quoiqu’il m’en coûte. À ce moment-là, je cherche à être une bonne anthropologue et dans ma représentation, une bonne anthropologue ne fait pas défection.

Si l’on arrive au Ruisseau avec l’espoir de vivre la culture néo-rurale telle que décrite ci-dessus, la déception est au rendez-vous et les critiques vont bon train. En réalité, les fondateur·rices ont la volonté de se détacher de cette image qu’ils/elles considèrent « effrayante », assimilée à ce que Cécile nomme sommairement les « babacools fumeurs de joints 28 ». L’objectif est de faire en sorte que les personnes qui se rendent sur place se sentent bien et « confortables », qu’elles n’aient pas « peur 29 » :

 

Au moins on offensera l’œil, au moins les gens se sentiront inconfortables avec l’environnement et au plus nous pensons créer des vocations écologiques [...]. Les gens ont besoin de confort, de beauté, ils ont besoin de voir qu’on peut être écolo sans forcément se retrouver à vivre dans une yourte  30.

 

On voit ici l’importance accordée à la beauté, à la propreté, au maintien d’un certain ordre matériel au sein du lieu. En ce sens, on pourrait comparer Lionel et Cécile à des « ingénieurs de l’enchantement 31 ». L’enchantement est un concept théorisé par Yves Winkin qui correspond à « toutes les opérations de “suspension volontaire de l’incrédulité” [...] [par un] processus de dénégation 32 ». Dans ce procédé, il y a deux parties : les personnes qui mettent en place le dispositif d’enchantement et celles qui participent à l’utopie proposée en « se laissant prendre 33 » par les apparences d’authenticité proposées. L’enchantement rend possible la co-construction de l’authenticité. Les personnes que j’ai rencontrées qui effectuaient des stages de développement personnel ou des retraites individuelles étaient toujours très charmées par le lieu. L’expérience du Ruisseau dans ce cadre apparaît nettement différente en tant qu’habitant ou woofer. En effet, il s’agit de séjours courts et très encadrés.

Cécile et Lionel ont créé un lieu d’expérimentation où ils/elles tentent d’améliorer certains aspects qu’ils/elles déplorent dans la société dominante contemporaine tels que le manque de soin envers soi, envers les autres et envers ce qu’ils/elles nomment la nature. Ils/elles ont imaginé un monde meilleur et ont tenté de le mettre en pratique. Ils/elles sont finalement passé·es d’un récit fictionnel à une réalité concrète, matérielle, sociale et symbolique, ce que Godelier nomme « l’imaginaire sur-réel 34 ». Le monde qu’ils/elles ont tenté de mettre en place repose sur la notion d’authenticité, de pureté. Ainsi, ils/elles marquent une frontière entre ce qui se trouve à l’intérieur de leur petit monde et ce qui est pollué 35 : les villes, les individus qui ne se remettent pas en question, les relations sociales superficielles et l’environnement de manière générale. Dans le but de garantir un ordre de pureté à l’intérieur de leur écovillage, plusieurs règles morales ont été listées dans une Charte, notamment influencées par la culture du développement personnel. L’idée est finalement qu’en se changeant soi, on participe à la résolution des problèmes écologiques contemporains, ce qui amène une vision individualiste de l’écologie.

D’après Eva Illouz 36, l’épanouissement personnel est souvent confondu avec la santé, il en devient un synonyme. Une personne qui a su trouver sa place dans la société et s’épanouir en concrétisant ses projets personnels est considérée en bonne santé. Si tel n’est pas le cas, que l’individu est malheureux mais ne fait rien pour modifier sa situation, il est stigmatisé et jugé inapte à s’adapter 37. Il en va de sa responsabilité de se prendre en charge et de s’améliorer 38. Ce devoir de se réaliser en tant qu’individu influence les modes d’habiter au sein du Ruisseau et la volonté d’éprouver des liens sociaux profonds apparaît entrer en tension avec un habitus individualiste qui pousse à penser à soi, prendre du temps pour soi, s’écouter, s’épanouir.

 

Conclusion

Dans cet écrit, nous avons parcouru un lieu, réel, matériel, fait d’humains et de non-humains. Cet espace, qualifié d’« écovillage » par ses créateur·rices, semble être resté à l’état de projet, au stade d’un récit qui se heurte à des réalités quotidiennes, mais qui résiste. Nous avons d’abord exploré la manière dont ce monde est raconté, l’ordre qui est censé le maintenir, le fonctionnement et les valeurs qui le composent, sa dimension rêvée, utopique. Ensuite, nous avons examiné la façon dont il se vit au jour le jour, les tensions qui apparaissent entre ce que ses créateur·rices imaginent et ce qui se passe dans les faits, entre ce qui veut être maîtrisé et ce qui ne peut l’être.

À travers cet article, nous avons découvert un monde d’expérimentation, un monde d’espoirs et de désillusions, un monde habité et inhabité à la fois, un monde aimé par les uns, rejeté par les autres. On ne pourrait réduire ce monde à la simple dichotomie utopie-dystopie, à une promesse tenue ou déchue. Il s’agit plutôt d’un va-et-vient, de tentatives de maintien d’une promesse, de désillusions quotidiennes, de reconstructions. Dans un tel contexte, est-il possible de différencier la fiction de la réalité alors qu’elles semblent s’entremêler et s’entrechoquer au quotidien ? Qu’est-ce que ce petit monde a à apporter si ce n’est du sens pour celles et ceux qui l’habitent et le font exister ?

 

  1. Extrait d’entretien, Lionel, 20 avril 2018
  2. Les prénoms des personnes citées dans cet article, de même que les noms de lieux, ont été modifiés pour des raisons d’anonymat.
  3. Extrait d’entretien, Lionel, 20 avril 2018
  4. Jonathan Dawson, « How ecovillages can grow sustainable local economies », Communities, n°56, 2006, p.13. Version originale : « human-scale, full-featured settlements in which human activities are harmlessly integrated into the natural world in a way that is supportive of healthy human development, and which can be successfully continued into the indefinite future ».
  5. En langue française, on notera qu’il existe des déclinaisons telles que « écohameau » ou « écolieu », bien qu’« écovillage » reste celle permettant de rallier internationalement tous les lieux et individus. Ross Jackson, « The ecovillage movement », Permaculture magazine, n°40, 2004, p.1-11.
  6. « About GEN », https://ecovillage.org/about/gen/.
  7. Vanessa Manceron, Marie Roué, « L’imaginaire écologique », Terrain, n° 60, 2013, “L’imaginaire écologique”, Vanessa Manceron, Marie Roué (dir.), p. 4-17 ; Geneviève Pruvost, « L’alternative écologique », Terrain, n° 60, 2013, “L’imaginaire écologique”, Vanessa Manceron, Marie Roué (dir.), p. 36-55.
  8. Florence Boux, La quête du bonheur au sein d’un écovillage au cadre enchanté et authentique (Occitanie) : une nouvelle façon d’être soi, mémoire, Liège, Université de Liège, 2018.
  9. Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La politique du terrain : Sur la production des données en anthropologie », Enquête, n° 1, 1995, « Les terrains de l'enquête », p. 71-109.
  10. Au sein de la méthode ethnographique, le fait de considérer sa posture et ses émotions permet un retour réflexif en rendant compte de l’expérience de l’enquêteur·rice sur le terrain. Faire une enquête ethnographique engage le corps. Ce corps, son histoire et sa personnalité influencent la posture méthodologique de l’enquêteur·rice. Dès lors, plusieurs éléments de cet écrit feront écho à mon expérience personnelle sur le terrain, non pas dans le but de mettre en avant ma personne, mais par souci heuristique et éthique. Sophie Caratini, Les non-dits de l’anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 2004 ; Mondher Kilani, « Du terrain au texte », Communications, n°58, 1994, « L’écriture des sciences de l’Homme », Martyne Perrot, Martin de la Soudière (dir.), p. 45-60.
  11. Kaidi Tamm, « On some aspects of the Lilleoru community », Journal of Ethnology and Folkloristics, n°3, 2009, p.95-108.
  12. Charte de l’écovillage du Ruisseau, consultée le 14 février 2018
  13. Extrait d’entretien, Lionel, 20 avril 2018
  14. Id.
  15. Charte de l’écovillage du Ruisseau, consultée le 14 février 2018
  16. Extrait d’entretien, Cécile, 9 avril 2018
  17. Nicolas Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.
  18. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1976.
  19. Céline Cravatte, « L’anthropologie du tourisme et l’authenticité. Catégorie analytique ou catégorie indigène ? », Cahiers d’études africaines, vol. 49, n° 193-194, 2009, “Tourismes”, Nadège Chabloz, Julien Raout (dir.), p. 603-619, p.606.
  20. Sandrine Barrey, Geneviève Teil, « Faire la preuve de l’"authenticité" du patrimoine alimentaire. Le cas des vins du terroir », Anthropology of food, n°8, 2011, « Patrimoines alimentaires », Laurence Tibère, Jacinthe Bessière (dir.), p.19.
  21. Danièle Léger, « Les utopies du “retour” », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 29, 1979, « Les classes-enjeux », p.45-63.
  22. Id., p. 53.
  23. Extrait d’entretien, Cécile, 9 avril 2018
  24. Extrait de journal de terrain, réunion relationnelle, 6 mars 2018
  25. Extrait d’entretien, Cécile, 9 avril 2018
  26. Je ne m’étendrai pas plus sur ce sujet car cela n’est pas l’objectif de cet article.
  27. Jonathan Dawson, « How ecovillages can grow sustainable local economies », op. cit. ; Vanessa Manceron, Marie Roué (dir.), p. 4-17 ; Geneviève Pruvost, « L’alternative écologique », Terrain, n° 60, 2013, “L’imaginaire écologique”, Vanessa Manceron, Marie Roué (dir.), p. 36-55.
  28. Extrait d’entretien, Cécile, 9 avril 2018
  29. Id.
  30. Id.
  31. Yves Winkin, « Utopie, euphorie, enchantement », in Alain Gras, Pierre Musso (dir.), Politique, communication et technologies. Mélanges en hommage à Lucien Sfez, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 2006, p.409.
  32. Id., p.170
  33. Id.
  34. Maurice Godelier, Au Fondement Des Sociétés Humaines : Ce Que Nous Apprend L’anthropologie, Paris, Albin Michel, “Bibliothèque Idées”, 2007.
  35. Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, FM/Fondations, 1971.
  36. Eva Illouz, Les Sentiments Du Capitalisme, Paris, Seuil, 2006.
  37. Edgar Cabanas, « Rekindling individualism, consuming emotions : Constructing “psytizens” in the age of happiness », Culture & Psychology, vol. 22, n° 3, 2016, p. 467-480.
  38. Sur cette question de l’amélioration de l’individu, voir notamment le numéro 176 de la revue Ethnologie française intitulé « L’optimisation de soi » dirigé par Tristan Fournier et Sébastien Dalgalarrondo : Tristan Fournier et Sébastien Dalgalarrondo (dir.), « L’optimisation de soi », Ethnologie française, n°176, 2019.