L’Armageddon de glace : pour une étude culturelle de l’hiver dans les films-catastrophe

L’Armageddon de glace : pour une étude culturelle de l’hiver dans les films-catastrophe

Par HUBIER Sébastien

Snow is heaven speaking to us – speaking to us through purity, speaking to us gently and gradually 1.

 

De même que la comédie sentimentale est composée d’une multitude de fragments diégétiques qui, inlassablement répétés, sont comme autant de fragments in nucleo d’un discours amoureux, les films-catastrophe proposent au spectateur un canevas immuable : dans des lieux qui, pour pouvoir être vastes, n’en sont pas moins très généralement clos (avions, navettes spatiales, tunnels, buildings, villes, trains, centrales atomiques, navires ou planètes tout entières) et dévastés, déserts, endormis ou ruinés, un événement, une catastrophe sont sur le point de se produire – se produisent, se sont produits. Ce cataclysme peut être d’origine naturelle, un fléau, une contagion, un attentat, le produit d’une erreur humaine ou d’une défaillance technique – mais, in fine, la logique demeure toujours la même, celle d’une tragédie, au sens étymologique du terme, désignant jadis le chant qui intervenait pendant l’immolation du bouc aux fêtes de Bacchus : un beau divertissement, en somme, au milieu de la détresse et des calamités. Simplement, depuis la fin du XXe siècle, les peurs apocalyptiques ne sont plus attribuées à des dieux vengeurs mais aux sociétés humaines elles-mêmes, comme si elles produisaient une révolution, une révélation : ce sont les erreurs des Hommes qui auraient pour conséquence la possible destruction de la planète qui les abrite. Les disaster movies hollywoodiens portent la trace de cette logique. Obsédés par la croyance en la fin de l’humanité, ils révèlent des mythes de la catastrophe qui touchent désormais l’ensemble des secteurs de la vie sociale et cosmique ; et l’hivernité devient un thème de prédilection de ces films qui déclinent les images traditionnellement associées à l’hiver : la neige, la glace, la pluie, les inondations, la grêle, les vents, les frimas et les réverbérations du frasil se formant délicatement sur les eaux. Toutes images qui associent les hantises de la dégénérescence, de l’Apocalypse, de la déglaciation des pôles, du réchauffement climatique et de la montée des eaux, du choc des civilisations, de l’hiver nucléaire, du Déluge, du Ragnarök, de la fin de l’Histoire, d’une ultime extinction massive, de la mort thermique de l’univers.

Les relations actantielles que ces fictions présentent sont elles-mêmes précisément codifiées : des représentants des pouvoirs civils et militaires, ne prenant pas la mesure de la menace, s’opposent rudement à un scientifique, qui, à juste titre, s’alarme ; et les réactions devant la catastrophe déclinent invariablement le même paradigme : solidarité des uns, égoïsme des autres, tentatives de fuite, suspicion généralisée, expression triomphante de l’esprit de résistance ou, a contrario, capitulation devant l’adversité. L’organisation chronologique est elle-même pleinement réfléchie : présentation des personnages principaux et secondaires dans les liens familiaux et professionnels qui, souvent problématiques, les unissent, préludes d’une catastrophe finalement assez prévisible, catastrophe elle-même qui se peut trouver concentrée sur quelques séquences ou, au contraire, être filée jusqu’à la fin du film, conséquences humaines de l’événement, enfin, dont la mise en scène, essentiellement pathétique, s’ouvre sur une forme d’espoir ou d’édification morale. À grand renfort d’effets spéciaux, sonores et visuels, le film-catastrophe observe très minutieusement un schéma chronologique si clairement établi qu’il semble nécessaire pour que se puisse produire cette kátharsis qui classiquement se fonde sur la pitié que ressent le spectateur à l’endroit des pauvres victimes et sur la terreur que suscite la monstruosité de l’événement. Même les dernières séquences de ce genre se doivent d’être stéréotypées : les rescapés se retrouvant se rapprochent et, dans le même temps qu’ils constatent la désolation glaciale qui les entoure, ils se promettent d’agir de conserve pour établir un monde meilleur.

On l’aura saisi, ce genre, éminemment dualiste, met en avant l’héroïsme d’un homme ou d’un groupe d’hommes livrant un combat sans merci contre des ennemis clairement identifiés et littéralement diabolisés. C’est probablement parce qu’il est à ce point intrinsèquement manichéen qu’il se trouve édifié sur une base religieuse, proposant invariablement une réflexion théologique sur la Nature, les sens et les implications de la représentation de la fin du monde en châtiment 2 – le spectateur circonspect ne manquant pas de se demander pourquoi le cinéma hollywoodien, qui s’attache tant à mettre en scène catastrophes et apocalypses, évacue, parfois, la question de la révélation, pourtant étymologiquement essentielle à cette matière (αποκάλυψις). Comment interpréter, dans le même temps, que les catastrophes écologiques et autres cataclysmes naturels soient si fréquemment représentés aujourd’hui, alors même que la nature est domestiquée comme jamais elle ne le fut auparavant ? Comment expliquer que la fin du monde soit si complaisamment annoncée, montrée, racontée et qu’elle se manifeste comme un des thèmes majeurs de la cinématographie contemporaine 3 ? Probablement parce que nous y entendons un écho à ce que nous sommes devenus en notre hypermodernité, parce que nous y trouvons une réponse à nos craintes croissantes, aux menaces imminentes qui, bien qu’imaginaires, nous obsèdent. Mais, d’évidence, pour décliner toutes les conséquences de cette hypothèse, il convient d’adopter une perspective à la fois psychologique, culturaliste et religiologique.

 

Le disaster-movie est-il un genre ?

L’histoire du disaster movie est, pour ainsi dire, aussi longue que celle du cinéma et fait apparaître distinctement combien le film-catastrophe est un genre fécond du système de production hollywoodien et combien, également, il est proche du film d’action ou du film d’aventures, ce qui explique probablement, du reste, son éclipse partielle durant les années Reagan 4. Elle indique aussi les différentes vagues du cinéma-catastrophe qui connut lui-même désastres, soubresauts, convulsions et résurrections. Il est loisible de repérer, notamment, un premier âge d’or, dans les années 1950, suivi d’un deuxième, au plein cœur des seventies et d’un troisième, enfin, au tournant du millénaire. Comment expliquer ce succès ? D’abord, les films-catastrophe sont souvent adaptés de romans qui sont eux-mêmes des best-sellers 5 et bénéficient, dans le même temps, des possibilités dont seul dispose le cinéma. Susan Sontag note ainsi avec raison :

 

Comparés aux romans de science-fiction, les films qui en sont issus ont une force incomparable, dont l’une est la représentation immédiate de l’extraordinaire : déformation physique et mutation, missiles et roquettes, effondrement de gratte-ciels : dans les films, c’est par les images et les sons – pas par des mots qui doivent être traduits par l’imagination – que l’on peut participer au fantasme de sa propre mort et, au-delà, de la mort des villes et de la destruction de l’humanité elle-même  6.

 

Or ce qui vaut pour la science-fiction vaut, en réalité, pour toutes les représentations du désastre qui contribuent à forger nos représentations culturelles de la notion de catastrophe. Les immeubles qui brûlent, qui explosent ou sont submergés par des flots glacés, la destruction des mégalopoles, voire de la planète tout entière ont été si souvent représentés en à peine plus d’un siècle d’histoire de l’industrie cinématographique qu’ils ont acquis une telle valeur symbolique qu’ils forment désormais un des socles de la culture de masse. D’un côté, ces films reprennent les mythes de la fin du monde hérités des traditions judéo-pagano-chrétiennes, et s’ils nous semblent si vrais, c’est, précisément, qu’ils se fondent sur ces grands récits qui sont encore les nôtres, fût-ce à l’état de bribes comme Snowmageddon (2011) qui reprend en creux le mythe de la boîte de Pandore. D’un autre côté, si elles nous touchent tant, c’est aussi qu’en ces productions se mêlent fiction et vérité : nous voyons les catastrophes réelles, climatiques ou non, par le biais du cinéma – un cinéma qui imite de si près la réalité qu’il nous semble vrai et tout se passe, en somme, comme si l’industrie du rêve s’effaçait momentanément devant la mise en scène du cauchemar. Un cauchemar qui, en somme, se déroulerait réellement.

Ces innombrables images de la catastrophe, pour lesquelles nous éprouvons tant de mal à faire le départ entre authenticité et illusion, sont devenues éminemment duelles dans l’Occident d’aujourd’hui où la catastrophe provoque tout à la fois l’horreur, l’émerveillement et l’espoir d’une possible palingenèse – d’une renaissance, d’une régénération ; en l’occurrence de cette régénération par le froid qui reprend au passage les lieux devenus communs de la cryothérapie et de la cryogénie utilisés dans tant de romans et de films de science-fiction. Paradoxalement, ces images, tantôt simplement brutales, tantôt carrément effroyables, nous surprennent toujours, bien que nous les ayons finalement toujours déjà vues au cinéma ou sur les écrans de nos télévisions et de nos smartphones. En d’autres termes, si l’imaginaire apocalyptique et l’imagerie de la catastrophe qu’il induit nous attirent, ce n’est point seulement en raison de notre goût actuel pour « l’art de se faire peur 7 ». C’est aussi que nous concevons notre monde comme tellement usé qu’il faudrait en faire table rase et repartir, enfin, de zéro ; d’où, aussi, l’importance fondamentale des genres post-apocalyptiques qui, de La Jetée (1962) à la série Jericho (2006-2008) en passant par Threads (1984), ont mis en place, de façon très efficace, l’imaginaire de l’hiver nucléaire avec ses paysages de désolation hantés par des hommes qui se déchirent pour survivre à une civilisation disparue, leurs arbres gelés, leurs plaines glacées où courent sans cesse les sifflements du vent 8. Ces fictions reposent sur deux modèles opposés qui structurent la représentation du désastre, laquelle oscille toujours entre le vide et le grouillement. Comme une « aire transitionnelle » entre ces deux registres, serpentent les zones interdites qui portent les traces de la catastrophe et rechignent à tout retour à la normale et à l’ordre. Ce no man’s land, qui sera encore celui d’After Earth (2013), cette terre aux nuits glaciales, est précisément le lieu du paradoxe de la disparition dans l’excès, tout le contraire, apparemment, de l’Alaska de Snowmageddon.

Mais qu’ils soient confrontés au feu des volcans ou aux neiges d’un interminable hiver, la leçon invariablement répétée par les protagonistes des films-catastrophe est la même : c’est dans la pire adversité et au pire de la tourmente que l’humanité révèle sa vraie valeur, ses vraies valeurs : solidarité, dépassement de soi, fraternité, courage, amitié, abnégation, esprit de sacrifice et esprit de famille. Or, cet imaginaire du désastre, qui peut aller jusqu’au doomsday, dissémine dans toutes les productions de la culture contemporaine où, comme le percevait déjà très clairement Adorno, sont élaborés des produits qui sont étudiés pour la consommation des masses. De ce point de vue aussi, Hollywood est bien une industrie culturelle, une intégration délibérée, d’en haut, de ses consommateurs 9. Ainsi, le film-catastrophe, genre commercial aux multiples facettes traduisant des fantasmes de destruction du monde, apparaît toujours comme l’expression des phobies culturelles et des angoisses sociétales – ces phobies, ces angoisses qu’il s’agit précisément de purger, de purifier en les mettant en scène. Car s’il est une fonction cathartique du film-catastrophe, c’est que ce dernier traite aussi bien de problèmes ancestraux, disons anthropologiques, que des défis contemporains de notre hypermodernité, « société qui stimule une marche au bonheur dans ses référentiels » mais qui est marquée par « la multiplicité des anxiétés, la morosité, l’inquiétude […], l’insatisfaction quotidienne 10 ». Le film-catastrophe, parce qu’il met en scène la réalité du désastre, désamorce précisément ces catastrophes et destructions, systématiquement présentées sous l’angle de la métaphore. En somme, les disaster movies imagent les problèmes qui nous hantent, les transfèrent vers la fiction et offrent ipso facto une solution imaginaire à des controverses insolubles dans la réalité sociale.

À cet égard, ils sont bien, eux aussi, des mythes – mais des mythes d’aujourd’hui, au sens où le mythe, qui offre « une solution imaginaire à une contradiction réelle », est « un opérateur logique pour concilier deux propositions qui se contredisent et forme une “double contrainte” collective 11 ». Cette « logique » est précisément celle de l’exutoire qui consiste à détourner une angoisse en la projetant sur un autre plan, en l’occurrence sur l’écran de la fiction cinématographique. L’art du film-catastrophe est de susciter conjointement une anxiété éprouvante et un effroi enchanteur ; mais cet objectif ne peut être atteint que si les cataclysmes contemporains qu’il met en scène réactualisent et resémantisent de vieilles légendes, d’anciens cauchemars, inscrits au plus profond de nos memes. Ces fictions organisent nos inquiétudes les plus diffuses – inquiétudes que l’on ne saurait tempérer, paradoxalement, qu’en les intensifiant. Cependant, qu’elles se présentent comme de pures fictions (Absolute Zero [2006], Ice Twisters [2009] ou Ice Quake – Nature Unlesahed [2010], 2012. Ice Age [2011], Age of Ice [2014]) ou, a contrario, qu’elles prennent l’apparence de documentaires (comme ce film didactique diffusé sur France 3 en septembre 2007 détaillant les conséquences supposées de l’arrêt du Gulf Stream), elles s’intègrent parfaitement dans les pratiques et les représentations sociales contemporaines. La figuration de la catastrophe ne vise donc pas seulement, sur un mode alarmiste, à annoncer la fin du monde et de tout ce que nous connaissons : elle s’ingénie également à mettre en scène l’indicible et l’irreprésentable. C’est en cela, précisément, que le genre présente, presque invariablement, une morale, aboutée à la fois à l’imaginaire de la Fin – d’une ville ou d’un village pris dans la tourmente, de l’espèce humaine en proie à une nouvelle glaciation, du monde définitivement figé dans la glace – et à un modèle de rédemption (d’une nation, d’une époque, d’une communauté, d’un individu). Or si la dimension morale du film-catastrophe est efficace, c’est justement que celui-ci excite la peur, laquelle établit une très grande proximité entre l’action et le spectateur qui adhère alors tout naturellement aux enseignements et aux valeurs éthiques qu’inspire la fiction – cette participation affective étant, du reste, favorisée par des figures cinématographiques éprouvées de longtemps : infrasons, gros plans, alternances rapides de plongées et de contre-plongées, et ce, même dans le cas de films à budget modeste comme Snowmageddon. Certes, parce que l’angoisse est une donnée socialement construite (et, ipso facto, psychologiquement déterminée) et parce que chaque culture a ses phobies, ses appréhensions, ses inquiétudes et ses répulsions, le cinéma hollywoodien privilégie à chaque époque des dangers différents : contagions, incendies, hijacks et autres attentats. Et, désormais, phénomènes météorologiques extrêmes : blizzards extraordinaires, grêles mortelles, tempêtes de verglas, voire brouillards surnaturels, comme dans The Mist (2007), l’adaptation par Frank Darabont du roman de Stephen King.

 

Plus de peurs que de mal ?

Toutefois, dans tous les cas, le film-catastrophe correspond à l’édification d’un ordre symbolique qui renvoie dos à dos l’anéantissement et le salut, le Mal et le Bien, le malsain et le salutaire, l’impur et l’immaculé, les ténèbres et la clarté. Qu’ils mettent en scène la fureur des éléments, des monstres extraterrestres ou préhistoriques venus nous visiter ou la boîte de Pandore, ces films-catastrophe répètent inlassablement la lutte des hommes contre la Bête, contre le Diable, l’épouvantable créature qui, étymologiquement, sèment la division entre eux (διαβάλλω) – et c’est la raison pour laquelle ils développent toujours, tantôt explicitement, tantôt en creux, les éléments constitutifs d’une mythologie du Sauveur, du rachat et de la rédemption, ce que représente John Miller, le père de famille héroïque de Snowmageddon.

Mêlant fiction scientifique et fiction philosophique, le film-catastrophe, qui est à lui seul tout un univers mythique et fantasmagorique, structure nos représentations et notre imaginaire du danger. Cependant, il s’agit là peut-être moins de la fin du monde que de la fin d’un monde – et, au-delà, de la révélation d’un nouvel ordre 12. Le cinéma de notre hypermodernité marquée par l’effondrement du rationalisme et du progrès insiste à plaisir sur les situations où l’humanité se trouve désarmée, voire totalement impuissante, notamment devant les éléments déchaînés. Ces fictions, qui mettent en spectacle les fantasmes morbides de sociétés à bout de souffle, cherchent à susciter chez le spectateur une véritable jouissance thanatique. Mais est-il bien loisible de traiter tous ces films dans leur ensemble ? Ne convient-il pas plutôt de faire le départ entre des tendances qui, certes voisines, se fondent en réalité sur des imaginaires assez différents ? Il semble bien, de fait, exister des traditions dissemblables dont les tópoï sont assez hétérogènes et les enjeux parfois même contradictoires. En effet, certaines productions – notamment celles qui figurent les grandes catastrophes de l’Histoire ou imaginent les grandes catastrophes naturelles à venir – opposent au Mal des héros prométhéens présentés comme autant de défenseurs des grands récits de l’émancipation. D’autres, au contraire, s’attachent à l’anticipation de lendemains catastrophiques, à la fois effroyables et alarmants. Le cataclysme climatique vaudrait donc à la fois comme une figure de l’ambivalence des progrès de la technique et de la connaissance et comme une métaphore de la Götterdämmerung, marquant la fin de la bénédiction que les dieux accordaient jadis aux puissances occidentales et qui leur serait désormais refusée. Le Mal et la destruction ne sont plus éloignés dans l’espace et le temps, mais lovés au sein même de notre humanité. Plus intimistes, certains films pointent le danger dans le quotidien, banal et actuel : la catastrophe ne se produit plus, de manière spectaculaire, dans des mégalopoles, toujours considérées par Hollywood comme « un piège mortel, un lieu d’épouvante 13 », mais dans des lieux anodins, des bourgs, voire des hameaux dont la petite ville de Snowmageddon, nommée Normal (sic), est le meilleur emblème.

D’où la nécessité, pour comprendre l’organisation des structures sociales que révèlent et dissimulent les disaster movies, d’une étude de la manière dont s’y articulent les mythes dominants d’aujourd’hui. Si le film-catastrophe peut être considéré comme une expression privilégiée de notre imaginaire social, c’est qu’il cristallise les fantasmes du présent, notamment celui du désordre que peuvent paradoxalement susciter, dans nos sociétés de contrôle, les pouvoirs, tyranniques ou défaillants. Car, précisément, les préoccupations actuelles passent par la représentation d’images extraordinaires : terre et feu déchaînés, mais aussi brumes et neiges, avalanches et verglas. Toutes ces images qui, justement, composent « les univers mythiques 14 » et qui, s’accompagnant d’images de chute, d’ascension ou de pénétration, mettent en jeu les figures anthropologiques du Mal et du salut. Certes, les peurs varient au fil du temps et dépendent, dans le cadre du cinéma, d’explications plus ou moins rationnelles, si bien qu’il semble que chaque révolution scientifique induise de nouvelles productions culturelles de la catastrophe. Les éléments déclencheurs du disaster movie se composent des angoisses de l’inconscient collectif, lequel dépend de phénomènes idéologiques, socio-historiques ou politiques 15. Or, la catastrophe climatique se présente à nous comme le symptôme du déclin de la civilisation qui ne parvient que très difficilement à résister aux désastres qu’induit un désordre fatidique. C’est typiquement ce que représente l’événement destructeur qui menace d’être exterminateur : tempêtes de neige ou armageddon de glace. Toutefois, que la cause du désastre soit la folie humaine ou un événement brutal et extérieur – tombé du ciel ou surgissant des profondeurs – la catastrophe, donnant un nouveau sens à l’antique némésis, apparaît comme un avatar de l’ancienne punition divine. Or voilà qui explique le déroulement linéaire et dialectique du film-catastrophe classique qui lui-même dépend du vieil imaginaire millénariste : un avant, un pendant et un après la catastrophe qui marque un retour apaisant à la normale. Après la pluie, le beau temps. Après l’hiver, peut-être, le printemps !

Car l’organisation même du film-catastrophe est signifiante, présentant ce qu’il convient d’appeler une téléologie catastrophiste qui insiste, plus ou moins adroitement, sur l’enchaînement des événements – lesquels peuvent d’abord être de l’ordre de la coïncidence, comme dans 2012. Tandis que les premiers signes de la fin du monde se font jour, le personnage rédempteur intervient qui – séparant, sur le mode héroïque, le jour et la nuit, la lumière de la civilisation et l’ombre portée par la barbarie de la catastrophe – se lance dans une course effrénée contre le temps et contre la mort. D’où l’importance cruciale dans Snowmageddon du compte à rebours, répété de manière lancinante dès la chute des premiers grêlons.

Au climax catastrophiste répond la rédemption apocalyptique ; et l’humanité, momentanément sauvée, se promet solennellement de se souvenir de cet avertissement divin et de reprendre la route du progrès. Les films-catastrophe sont une forme de théomachie, de lutte contre les dieux, rejouant sans cesse, sur un mode apocalyptique, la bataille du Bien contre le Mal, de la civilisation contre la barbarie. Mais s’ils présentent généralement un happy end, ils ne se concluent pas toujours par une victoire définitive du Bien et de la civilisation comme l’indique l’ultime scène de Snowmageddon qui se concentre sur le vieillard (figure au demeurant ambiguë depuis le début) découvrant dans son sapin une nouvelle boule à neige visiblement dotée du même pouvoir maléfique et abymal que la précédente. Il convient en outre, semble-t-il, de souligner l’existence de films, problématiques, qui gomment le plus possible l’événement, le désastre même. Là, le monde entre insensiblement dans un temps obscur et les personnages dans un espace maudit, le film-catastrophe s’inscrivant alors aux limites du cinéma horrifique :

 

le ciel ne nous tombe plus sur la tête, ce sont les territoires qui glissent. Nous sommes dans un univers fissile, banquises erratiques, dérives horizontales. L’effondrement interstitiel, tel est l’effet du séisme, mental aussi, qui nous guette. La déhiscence des choses les mieux scellées, le frisson des choses qui se resserrent, qui se contractent sur leur vide […]. Nous ne guettons plus les astres ni le ciel, mais les déités souterraines, qui nous menacent d’un effondrement dans le vide  16.

 

Le Mal, qui était transcendant, sinon absolu, se love désormais partout et nulle part, et la catastrophe gît dans les circonvolutions du quotidien et du banal. Cette banalisation marque une première usure du désastre. L’exagération et la prolifération thématique en sont deux autres. Dans Snowmageddon, on voit distinctement à l’œuvre ces logiques postmodernes et hypermodernes : certes, des mythes anciens sont récupérés et associés dans un nouvel agencement ; cependant, ce ne sont plus les métarécits qui organisent le monde de la fiction, mais des micro-récits, éclatés, qui ouvrent vers de multiples interprétations, du reste, parfois contradictoires. La comparaison avec les films des années 1950 est, sur ce point, éclairante. Là où un ordre ferme permettait naguère la proclamation d’une vérité unifiée, le désordre d’aujourd’hui rend celle-ci inéluctablement plurielle et fuyante.

Quoi qu’il en soit, le genre du film-catastrophe apparaît comme l’avatar contemporain du mythe de domination de l’Homme sur la nature, ce que représentaient, en leur temps, Prométhée ou Faust. Mais ce mythe est actualisé pour répondre aux besoins de l’hypermodernité qui correspond moins à un mouvement de « rapatriement de la jouissance ici et maintenant » qu’à un nouvel imaginaire de la fin pris dans les linéaments d’un tragique aporique 17. Ainsi, il permet de dévoiler une autre caractéristique de notre hypermodernité : l’abandon du mythe du Progrès, la transformation de la science et de la technologie en sources de peur. Son étrangeté tient alors à ce qu’il reprend des images primordiales de l’apocalypse liées aux éléments et qu’il les met en scène grâce aux médias les plus contemporains ; et ce, dans le cadre d’une combinaison inédite du religieux et du scientifique, du sacré et du profane. Les grands cinéastes qui pratiquent aujourd’hui le genre – Roland Emmerich, Wolfgang Petersen, M. Night Shyamalan, Brad Peyton – confèrent ainsi une dimension tour à tour spirituelle, surnaturelle, irrationnelle, mythique et mystique aux conflits réels et aux peurs quotidiennes. Ce processus anthropologique repose sur un mécanisme inconscient non moins essentiel, le déplacement : dans le dessein de défendre aussi bien le Moi que des structures sociales fragilisées, la fiction reporte les affects d’une représentation sur une autre ; du terrorisme sur le monstre, du déclin historique sur l’Apocalypse, des stéréotypes genrés sur des hiérarchies actantielles, des dérégulations financières et autres détraquements sociaux sur le dérèglement climatique. Parallèlement, pour des raisons qui ne sont pas si éloignées de celles qui, selon Richard Dawkins 18, nous ont conduit à inventer des dieux, les détresses les plus graves sont attribuées à des forces surhumaines marquant un passage, en somme, de l’immanent au transcendant. Ainsi, le disaster movie, ce genre cinématographique à suspens (un suspens le plus souvent feint), met en scène bien autre chose que des catastrophes naturelles ou technologiques : sur un mode paradoxal et, par la débauche de moyens dont il fait preuve, il vise à enchanter le public par une figuration spectaculaire de ce qui, précisément, le désenchante au jour le jour. Si les imaginaires du désastre et de la fin du monde acquièrent aujourd’hui une telle importance, c’est qu’ils sont à la fois une réponse à des angoisses archaïques, une compensation à des peurs contemporaines et une réaction aux aliénations sociales actuelles.

 

Conclusion

Renouant avec les principes esthétiques, cognitifs, ontologiques et symboliques du cinéma bis des dernières décennies du XXe siècle, l’hiver, la glace et la neige sont devenus des éléments majeurs des disasters movies hypermodernes et l’armageddon de glace remplace cet apocalypse par le feu nucléaire qui obsédait les cinéastes de la Guerre froide. Nombre de films des années 1970-1980 montraient les hommes survivant tant bien que mal sur une Terre épuisée ; et les films-catastrophe, comme les fictions post-apocalyptiques, insistaient couramment sur la surpopulation, la mauvaise gestion des ressources, le réchauffement climatique, le manque de ressources et la déshumanisation qui en résultent. Comme dans Soylent Green (1974), l’imaginaire convoqué était alors celui d’une odieuse chaleur, d’une intolérable touffeur, d’une constante moiteur écrasant les corps et dissolvant jusques aux contours du paysage. Lucien Boia voit là une retombée dans les fictions hollywoodiennes du « début de la grande vague d’inquiétude écologique qui déferla sur les années 1960 et 1970. Il semblait de plus en plus évident que par toutes ses activités – industries, agriculture et transports – l’humanité détériorait gravement le sol, les eaux, l’atmosphère, et évidemment, par ricochet, sa propre biologie et les acquis de la civilisation 19 ». Cet imaginaire désertique, renvoyant tantôt au Grand désert de sable australien (Mad Max [1979-2015]) tantôt au Sahel (Riddick [2000-2013]) cède progressivement la place à un autre type d’imaginaire, ainsi que le manifeste Sirius 6B, la planète perpétuellement enneigée de Screamers (1995). Ainsi que le manifeste aussi, plus clairement encore, The Day After Tomorrow (2004) dont l’élément dominant est la glace. Le film débute en effet par un survol de la banquise et, dès le début, sont montrées des tempêtes de neige et des cataractes de grêlons formidables annonçant le bouleversement de la circulation des courants océaniques à l’origine de la gigantesque tempête qui n’est que l’entrée dans un nouvel âge glaciaire. Les emblèmes de New York sont eux-mêmes enfouis sous la glace : le drapeau américain gèle instantanément dans l’œil du cyclone et Manhattan est immobilisé dans les congères. Le message du film, bien que clairement écologiste, s’inscrit surtout dans une perspective tragique, et si, conformément aux codes des disaster movies, le vice-président des États-Unis refuse d’appliquer les protocoles environnementaux pour des raisons économiques, tout indique qu’il est, de toute façon, déjà trop tard : le climat a inexorablement changé comme si la planète avait réagi, à sa façon, aux agressions subies ; comme si elle était une entité globale répondant aux attaques dont elle fut l’objet – ce qui sera aussi le propos de The Happening (2008). Toutefois, à y regarder de près, s’ils restent inhospitaliers et rudes, il semble que les paysages glaciaux et enneigés soient aussi symbole de virginité, de pureté. Il ne s’agit plus seulement dès lors de lutter contre le froid des grands espaces et les prédateurs qui les hantent (même si ces motifs restent centraux dans The Grey [2012], qui conjugue les genres du cinéma catastrophe et du survival), mais de se laisser aller aux beautés d’une terre lavée – purifiée, désinfectée, stérilisée par le gel. Ainsi, dans The Day After Tomorrow, tout à New York est redevenu silencieux, pur et calme, à l’image d’un monde sans humain, et le film s’achève par une vue de la planète qui, en travelling arrière, expose l’hémisphère nord prisonnier des glaces mais libéré des hommes : la planète bleue, naguère engrisaillée par la pollution humaine, est enfin devenue une planète blanche : un astre froid, un astre de glace, de mort aussi, mais surtout d’éternelle pureté.

 

  1. Erja Hannula, « Signs Between », in Eero Tarasti (dir.), Snow, Forest, Silence, Bloomington, Indiana University
  2. Sébastien Fevry, Serge Goriely, Arnaud Join-Lambert (dir.), L’Imaginaire de l’apocalypse au cinéma, Actes du colloque organisé par le Groupe de recherche Cinepesi de l’Université Catholique de Louvain (13-14 octobre 2010), Paris, L’Harmattan, 2012.
  3. On se reportera au passionnant livre de Christian Chelebourg, Écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, « Réflexions faites », 2012.
  4. Pour plus de détails sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, American Dream. Éléments pour une étude culturaliste du cinéma hollywoodien, Dijon, Presses du CPTC, 2015, p. 51-67.
  5. Ce qui est aussi le cas de nombreux thrillers, comme en atteste Winter Bone de Daniel Woodrell qui connut d’abord un succès retentissant en tant que roman avant d’être adapté avec le même succès en bande dessinée par Romain Renard et au cinéma (Debra Granik). On pourrait, au reste, faire une remarque analogue pour le Transperceneige de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, puis de Bong Joon-ho.
  6. Susan Sontag, « The Imagination of Disaster », Commentary, New York, octobre 1965, p. 42-48, p. 44 : « Compared with the science fiction novels, their film counterparts have unique strengths, one of which is the immediate representation of the extraordinary: physical deformity and mutation, missile and rocket combat, toppling skyscrapers: in the films it is by means of images and sounds, not words that have to be translated by the imagination, that one can participate in the fantasy of living through one’s own death and more, the death of cities, the destruction of humanity itself » [notre traduction].
  7. Voir Nadine Boudou, Les Imaginaires cinématographiques de la menace. Émergence du héros postmoderne, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », série « Études culturelles », 2013. Voir aussi Martine Roberge, L’Art de se faire peur : des récits légendaires aux films d’horreur, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.
  8. En réalité, ce modèle fut aussi littéraire comme en atteste un roman comme The Sixth Winter (1979) de Douglas
  9. Theodor W. Adorno, « L’Industrie culturelle » [Kulturindustrie – Aufklärung als Massenbetrug], Communications, n°3, Paris, Seuil, 1964, p. 12.
  10. Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, 2009, p. 35.
  11. Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein. Mythe et philosophie, Paris, PUF, 1988, p. 10.
  12. Claude-Gilbert Dubois, Mythologies de l’Occident. Les bases religieuses de la culture occidentale, Paris, Ellipses, 2007 ; Michel Maffesoli, Apocalypse, Paris, CNRS Éditions, 2009.
  13. Georgia Bucur, « La Ville catastrophe. Hollywood et l’utopie cinématographique » in Laurent Creton, Kristian Feigelson (dir.), Villes cinématographiques, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, « Théorème », 2007, p. 133.
  14. Yves Durand, L’Exploration de l’imaginaire. Introduction à la modélisation des univers mythiques, Paris, L’Espace bleu, « Bibliothèque de l’imaginaire », 1999 [1989].
  15. Il conviendrait de pousser plus avant dans la perspective théorique du fonctionnement de la fiction, cette remarque de Louis Althusser, référence majeure des Cultural Studies : « Nous sommes d’accord qu’une fois constitué, l’inconscient fonctionne comme une structure “intemporelle”. J’userai ici d’une comparaison : une fois qu’il a été monté, et monté pour être capable de fonctionner, un moteur “fonctionne” toujours à quelque chose. Par exemple un moteur à essence fonctionne à l’essence. Or je me demande si on ne peut pas dire que l’inconscient a lui aussi besoin de “quelque chose” pour fonctionner : et ce “quelque chose” est, me semble-t-il, en dernier ressort de l’idéologique », in « Lettres à Diatkine », Écrits sur la psychanalyse, Paris, Stock/IMEC, 1993, p. 108.
  16. Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset, « Figures », 1983, p. 104.
  17. Voir Michel Maffesoli, Homo eroticus. Des communions émotionnelles, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 14.
  18. Richard Dawkins, The God Delusion, Boston, Houghton Mifflin, 2008.
  19. Lucien Boia, L’Homme face au climat. L’Imaginaire de la pluie et du beau temps, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 21.