« C’est moi le déchet »… Bruit et fureur chez les sœurs Brontë

« C’est moi le déchet »… Bruit et fureur chez les sœurs Brontë

Par CASTA Isabelle-Rachel

 

Je vis Burns quitter immédiatement la classe, se rendre dans un petit cabinet où l’on rangeait les livres et revenir une demi-minute plus tard portant dans sa main une poignée de verges nouées à une extrémité. Elle présenta ce sinistre instrument à Miss Scatcherd en faisant une respectueuse révérence, puis, tranquillement, sans qu’on le lui ordonnât, elle détacha son tablier : la maîtresse lui infligea aussitôt, et avec violence , une douzaine de coups de verges sur la nuque  1.

 

Contextuellement, celle qui se revendique tristement comme un déchet n’appartient bien sûr pas à la galerie des personnages des sœurs Brontë, et donc certainement pas aux deux romans qui vont faire l’objet de cette réflexion, à savoir Jane Eyre et Hurlevent des monts. Il s’agit cependant d’une toute jeune femme que l’amour mal partagé tue autant qu’un mauvais traitement avéré, même si pour le coup, on n’y peut pas grand-chose… C’est en effet Zaza, meilleure amie d’enfance de Simone de Beauvoir, qui vit ici ses derniers instants, ravagée par la passion qu’elle porte à Maurice Merleau-Ponty, passion qu’elle soupçonne n’être pas partagée : « N’ayez pas de chagrin, maman chérie, dit-elle. Dans toutes les familles il y a du déchet : c’est moi le déchet. [...] Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort 2. » Pourtant, si nous avons choisi cette formule titulaire, aussi frappante que désespérée, c’est sans doute qu’elle nous paraît résonner avec l’univers très sombre, très brutal de deux romans que l’on s’accorde aujourd’hui un peu vite à trouver plutôt agréables, sinon anodins. Proposées en effet très couramment dans les programmes scolaires, que ce soit en littérature ou en langue anglaise, les deux œuvres appartiennent entièrement au fonds patrimonial européen, très souvent soumises à l’exégèse des élèves et des étudiants, et ouvrant de ce fait ce que l’on peut désigner comme la littérature young adult. Il n’en était évidemment pas question lors de la date de parution, en 1847, puisqu’à l’époque le lectorat adulte était d’emblée et implicitement le seul concerné, mais deux des héros des sœurs Brontë, Jane Eyre et Heathcliff Earnshaw, peuvent prétendre à être, à un moment ou à un autre de leur jeunesse tourmentée, ce « déchet » que la malheureuse Zaza revendique comme oraison funèbre.

Déchus, plus encore que déchets, les enfants Earnshaw et la petite orpheline Jane subissent ainsi la violence sidérante et incompréhensible d’ainés eux-mêmes abimés et détruits, mais pour Jane comme pour Catherine Earnshaw, la fin s’éclaire et se nourrit de tous les enfers traversés. Châtiments corporels, punitions, dégradations, rapts, séductions brutales… régissent en effet des rapports où hommes, femmes, enfants et animaux se déchirent les uns les autres, les maitres frappant les serviteurs, les aînés maltraitant les cadets, les professeurs fouettant, torturant et humiliant les élèves. Tout le monde y bat tout le monde, dans une forme d’automaticité des coups et des mauvais traitements – qui nous font certes sourire dans les romans de la comtesse de Ségur, lorsque madame Papofski, la méchante nièce du général Dourakine est fouettée comme elle a fait fouetter ses serviteurs et ses enfants. Mais nous ne sommes pas accoutumés à considérer les romans des sœurs Brontë comme des parangons de brutalité et de maltraitance, ce qu’ils sont aussi. C’est cet aspect que nous aimerions évoquer dans ces propos, montrant donc comment la géhenne des premières années, de vulnérabilité blessée et de désespoir amer, guide vers une résilience inattendue et bienvenue.

Trois moments permettront de formaliser l’architecture récursive de ces relations agonistiques. Nous observerons dans un premier temps combien orphelins et animaux, essentiellement dans Hurlevent des monts, sont victimes de la brutalité humaine, qu’elle soit volontairement ciblée ou seulement systématique. Puis nous scruterons les interactions érotiques violentes, qui ont d’ailleurs contribué à faire de ces romans des joyaux d’incompréhensible modernité. Enfin nous rejoindrons les jugements de John Cooper Powys et de Georges Bataille pour lesquels l’exaspération des affects, au travail dans ces opus, n’est pas très éloignée des rhétoriques de la « belle mort » dont les poètes de cimetières 3 étaient déjà porteurs : « Cathy et Heathcliff, Emily et son frère à peine disparu, pourront se rejoindre – maintenant et toujours, puisqu’ils sont morts, et que, comme l’écrivait John Donne, “ la mort une fois morte, il n’est plus besoin de mourir ” 4. » L’on peut ainsi avancer, sans crainte du paradoxe, que les deux romans finissent « bien ».

 

Violence, sadisme, maltraitance : la loi du plus fort

Il va être fouetté : je déteste qu’on le fouette ! Je ne pourrai rien manger. Pourquoi lui avoir parlé, Edgar ?  5

 

Les corrections, les bagarres cruelles entre enfants, les coups, les gifles et les pinçons infligés à ou par la gouvernante Nelly Dean… sont choses extrêmement courantes, et il nous faut attirer bien sûr l’attention sur la naturalisation, presque la normalisation, de cet état endémique de violence interactive : « Joseph pouvait fouetter Heathcliff jusqu’à en avoir le bras endolori, ils oubliaient tout dès l’instant qu’ils se retrouvaient ensemble 6. » La longue tradition des châtiments corporels anglais, en particulier celle des coups de fouet appliqués par le préfet des études, perdure bien au-delà des sœurs Brontë, mais ce qui interpelle dans ces romans c’est la reconduction aveugle des tourments sur plus faibles, plus malades ou plus démunis que soi, et la brutalité générale de la société (fin du XVIIIe siècle-tout début XIXe pour Hurlevent des monts, milieu XIXe siècle pour Jane Eyre) – avec des nuances, des explications, et une forme de schéma agentif qui inscrit ces comportements dans le cadre général de romans d’apprentissage terrifiants, mais peu à peu élévateurs.

On peut dire que les chiens et Heathcliff entrent en même temps dans la fiction. En effet, lors de la visite initiale de monsieur Lockwood 7, c’est par un coup de pied à une chienne aux intentions belliqueuses qu’Heathcliff signale à la fois son caractère et son comportement ; le malheureux visiteur est de fait cerné par une véritable meute (« Comme une louve » ; « Brigande de chienne » ; « Farouches et hirsutes chiens » ; « Une demi-douzaine de démons à quatre pattes 8 »). Plus encore que dans Jane Eyre, les chiens, les chevaux et les poneys occupent une place considérable dans le « casting » du roman ; ils sont la plupart du temps les porteurs innocents de la fureur ou de la bêtise de leurs maitres respectifs, souvent victimes expiatoires de querelles ou de haine où ils n’ont pourtant pas de part. Plus démunis encore et plus vulnérables que les enfants ou les domestiques, eux-mêmes souvent objets de tourments innombrables, les chiens emblématisent l’absolue loi du plus fort qui règne sur le monde de Heathcliff ; ce n’est pas par hasard s’il commence par sacrifier, hostie pitoyable d’une union toxique, la chienne de son épouse : « La première chose qu’elle m’a vue faire, en sortant du Manoir, fut de pendre sa petite chienne, et quand elle a plaidé pour elle, les premiers mots que j’ai prononcés ont été pour dire que je souhaitais pendre toutes les créatures de son entourage 9 ». On peut cependant penser qu’elle survivra :

 

Je vis quelque chose de blanc qui s’agitait de façon irrégulière. [...] Grandes furent ma surprise et ma perplexité, de reconnaitre, au toucher plutôt qu’à la vue, l’épagneule de miss Isabella, Fanny, pendue par un mouchoir et sur le point de rendre le dernier soupir. Je me hâtai de délivrer la bête et la déposai dans le jardin  10.

 

Ne pourrait-on y voir une forme d’euphémisation fantasmatique de l’union charnelle entre Heathcliff et Isabella, qui se déroule cette même nuit et à laquelle fait penser l’expression « quelque chose de blanc » – qui évoque à la fois la nuit nuptiale et la pureté à jamais perdue de la jeune fille ? Cette lecture en tous cas conviendrait au rapprochement constant prêté à Heathcliff entre son épouse et une chienne. Par contiguïté métaphorique troublante, lui-même traite en effet immédiatement son épouse de « pitoyable chienne servile et mesquine », qui continue de « ramper honteusement à [ses] pieds » 11, en prophétisant presque à l’une le même sort que la précédente « chienne », après l’avoir observée comme un « animal étrange et repoussant, un mille-pattes des Indes 12 ».

L’abondance des tropes d’assimilation entre bêtes et gens nervure en effet les deux romans, par exemple, l’éternelle dévalorisation viriliste de Edgar par Heathcliff, dont l’imagier injurieux équivaut à le traiter d’impuissant : « Cathy, ton agneau menace comme un taureau 13 », féroce dérision que partage la propre épouse d’Edgar, peu charitable à ce moment : « Heathcliff ne lèverait pas plus un doigt contre vous qu’un roi ne lancerait son armée contre une colonie de souris. [...] Ce n’est pas un agneau qui est votre emblème, c’est un levraut à la mamelle 14. » Sans cesse, Cathy participe de la tension permanente qui règne entre Edgar et Heathcliff en frappant elle-même (« L’instant d’après, l’une des mains se dégagea et le jeune homme étonné la sentit frapper son oreille d’une telle manière que la chose ne pouvait pas passer pour une plaisanterie 15 ») ou en autorisant quasiment le premier à battre le second, ce qui de la part d’une épouse est plus que choquant :

 

Je voudrais que Heathcliff vous rossât à vous en rendre malade pour vous être permis une mauvaise pensée à mon sujet ! […] Mon maître se redressa vivement et lui porta en pleine gorge un coup qui aurait terrassé un homme moins robuste. Il en eut la respiration coupée pendant une minute  16.

 

Mais c’était déjà par la morsure d’un bouledogue-gardien que Cathy avait quitté l’enfance (et sa vie insouciante de petite sauvageonne avec Heatchcliff) pour entrer dans le monde sophistiqué et policé des Linton, cette morsure pouvant signifier symboliquement l’irruption de la puberté (le sang…), ou même en poussant le syllogisme un peu loin, la future défloration par l’époux Edgar. La radicalité des manœuvres destinées à faire lâcher prise au chien témoigne en effet de l’énergie de la morsure, césure qui sépare les deux vies de Catherine – épisode après lequel elle ne sera plus jamais la même :

 

J’ai pris une pierre et je l'ai fourrée entre les mâchoires du bouledogue et j’ai essayé de toutes mes forces de la lui enfoncer dans la gorge. [...] On lui a fait lâcher prise en l’étranglant : sa langue pourpre pendait d’un demi-pied hors de sa gueule et ses babines retroussées ruisselaient de bave sanguinolente  17.

 

La méchanceté envers les animaux (et le saccage gratuit de la nature) marque également John, le cousin de Jane, de traits dirimants : « Il tordait le cou aux pigeons, tuait les petits paons, lâchait les chiens sur les moutons, dépouillait les vignes de la serre de leurs raisins et arrachait les bourgeons des plantes les plus rares 18. » Cette cruauté annonce immédiatement le sort qu’il réserve à sa cousine orpheline, et qui ressemble à tous les autres comportements violents qu’enfants, serviteurs et petits animaux subissent à longueur de temps des maitres prédateurs : « Je savais qu’il ne tarderait pas à frapper [...]. Tout à coup, sans rien dire, il me frappa avec brutalité. Je chancelai, puis, reprenant mon équilibre, je reculai d’un ou deux pas de son fauteuil 19. » La virulence du prédateur (« À mon égard, il éprouvait de l’antipathie. Il me menaçait brutalement, me malmenait, non pas deux ou trois fois par semaine, une ou deux fois par jour, mais continuellement 20 »), alliée à la totale impunité dont il jouit, laisse Jane complètement démunie, exposée à la mauvaise foi et à la lâcheté insigne des adultes : « La tête me faisait encore mal et saignait par suite du coup que j’avais reçu dans ma chute. Personne n’avait réprimandé John pour m’avoir frappée par simple caprice 21. »

Mais, aussi horrible que soit le comportement de John, il n’égale en rien le quotidien épouvantable des enfants Earnshaw, soumis aux caprices de l’aîné, Hindley, qui s’enfonce peu à peu dans des vices qui le mèneront aussi au trépas ; il bat, ou fait battre, Heathcliff : « [...] lorsqu’ils restaient absents, ce qui lui remettait en tête qu’on fouettât Heathcliff et qu’on privât Catherine de diner ou de souper 22 », parfois rejoint par la gouvernante Nelly Dean, pourtant bienveillante mais très emportée : « Il recevait les coups de Hindley sans sourciller ni répandre une larme, et mes pinçons n’avaient pour effet que de lui faire reprendre son souffle et d’ouvrir plus grand les yeux 23 », tandis que cette dernière est occasionnellement rudoyée par Cathy :

 

Elle, croyant qu’Edgar ne la regardait pas, m’arracha le chiffon des mains et me pinça le bras avec rage en prolongeant la torsion. [...] Elle tapa du pied, résista un instant, puis irrésistiblement poussé par l’esprit malin qui était en elle, me donna une gifle cuisante qui m’emplit les yeux de larmes  24.

 

Plus tard, une autre femme de charge, Zillah, inonde d’eau froide un malheureux visiteur : « À ces mots, elle me versa soudain une pinte d’eau glacée dans le cou et m’entraîna dans la cuisine 25. » Sans oublier les corrections infligées, de son propre chef, par le domestique Joseph, épouvantable bigot imprécateur !

Les enfants Linton sont aussi en compagnie d’un petit chien lorsqu’on nous les présente pour la première fois, à travers le regard mi-émerveillé, mi-moqueur de Cathy et d’Heathcliff qui les observent par leur fenêtre éclairée. Eux aussi maltraitent l’animal, mais c’est plutôt par un surcroit d’affection capricieuse et mal maitrisée, sorte de répétition burlesque du jugement de Salomon. En effet, ce n’est pas un nourrisson qu’ils ont essayé de se partager, mais bel et bien la propriété de leur petit compagnon : « Au milieu de la table il y avait un petit chien qui secouait sa patte en glapissant : à entendre leurs accusations mutuelles, nous avons compris qu'ils avaient failli l’écarteler entre eux. Les idiots ! 26 » Même les personnages sympathiques sont affectés d’un coefficient de cruauté qui laisse aujourd’hui songeur, comme la vision d’Hareton tuant des chiots : « Je bousculai Hareton qui était en train de pendre une portée de chiots au dossier d’une chaise 27. » Et, selon Heathcliff, la jeune Catherine se réjouirait hypothétiquement de voir maltraiter des chats, ce qui reste un objet de pensée juste destiné à faire de la jeune fille une Ève féline et dangereuse pour les deux jeunes mâles de la maisonnée, Hareton et Linton : « Il se chargera de torturer autant de chats que vous voudrez pourvu qu’on leur rogne les griffes et qu’on leur arrache les dents. [...] – Je ne vous hais pas. Je ne suis pas irritée que vous m'ayez frappée. – écartez-vous ou je vous lance une ruade ! cria Heathcliff en la repoussant brutalement 28. » Le même Hareton se distingue aussi en lapidant son ancienne nourrice, Mrs Dean : « Il leva son projectile pour le lancer ; je commençais un discours apaisant, mais ne put arrêter sa main : la pierre frappa mon chapeau 29. » Séquestrée en même temps que Catherine par Heathcliff, cette dernière n’hésite pas à menacer le jeune Linton de représailles : « Vous savez ce que complote votre démon de père, et vous allez nous le dire, ou bien je vous gifle comme il a giflé votre cousine 30. »

Isabella elle-même se projette dans les mauvais traitements réservés à Tueur, lorsqu’elle erre, épuisée et affamée, dans Hurlevent : « L’effort du chien pour passer inaperçu fut infructueux comme le révéla un bruit de dégringolade dans l’escalier, suivi d’un gémissement pitoyable et prolongé 31. » Il est d’ailleurs frappant de constater que les animaux se maltraitent les uns les autres, comme si les hiérarchies humaines entre dominants et dominés, ou entre civilisés et sauvages, se répercutaient chez eux. Par exemple, les chiens de Catherine sont mordus par ceux de Heathcliff, lorsqu’elle rend visite à son cousin Linton, comme une préfiguration de l’étrange mariage qui va la lier à ce garçon malade et veule : « Phénix est enfermé ici. Il s’est fait mordre et Charlie aussi 32. » La gravité des blessures apparait plus encore à la fin de la visite : « Catherine réclama ses propres chiens, Charlie et Phénix. Ils vinrent en boitant, la tête basse 33. » Entré dans l’histoire en donnant des coups de pied à sa chienne, Heathcliff se fait chien lui-même au lit de mort de Cathy : « Il grinça des dents à mon adresse en écumant comme un chien enragé et l’attira à lui avec une jalousie vorace 34 », comme si la métamorphose était accomplie, et que les animaux souffre-douleurs et psychopompes avaient joué leur partition. La sombre prophétie de Nelly Dean parait bel et bien lourde de présage : « Je sentais que Dieu avait abandonné là la brebis égarée à ses errements pervers et qu’une méchante bête rodait entre elle et le bercail 35. »

 

Un Éros implacable, à l’ombre de la mort

Une forme allait et venait. À première vue, on ne pouvait dire si c’était un animal ou un être humain ; cela semblait se traîner à quatre pattes, se jetant sur ce qui l'entourait, grognant comme une curieuse bête sauvage. [...] L’hyène portant vêtements se leva, se dressant de toute sa haute taille sur ses pieds de derrière. La démente poussa un rugissement  36.

 

Dans le tournoiement des passions incestueuses et des oppositions spéculaires qui étoilent les deux romans, on observe constamment une horizontalité des affects qui minore gravement les rapports avec la génération précédente – en particulier avec les mères. Ni Heathcliff, ni Hareton, ni Catherine ne connaitront jamais la leur, et le rapide épuisement des figures parentales (étrangement toujours représentées en grands vieillards alors même qu’ils ont des enfants de dix ou douze ans) n’est sans doute pas pour rien dans la construction d’un Éros violent (« Il prit un couteau sur la table et me le lança à la tête. Le projectile me frappa sous l’oreille 37 »), prédateur, dévorant, car s’édifiant sans aucun modèle durable de couple ainé heureux et amoureux. Hareton et Linton, en plus de se succéder auprès de Catherine, partagent la même dernière syllabe, tout comme Heathcliff et Hindley partageaient leur initiale. Linton réussit d’ailleurs à porter comme prénom le nom de jeune fille de sa mère qui est aussi, par voie de conséquence, le nom de femme de Cathy, laquelle donne le jour à une sorte de substitut d’elle-même dont le prénom quasi homologique de « Catherine » est souvent purement et simplement confondu avec celui de la défunte. Heathcliff épouse la propre sœur d’Edgar, ce qui fait de lui à la fois l’oncle et le beau-père de la jeune Catherine, laquelle se marie successivement à ses deux cousins germains, dans une endogamie presque digne des pharaons égyptiens. La seule qui soit extérieure à cette claustrophobie érotique effrénée, Frances, épouse de Hindley, meurt rapidement après la naissance de son fils, comme si Hurlevent ne tolérait rien d’exogène à son intimité toxique.

Le jugement de Bataille, selon lequel Éros est un dieu noir, trouve ici son parfait accomplissement. L’amour ne sera que violence, affrontements physiques dantesques et frustrations permanentes et cruelles. Mais revenons un instant sur l’effacement des figures maternelles : on peut par exemple se poser la question de l’étrange traitement diégétique dévolu à Mrs Earnshaw, la mère de Hindley et de Cathy ; elle est bel et bien vivante lorsqu’on lui amène Heathcliff, mais ne parait jamais avoir la moindre interaction ni avec ses enfants ni avec son propre mari, sinon pour récriminer contre les retards qui affectent l’heure du repas ! Aucun prénom ne lui est jamais donné, personne ne lui demande jamais son avis, et sa mort passe complètement inaperçue et ne semble chagriner ni son époux, ni ses enfants. Cette évanescence quasiment spectrale reflète-t-elle la propre absence de la mère des auteures ? Emily et Charlotte vivaient en effet avec leur père, sans présence maternelle. Cette défaillance d’une présence féminine généralement cruciale affecte également la famille Linton, car les parents disparaissent aussi rapidement que Mrs Earnshaw ; eux non plus n’ont guère de consistance : « La vieille Mrs Linton nous fit plusieurs visites, bien sûr [...] mais la pauvre dame eut sujet de regretter sa bonté : elle et son mari prirent tous deux la fièvre et moururent à quelques jours d’intervalle 38 », comme s’il fallait laisser le plus vite possible la scène à la génération suivante.

Plaisamment, dans l’une des innombrables réécritures d’Hurlevent des monts, les personnages des deux romans sont mélangés, et nous pouvons entendre le monologue intérieur de Heathcliff contemplant, sans indulgence particulière, le physique ingrat de Jane :

 

Quoique l’affreuse créature – j’ai assez décrit son teint jaunâtre, ses façons vulgaires, ses cheveux secs et rouquins tirés sans grâce – ses traits anguleux – formât avec Mr Are – il était superbe, à l’époque, piaffant – un contraste vraiment pénible, je fus ce jour-là ahuri en la regardant : loin de paraitre éteinte, annulée par le rayonnement fascinant de mon maitre, elle semblait au contraire le refléter et, pour la première fois – la seule ! –, je trouvais Miss Eyre presque jolie  39.

 

On rappellera que dans l’œuvre princeps, les manifestations violentes d’un érotisme déviant et malsain ne sont jamais liées à Jane elle-même, mais à la première épouse d’Edouard Rochester, folle devenue monstrueuse et qui vit recluse dans les greniers du manoir. Elle représente une sexualité bestiale qui a jadis séduit et attiré le héros, et qui en emblématise donc le versant nocturne, comme si entre Jane et Bertha s’actualisait l’éternelle scission victorienne entre la femme lascive et impudique, et la jeune vierge éthérée et spiritualisée. Cette dichotomie marquera aussi l’œuvre de Stevenson L’Étrange Cas de Docteur Jekyll et Mister Hyde 40, où l’on retrouve exactement le même binôme entre la blonde séraphique et la brune sensuelle. Mais l’affrontement qui marque le climax du roman de Charlotte Brontë reste réellement effrayant : « La folle fit un bon et, rageusement, le saisit à la gorge, tout en essayant de lui mordre la joue ; une lutte s’ensuivit. [...] Plus d’une fois elle faillit l’étrangler, tout athlète qu’il fût 41. » Comment ne pas y lire, là encore, une transposition horrifique d’une étreinte amoureuse vue ou imaginée par Jane, qui s’apprêtait précisément, la même nuit, à devenir femme dans les bras d’Edouard Rochester ? La découverte de Bertha Mason objective en quelque sorte la peur panique de l’héroïne devant une sexualité qu’elle espère mais qui, en même temps, la terrifie, et dont la monstrueuse créature devient la projection inconsciente incarnée 42.

De tous les personnages présents dans les deux œuvres, c’est cependant Heathcliff qui est affecté du plus fort coefficient de prédation, même et y compris lorsqu’il ne souhaite être que douceur. Par exemple, quand il prend Cathy dans ses bras, il la meurtrit malgré lui : « Quand il la lâcha, je vis distinctement quatre marques bleues imprimées sur la peau livide 43. » La douce et romantique Isabella Linton sera peu à peu contaminée par l’hystérie passionnelle qui règne dans les deux familles, et subira de plein fouet la violence haineuse de son mari : « Ajoutez à cela une entaille profonde sous une oreille, que seul le froid empêchait de saigner à flots, un visage blême égratigné et meurtri, ainsi qu'un corps à peine capable de se tenir debout tant il était à bout de force 44. » Elle avait d’ailleurs déjà affronté Cathy, dans un désir désespéré de fuir une confrontation humiliante : « Elle appliqua toute la force de ses doigts menus à desserrer la ferme étreinte de Catherine [...]. Elle se mit à user de ses ongles, dont les pointes parèrent bientôt de croissants rouges celle qui le retenait 45. » Les menaces proférées alors par Heathcliff auraient dû lui servir d’avertissement, même si contextuellement elle ne les entend pas :

 

Je les lui arracherais des doigts si seulement ils me menaçaient, répondit-il brutalement. [...] Je l’aime trop peu pour le tenter, à moins que ce soit à la façon d'une goule. Tu entendrais dire d’étranges choses si je vivais seul avec cette insipide figure de cire : les plus communes seraient que j’ai peint sa blancheur aux couleurs de l’arc en ciel et teinté ses yeux bleus de noir un jour sur deux : ils ressemblent d’une manière détestable à ceux de Linton  46.

 

L’annonce même de cette brutalité à venir a quelque chose de glaçant et d’anxiogène : on y entend un jeune homme préparer tranquillement le martyre d’une innocente, avec une sorte de délectation sadique dans le détail des coups portés. Et de nouveau le sème de la blancheur revient marquer, comme un trait zoémique majeur, l’opposition entre la carnation blonde et pâle des Linton et le teint sombre d’Heathcliff, dont les origines incertaines le donnent comme bohémien. Tout se passe un peu comme si « la rose d’Angleterre » qu’incarne Isabella devait subir le quasi-viol et l’anéantissement d’une puissance venue d’ailleurs, force chtonienne brute qui représente une sexualité incompréhensible et forcenée. Mais Edouard Rochester lui-même parait à un moment emporté par sa passion pour Jane dans un élan quasi incoercible : « Sa fureur fut à son comble ; et, quelles qu'en fussent les conséquences, il dut y céder, un instant ; il traversa la pièce, me saisit le bras, et me prit par la taille. Ses yeux flamboyants semblaient me dévorer 47. » Si les ravages des passions brulantes, éternellement différées ou empêchées, tourmentent les jeunes hôtes de Hurlevent et de du Manoir de la Grive, on retrouve sur un mode plus mineur les mêmes configurations dans Jane Eyre puisqu’au premier triangle familial toxique John- Georgiana-Eliza correspond le deuxième triangle amical, qui la recueille après sa fuite éperdue loin d’Edouard Rochester : Saint John-Diana-Mary, comme si l’amour ne pouvait jamais s’exprimer sans obstacles, et que les figures adjuvantes ne triomphent que très tard et très difficilement des figures opposantes, puisque la plupart du temps l’amour n’est pas heureux – même si Jane et Edouard finissent par se retrouver, au prix de la destruction de Thornfield Hall et d’une cécité, heureusement provisoire, pour Rochester : « Oh ! Jane ! Mon espoir, mon amour, ma vie !... laissa-t-il échapper de ses lèvres dans un cri d’angoisse 48. »

 

Trois cercueils se refermeront 49.

Si j’étais né dans un pays où les lois fussent moins strictes et les gouts moins délicats je m’offrirais la lente vivisection de ces deux êtres comme amusement d’une soirée  50.

 

Les cruelles punitions infligées aux petites filles du pensionnat Lowood ne réservent pas à la seule masculinité l’apanage de la violence exercée contre des faibles. Helen est battue par une professe intraitable, Jane est affamée et punie :

 

Sans Helen Burns, sans nul appui, livrée à moi-même, je m’abandonnai, mes larmes arrosèrent le plancher. [...] pourrais-je jamais me relever ? Jamais, me disais-je, et je désirais ardemment mourir. Bientôt, le chagrin qui me saisit fut si accablant que je tombai prostrée, la face contre terre, et me mis à pleurer. Quelqu’un venait vers moi ; je me relevai en sursaut ; de nouveau Helen Burns était près de moi ; je la vis s’avancer dans la longue pièce déserte, à la lueur des feux qui se consumaient ; elle m’apportait mon café et mon pain  51.

 

Ces mauvais traitements liés aux fréquentes épidémies de choléra, amènent Helen à la mort, même si, plus forte et plus vigoureuse, Jane survit : « La plupart des élèves, mourant presque de faim, souffrant de rhumes que l’on ne soignait pas, étaient prédisposées à la contagion… 52 » Scène pathétique s’il en est, la découverte matinale des deux petites filles enlacées, chastement, amène à la constatation terrible que la mort d’un enfant est quasiment chose banale dans ces asiles impitoyables. « Déchet » aux yeux de la société mais quasiment martyre et sainte pour Jane, Helen s’est en effet éteinte lors de cette nuit d’agonie, pendant laquelle les privations et l’absence de soins ont fini par avoir raison d’elle : « Miss Temple, en revenant dans sa chambre, à l’aube, m’avait trouvée couchée dans le petit lit, le visage contre l’épaule d’Helen Burns, les bras autour de son cou. J’étais endormie, et Helen était… morte 53. » Cette mort matérielle renvoie à la mort symbolique de Jane, prisonnière de la mystérieuse chambre rouge où l’enferme cruellement sa tante et tutrice, et l’on ne peut s’empêcher de voir dans cette réclusion écarlate une forme de retour in utero d’où Jane va être une deuxième fois expulsée, afin de renaitre cette fois pleinement, à travers les épreuves épouvantables mais qualifiantes de Lowood, à sa vie future plus libre et plus pleine.

Le fait que ce soit sa mère de substitution, marâtre impitoyable et maltraitante 54 qui l’enferme dans ce lieu pour elle terrifiant, dessine en creux l’appréhension de la féminité comme un tunnel cramoisi où l’on affronte d’inquiétants fantômes. N’est-ce pas déjà une forme d’annonce du surgissement de Bertha Mason, comme elle séquestrée et impuissante prisonnière de sa folie autant que des hommes ? Le motif de la réclusion dans la chambre rouge revient en effet régulièrement scander les souvenirs et les reproches que Jane adressera in fine à sa détestable tante :

 

Vous m’avez rejetée – rejetée avec dureté et violence – dans la chambre rouge, enfermée à clef malgré mon angoisse, tandis que, suffocant de douleur, je criais “Pitié ! Pitié tante Reed !” Et cette punition vous me l’avez infligée parce que votre méchant fils m’avait frappée, jetée à terre sans motif  55.

 

À cet égard, on peut considérer que l’ultime dialogue entre Jane et Helen (qui, je le rappelle, ont une dizaine d’années) ne prétend en aucune façon être réaliste, mais indique juste une des nombreuses voies qui s’offrent et qui s’ouvrent alors à la petite survivante : « – Allez-vous quelque part, Helen ? Allez-vous chez vous ? – Oui, je vais au tombeau où j’aspire, pour l’ultime séjour 56. » On peut presque dire que Jane a une liberté de choix que la jeune Cathy n’aura jamais. En effet, autour d’elle tout n’est qu’affrontements et cette tempête émotionnelle permanente est d’ailleurs parfaitement retranscrite dans la réécriture déjà évoquée : « Sans même qu’il me fût nécessaire de leur en donner l’ordre, mes mains se refermèrent sur sa gorge et l’étreignirent avec fureur ; seul un long râle d’agonie échappé de ses lèvres tordues, me fit prendre conscience qu’il me faudrait répondre d’un meurtre si j’insistais57. » Le champ lexical déployé renvoie bien à un imaginaire de mort et de crime, mimétique de l’atmosphère paroxystique qui règne à Hurlevent (« fureur », « râle d’agonie », « meurtre »).

Les affrontements qui se succèdent entre Hindley et Heathcliff deviennent le chiffre même d’une déchéance insupportable toujours plus ou moins encouragée par Isabella, de façon homologique à la colère de Cathy pendant les conflits qui opposent Edgar à Heathcliff : « Son adversaire était tombé sans connaissance du fait de l’extrême douleur et du flot de sang qui s’échappait d'une artère ou d'une grosse veine. Le misérable le martela de coups, le foula au pied, et lui cogna la tête à plusieurs reprises sur les dalles 58. » Ces flots de sang qui noient littéralement la fiction renvoient tout à la fois aux accouchements catastrophiques de Frances et de Cathy autant qu’à la chambre rouge où Mrs Reed 59 enfermait Jane. Le commentaire apporté par Isabella entérine de plus une sorte de projection fantasmatique de Heathcliff en loup-garou, figure d’épouvante des contes de fées, sans doute entendus dans cette enfance d’où l’on vient de la bannir violemment ; elle se fait ainsi l’instigatrice d’une forme de mise à mort, d’ailleurs ratée, de la Bête que représente Heathcliff à ses yeux, à la fois heureuse de partager avec Hindley les mauvais traitements subis, et effrayée de la férocité avec laquelle Heathcliff traite son demi-frère : « Il vous a foulé au pied, bourré de coups de pieds et cogné contre le sol, chuchotais-je. Et l’eau lui venait à la bouche d’envie de vous déchirer avec les dents ; car il n’est humain qu’à demi 60. » On pourrait presque dire qu’Isabella s’efface du tableau pour laisser la place à la seconde Cathy, cette Catherine qui va subir à son tour la violence sans freins d’Heathcliff, se vengeant sur elle à la fois de la mort de sa mère (qu’il lui attribue), et du fait qu’elle soit fille d’Edgar, autrement dit preuve vivante de l’union charnelle abhorrée entre ce dernier et Cathy Earnshow. L’extrême virulence de la scène est tempérée par l’intervention de Nelly, même si cette dernière échoue à défendre Catherine, comme s’il fallait aux yeux de l’auteure marquer de l’irréversible par la vision de cet homme jeune et vigoureux frappant sauvagement une jeune innocente de quinze ans :

 

Il la saisit de sa main libérée et l'attirant contre son genou, lui administra de l’autre main, des deux côtés de la tête, une volée de terribles claques [...] Un coup à la poitrine me réduisit au silence [...] Je sais corriger les enfants, vous le voyez, et vous aurez une bonne ration de taloches  61.

 

Ce moment d’ordalie renvoie bien sûr à l’enfance des protagonistes, lorsque tant Cathy que Hindley manifestaient leur rejet du jeune bohémien : « Cathy montra son humeur en faisant des grimaces et en crachant à l’adresse de l'absurde petite créature, s’attirant pour ses peines une bonne gifle de son père 62. » Les deux scènes (Cathy giflée par son père et Catherine giflée par Heathcliff) fonctionnent comme une sorte de réitération mémorielle enfouie dans la fiction elle-même comme un objet de pensée qui n’aurait pas fini de signifier. Mais la violence de l’enfant Hindley n’a non plus cessé de se manifester :

 

- Si tu ne veux pas, je dirai à ton père les trois rossées que tu m’as données cette semaine, et je lui montrerai mon bras qui est noir jusqu'à l’épaule. Hindley lui tira la langue et le gifla.

- Va-t’en, chien ! cria Hindley en le menaçant d’un poids de fonte [...]. Hindley lança le poids, l’atteignant à la poitrine. Et il tomba, mais pour se redresser immédiatement, chancelant, pâle et sans plus de souffle  63.

 

Plus tard, ce sera son propre fils que Hindley jettera par-dessus la balustrade, et qui sera presque par hasard, rattrapé par Heathcliff – lequel envisage, heureusement vainement, de lui fracasser le crâne sur le sol. Si Cathy recevait des gifles de son propre père, Hindley n’était d’ailleurs pas épargné, mais, plus rapide, c’était aux coups de canne qu’il échappait : « Hindley, en manifestant son mépris alors que son père était à portée, mit le vieillard en fureur : il saisit sa canne pour le frapper et frémit de rage de n’y point parvenir 64. » A propos de cet enchainement permanent de sévices, la critique Maialen Berasategu avance une lecture sociologique des faits, qui en contextualise assez justement la persistance : « l’esclavage est aboli, donc on ne frappe plus ses esclaves ; petit à petit, on ne peut plus frapper les soldats ou les marins, ce qui était le cas auparavant ; depuis la Révolution on ne peut plus frapper les hommes adultes, on ne peut pas frapper son épouse. Les enfants, dans ce XIXe siècle qui parle d’égalité, sont la seule catégorie sociale qu’on peut encore frapper sans qu’il y ait de répercussion légale 65. » Or, si Cathy est sans cesse décrite comme une adorable peste : « Quand elle jouait, elle aimait énormément à faire la petite maîtresse, ayant la main leste et commandant ses compagnons 66 », les enfants Linton, eux, en restent aux jérémiades et à la dénonciation d’hypothétiques forfaits prêtés aux gitans – puisqu’on a bien compris que « l’affreuse créature » n’est autre qu’Heathcliff : « L’affreuse créature ! Il ressemble au fils de la diseuse de bonne aventure qui m’a volé mon faisan apprivoisé 67. » Celui-ci se venge en ébouillantant à moitié le petit Edgar, qui peu habitué à ce type de comportement fait retentir immédiatement la maisonnée de ses plaintes outragées : « Il saisit une terrine de compote de pommes toute chaude (la première chose qui lui fût tombée sous la main) et la lança en plein dans la figure et dans le cou de maître Linton – lequel éclata aussitôt en lamentations 68. »

Le tumultueux tableau des coups, des châtiments, des exactions diverses et variées qui constellent ces relations familiales et/ou amicales, amènent cependant à une pacification finale représentée par les trois cercueils que Nelly contemple avec une poignante nostalgie, à la fin du roman. Il s’agit bien entendu des tombes d’Edgar, de Cathy et d’Heathcliff – même si celles de Frances, de Hindley, du jeune Linton et par voie de conséquence d’Isabella demeurent absentes de la narration, comme invisibilisées par les trois présences totémiques qui ont porté, de leur déchirement, de leur violence et de leur amour l’histoire à son aphélie. « Je m’attardai autour d’elles sous le ciel clément [...], m’étonnant que quiconque pût prêter un sommeil troublé à ceux qui dormaient dans cette terre tranquille 69. » Certes Jane Eyre peut sembler infiniment moins « cru » que les empoignades et les pugilats qui ensanglantent Wuthering Heights, mais la violence tant personnelle qu’institutionnelle qui s’exerce sur les jeunes années de Jane, est peut-être plus terrifiante encore car insidieuse et allusive. Comment, par exemple, ne pas reculer d’horreur devant ce martinet négligemment posé dans un coin, et dont le souvenir hante encore l’adulte qu’elle est devenue ? « Je regardai dans un certain coin, près de moi, m’attendant presque à y voir la mince silhouette d’une baguette jadis fort redoutée, toujours là, aux aguets et prête à fondre sur moi [...] pour lacérer ma main tremblante ou mon cou70. » Quant au souvenir traumatisant de cette fameuse chambre rouge, qui emblématise à la fois la peur et le désir d’intimité qui marque le caractère de Jane, elle demeure pour elle l’analogon parfait du bannissement injuste au cœur d’un semi-cauchemar, dont elle ne s’éveillera vraiment qu’à la toute fin de l’enfance. Trois cercueils se sont bien refermés à Hurlevent mais il faudra à Jane un long chemin dans l’obscur pour revenir à elle, et surmonter ces morts symboliques autant que réelles qu’ont été successivement ses séjours dans la pièce maudite et le trépas de sa petite amie Helen, au cœur d’une nuit de mai pourtant enchanteresse.

 

Conclusion

Je rêvais que j’étais à Gateshead, couchée dans la chambre rouge ; la nuit était noire et mon esprit en proie à une étrange terreur  71.

 

On se souvient que dans Oliver Twist (1838), les enfants sont déjà régulièrement battus, affamés, vendus (littéralement, loués ! 72) à de riches entrepreneurs pour travailler sans trêve dans des conditions misérables. Certes, les sœurs Brontë ne s’occupent guère du collectif, et font de leurs orphelins des êtres dévorés par l’affectif plus que des rouages sacrifiés de la prospérité industrielle anglaise. Cependant les déterminismes sociaux et économiques s’exercent aussi, via une péripétie sentimentale, sur Jane : elle se meurt littéralement de faim dans un village inhospitalier (« Ma faim dévorante » ; « souffrant à présent cruellement de la faim » ; « rongée par une faim dévorante » ; « la torture de la faim », « j’ai grand faim » ; « j’eus faim » ; « un morceau de pain pour me nourrir » ; « elle est affamée », etc. 73). Elle finira par manger un reste de porridge destiné aux cochons, exactement comme Isabella Linton avait partagé sa maigre portion avec le chien Tueur, lui-même victime de mauvais traitements permanents : « Je crois qu’il me reconnut lui aussi : il frotta son museau contre mon nez en manière de salut, puis s’empressa de dévorer le brouet 74. »

On aura ainsi vu des enfants se battre, se faire battre, se faire mordre par des chiens qui se mordent aussi entre eux. Dans ce pandémonium, où des petites filles se consument de faim et où des garçons agressent leurs compagnes au couteau, c’est l’univers entier, pourrait-on dire, qui donne des leçons de brusquerie et de cruauté, et les institutions sont là pour entériner un esprit d’écrasement et d’humiliation du faible 75, que les jeunes héros et héroïnes auront eu tant de mal à combattre et à surmonter. Cette lutte incessante pour émerger d’un magma de brutalité, d’ignorance et de méchanceté, fait le prix des destinées de Catherine Linton, de Hareton et de Jane, malgré le sadisme qui nervure, comme une isotopie émerge sous une autre, ces grands récits d’apprentissage et d’amour. Aujourd’hui d’ailleurs les jeunes générations connaissent surtout Hurlevent des monts par les nombreuses allusions qui y sont faites dans la populaire œuvre de « bit lit » Comment se débarrasser d’un vampire amoureux :

 

Heathcliff est une créature sauvage, un homme condamné, nous rappela Lucius, Catherine est condamnée, elle aussi. Condamnée à aimer Heathcliff, qui doit la détruire, elle et sa progéniture. Il est dans sa nature d’obtenir ce qu’il veut. Et ce qu’il désire, c’est avant tout la vengeance. Catherine, elle, est une femme sauvage et admirable. Leur amour est un amour sans pitié, cruel, violent et funeste  76.

 

On voit comment, réarmé par la caution du vampire, Heathcliff connait une sorte de « remise en circulation » qui l’éclaire sans le réhabiliter tout à fait ! Les figures sacrificielles, mal armées pour surmonter ces incessantes attaques, montrent quant à elles une résignation masochiste, qui n’est qu’une des échappatoires possibles. L’énergie, la volonté, l’amour en sont d’autres, et ce sont eux, qui à la fin des fins amènent les héros et les héroïnes à une forme d’épiphanie, que le maelstrom de violence et de folie de leurs enfances réciproques avait pourtant rendu quasiment inopérante, car « la transgression s’est transformée en amour licite et lumineux, pur de tout sadisme : un paradis d’où personne ne sera plus jamais chassé, car Satan et Dieu sont morts ensemble 77 ».

 

  1. Charlotte Brontë, Jane Eyre, Charlotte Maurat (trad.), Paris, Librairie générale française, 1964, p. 82.
  2. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 511-512. On peut également penser au titre de Roger Cormier, Je suis le fromage, Michèle Poslaniec (trad.), Paris, L’École des loisirs, 1984 car « le fromage est battu, ohé, ohé, ohé ».
  3. « Tuer la mort, telle est la volonté non pas tant romantique que métaphysique – proche de tout un courant de poésie mystique anglaise – d’un Heathcliff qui est moins un monstre infernal qu’un mauvais ange hanté par un dieu », Diane de Margerie, préface à Emily Brontë, Hurlevent des monts, Pierre Leyris (trad.), Paris, Garnier-Flammarion, 1984, p. 19.
  4. Ibid., p. 10.
  5. Emily Brontë, Hurlevent des monts, Pierre Leyris (trad.), Paris, Garnier-Flammarion, 1984, p. 99.
  6. Ibid., p. 85.
  7. Son nom n’est pas très éloigné de celui de l’institution où l’on enferme Jane et Helen Burns : Lowood.
  8. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 43. Il en va bien autrement pour Jane Eyre, qui rapidement trouve un ami et un protecteur dans la personne (si l’on peut dire) du grand chien Pilot : « Pilot était couché devant un feu magnifique, comme baigné dans sa lumière et sa chaleur ; Adèle était à genoux près de lui. » (Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 174).
  9. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 199.
  10. Ibid., p. 175.
  11. Ibid., p. 199.
  12. Ibid., p. 150.
  13. Ibid., p. 159.
  14. Ibid., p. 160.
  15. Ibid., p. 111-112.
  16. Ibid., p. 160.
  17. Ibid., p. 88.
  18. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 28.
  19. Ibid., p. 22.
  20. Ibid., p. 21.
  21. Ibid., p. 28.
  22. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 85.
  23. Ibid., p.77.
  24. Ibid., p. 111-112.
  25. Ibid., p. 56.
  26. Ibid., p. 87.
  27. Ibid., p. 131.
  28. Ibid., p. 329.
  29. Ibid., p. 154.
  30. Ibid., p. 325.
  31. Ibid., p. 192.
  32. Ibid., p. 244.
  33. Ibid., p. 248.
  34. Ibid., p. 209.
  35. Ibid., p. 152.
  36. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 412.
  37. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 131.
  38. Ibid., p. 131.
  39. Line Haire-Sargeant, H. Histoire de Heathcliff de retour à Hurlevent, Hubert Tezenas (trad.), Paris, édition Pygmalion, 1992, p. 238. Quant à Jane Eyre, elle aussi a trouvé de nombreuses jouvences, en particulier Kathleen S. Allen, Thornfield Manoir: Jane Eyre and Vampires, 2019.
  40. Le film éponyme de Victor Fleming (1941) l’illustre particulièrement, par l’interprétation antithétique d’Ingrid Bergman (Ivy Peterson) et de Lana Turner (Beatrix Emery).
  41. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 413.
  42. On lira plus spécifiquement Nathalie Pavec, « Bertha, l’esprit du lieu : circulation de l’altérité dans Jane Eyre », e-CRIT Langues, Littératures, Images : Cahiers de recherches interdisciplinaires et transculturelles, 2010, no 1, p. 99-111.
  43. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 207.
  44. Ibid., p. 219.
  45. Id., p. 150.
  46. Ibid., p. 151.
  47. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 445.
  48. Ibid., p. 447.
  49. Titre français du roman de John Dickson Carr, The Three Coffins, 1935.
  50. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 323.
  51. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 102-103.
  52. Ibid., p. 114.
  53. Ibid., p. 121-122.
  54. J.K. Rowling a dû se souvenir de la petite orpheline de Gateshead, lorsqu’elle enferme son Harry Potter dans un placard inhospitalier chez l’oncle et la tante Dursley.
  55. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 52.
  56. Ibid., p. 120.
  57. Line Haire-Sargeant, H. Histoire de Heathcliff de retour à Hurlevent, op. cit., p. 93.
  58. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 227
  59. On ne peut que constater l’aveuglante paronymie entre le patronyme « Reed » et l’adjectif « red » (rouge).
  60. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 230.
  61. Ibid., p. 324.
  62. Ibid., p. 76.
  63. Ibid., p. 78.
  64. Ibid., p. 80.
  65. Maialen Berasategui, spécialiste de la comtesse de Ségur, https://www.radiofrance.fr/franceculture/les-malheurs-de-sophie-oeuvre-avant-gardiste-7377331
  66. Ibid., p. 81.
  67. Ibid., p. 89.
  68. Ibid., p. 98.
  69. Ibid., p. 396.
  70. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 323.
  71. Ibid., p. 447.
  72. Dans la comédie musicale Oliver ! de Lionel Bart et Carol Reed (1968), la chanson Boy for Sale raconte crûment la vente de Oliver Twist à un entrepreneur de pompes funèbres. https://www.youtube.com/watch?v=M4CVZnGJIzQ
  73. Charlotte Brontë, Jane Eyre, op. cit., p. 454, 458, 459, 460, 461, 469, 471.
  74. Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., p. 192.
  75. Comme chez Charles Dickens, en fait.
  76. Beth Fantaskey, Comment se débarrasser d’un vampire amoureux, Elsa Ganem (trad.), Paris, Éditions du masque, 2009, p. 216-217.
  77. Diane de Margerie, préface à Emily Brontë, Hurlevent des monts, op. cit., 1984, p. 20.