Vita Nostra. Une éducation sacrificielle
Dans cet institut d’études supérieures, le concept de pitié n’avait pas cours 1.
Paru en 2007, premier volet d’un triptyque que ses auteurs, Marina et Sergueï Diatchenko, ont consacré au thème de la métamorphose, Vita Nostra se présente comme un roman d’internat que L’Atalante, éditeur en 2019 de sa traduction française, apparie avec les séries de Lev Grossman et de J. K. Rowling. Stratégie éditoriale, recherche d’un marqueur générique, ces comparaisons se comprennent mais demeurent insatisfaisantes ; car si Vita Nostra est bien un roman d’apprentissage – et plus précisément un roman d’apprentissage en milieu scolaire –, il n’a que peu de chose à voir avec les succès contemporains du genre. Il est malaisé, tout d’abord, de statuer sur son genre : fantastique, horreur cosmique, fantasy, et de quelle sorte – l’hybridité du roman demande à être interrogée, ainsi que la nature de cette magie, ou plutôt de ces « technologies spéciales », de cet art de la « Parole » que l’héroïne, Sacha Samokhina et ses malheureux condisciples sont contraints, sous une menace perpétuelle, d’étudier aveuglément, sans qu’on daigne, avant le troisième tiers de l’ouvrage, leur expliquer – comme au lecteur, habilement maintenu dans la même confusion cognitive que les personnages – en quoi elle consiste ni sur quels principes elle repose.
Ce récit est en effet tissé de situations d’une extrême violence physique et morale : les adolescents qui hantent les couloirs de l’Institut sont ainsi, tout au long de l’ouvrage, désavoués par leurs parents, humiliés, battus, méprisés par leurs professeurs – et encouragés à se mépriser mutuellement ; l’héroïne du roman verra ses relations sexuelles même étroitement surveillées par ses tuteurs. Roman violemment et faussement initiatique où nul ne sait trop ce qu’il apprend ni pourquoi, Vita Nostra met en scène des relations pédagogiques fondées sur la peur, sur la coercition et la condamnation violente de l’échec ; des situations d’apprentissage douloureuses, dangereuses, marquées par une magistralité abusive et par un brouillage pédagogique qui ne manque pas d’interpeller, l’objet du savoir étant systématiquement escamoté, dissimulé derrière des paraboles obscures ou grossières, ou ce qui semble un salmigondis philosophique d’idéalisme, de nominalisme et de phénoménologie. Ainsi, il nous faut interroger le sens de l’étouffante violence éducative qui forme le propos du roman, dont l’intrigue se bâtit sur le dépassement contraint de paliers cognitifs qui en constitue les principales péripéties – dépassement d’autant plus ardu qu’il conditionne une transformation dont l’élève, victime d’une pédagogie de la peur dont le dénouement du récit accuse l’inefficacité, ne comprend rien.
Fantastique ou fantasy – la question du genre
S’il faut bien reconnaître que « la porosité transgénérique et les circulations de figures et d’intrigues qui irriguent le monde de la fantasy s’opposent à des critères définitoires trop rigides, que les œuvres ne cessent d’ailleurs de démentir par leurs réagencements permanents 2 », qu’il serait vain, en quelque sorte, pour la critique de vouloir statuer sur l’appartenance d’une œuvre à des catégories dont les nécessités sont d’abord commerciales, il n’en demeure pas moins, surtout lorsque qu’un récit prend autant de plaisir à dérouter son lecteur que le fait Vita Nostra, qu’un faisceau de traits génériques établit une première signifiance. De fait, l’obsession taxinomique, qui est d’abord une exigence éditoriale, possède néanmoins un certain intérêt quand il s’agit d’interpréter un texte, ne serait que parce que ces catégories influent sur la réception de l’œuvre, et qu’elles contribuent à définir ce que Farah Mendlesohn nomme sa « rhétorique ».
Si, comme nous l’avons dit, son éditeur français présente le roman comme appartenant au genre de la fantasy, force est de reconnaître que cette incorporation n’est pas claire : son atmosphère angoissante, déroutante, le scandale que provoque, au début du roman, l’irruption du surnaturel, sous les traits de Farit, dans un cadre réaliste, l’indécidabilité, du moins dans la première moitié de l’ouvrage, du caractère surnaturel de certains événements contribuent à affilier ce roman au fantastique todorovien – quoiqu’il convienne de rappeler que toutes les traditions critiques ne séparent pas si nettement que nous le faisons en France merveilleux et fantastique. L’incipit même du roman s’attache à poser un cadre réaliste, à tel point que la première phrase – « Les prix étaient exorbitants ! » –, par son emploi du discours indirect libre et du thème de l’argent, produit un effet de réel dont l’intention peut paraître ironique. Sacha Samokhina et sa mère se trouvent en effet en villégiature dans une station balnéaire de Crimée, certainement non loin de Yalta puisqu’elles y visitent le jardin Nikitski. La jeune fille y goûte les plaisirs estivaux, bien que « passer des vacances avec sa mère comme une petite fille [ait] quelque chose d’embarrassant pour l’adolescente 3 ». Un étranger, métonymisé par ses lunettes noires, semble pourtant la suivre, qui l’aborde enfin et lui confie « une mission […] pas très compliquée 4 » : se baigner nue tous les matins à quatre heures. Il menace la jeune fille de s’en prendre à ses proches si elle refuse, et précise, afin de balayer ses dernières réticences, qu’elle est bien « saine d’esprit » – et que le choix qu’il lui impose est simple : « soit errer à jamais entre des rêves effrayants et une réalité cauchemardesque, soit [se] prendre en main, accomplir sereinement ce qui [lui] est demandé et poursuivre une vie normale 5 ». Il la soumet en fait à une sorte de concours d’entrée absurde – et qu’elle n’a évidemment pas sollicité – qui évalue moins les compétences de la candidate que sa docilité. Choisie sur l’on ne saura jamais quels critères, l’héroïne élue, à l’issue d’une nuit d’angoisse, décide d’obéir ; elle vomit, sa tâche accomplie, en guise de récompense, un « flot d’étranges petits disques jaunes 6 », des pièces en or qui lui serviront à acquitter ses frais d’inscription à l’Institut d’Études Supérieures de Torpa, puis, au cours de sa scolarité, à attester de ses progrès – puisque, dans Vita Nostra, tout progrès, conquis de haute lutte, sur la voie de la connaissance soulève le cœur des impétrants.
Avant d’entrer à l’Institut, Sacha doutera régulièrement de la réalité des épreuves qui lui sont infligées, ou plutôt de la déréalisation, de la dérationalisation de son existence ; si elle se sent ainsi « chassée du monde normal vers un autre, irréel 7 », elle ne parvient pas à accepter sans regimber la transformation que Farit impose à sa vision du monde. Cette première – et primordiale – métamorphose de Sacha se fait dans la douleur et ne s’achève qu’avec le roman. La peur, à partir de ce moment, ne lui laisse plus aucun répit, qui constitue la pire des violences morales qui lui sont infligées : Farit, personnage fantastique, la terrifie tout au long du récit : « Depuis la première fois qu’elle avait vu l’homme aux lunettes noires, la peur la tenait dans sa poigne comme elle-même tenait les pièces de monnaie 8 ». Typique du régime de représentation fantastique, cette indécidabilité taraude sans trêve l’héroïne ; celle-ci met à distance, tant que Farit lui en laisse le loisir, les noirs enchantements qui lui sont imposés :
Sacha partageait son temps entre l’école et les cours préparatoires à l’université […]. Elle n’avait le temps pour rien d’autre [...]. Mais elle y trouvait son compte ; elle avait découvert qu’un cerveau surchargé de travail refusait obstinément de croire à des étrangers mystérieux et à leurs missions, comme à des pièces en or qui sortaient de son estomac. Même la mer, cette bonne mer estivale avec sa bouée rouge tanguant sur les vagues, lui paraissant irréelle, alors tout ce qui y était rattaché… 9
Quelques pages plus loin, cependant, tandis que Farit a reparu pour lui confier une nouvelle tâche aussi inepte et dégradante que les précédentes, elle semble enfin embrasser le surnaturel et convient que « le monde n’[est] pas fait comme elle l’avait toujours imaginé 10 ». Elle met alors en place une série de rituels propitiatoires et apotropaïques par lesquels elle renoue avec une pensée magique, dernier rempart peut-être d’une enfance qu’elle doit quitter pour commencer sa métamorphose. Cette maïeutique cruelle prépare le passage du fantastique au merveilleux, dans lequel bascule le récit à l’entrée de Sacha au mystérieux Institut. Cette acceptation pourtant n’est pas définitive – parce que le surnaturel, comme la violence, sont des scandales à quoi l’on ne s’accoutume jamais vraiment –, et le premier mouvement de Sacha, confrontée à un événement inexplicable, sera de remettre en cause la réalité de ses perceptions – ses professeurs lui reprochent d’ailleurs régulièrement sa résistance intellectuelle, sa rationalité résiduelle, sa « banalité » –, tout au moins jusqu’au milieu de l’ouvrage, quand les transformations que subit son corps lui paraîtront des preuves assez évidentes qu’une « magie » opère sur elle.
Le roman repose donc en grande partie sur des procédés propres au fantastique ; mais sa dimension initiatique, même s’il s’agit là d’une initiation ratée, l’affilie plutôt à la fantasy, au merveilleux contemporain dont elle est l’un des traits génériques les plus communs. On le constate toutefois, à lire Vita Nostra : il ne s’agit ici, en aucun cas, de high fantasy tolkienienne ; si certains « enjeux maximalistes 11 » imprègnent la diégèse – les étudiants sont en fait les mots ou les fonctions syntaxiques d’une Langue qui forme le tissu de la réalité et dont ils doivent assurer la cohésion –, si quelques grands antagonistes se dessinent à l’horizon de l’intrigue – tel ce « monstre 12 » lovecraftien qui guette Sacha dans le monde obscur qui surgit des pages de son manuel scolaire, monstre qui peut être perçu comme une personnification de la peur qui l’étouffe et qui la fait, à la fin, renoncer à son destin démiurgique et renaître, débarrassée d’elle, dans le corps de son petit frère –, nous sommes bien loin de la quête épique par quoi l’on identifie encore souvent ce genre. D’ailleurs, dans la high fantasy, la violence est souvent euphémisée ou pudiquement étendue à des dimensions si prodigieuses, si désindividualisées qu’elle en perd toute efficace, ce qui n’est pas le cas dans le roman des Diatchenko. Ce dernier relèverait donc plutôt de la low fantasy, qui « correspond aux récits […] se déroulant en partie dans nos realia (ce qui peut être une ville imaginaire correspondant aux standards réalistes, comme la Newford de Charles de Lint) », et, bien entendu, de la Torpa du roman, « et qui, de ce fait, se rapprochent davantage du genre fantastique mâtiné de merveilleux ». Inséré dans un monde mimétique du nôtre, réaliste, en un mot, l’Institut – comme la ville où il est sis – constitue une enclave merveilleuse, surnaturelle, où déambulent des étudiants qui se voient pousser des ailes, des griffes ou des rouages mécaniques, ou qui oublient comment passer les portes, où les professeurs sont presque tous des fonctions incarnées, où l’on accède au monde idéel par la lecture de manuels illisibles. « Par définition, toute œuvre où le monde réel communique avec un autre monde (le monde secondaire) appartient à la low fantasy, catégorie protéiforme qui englobe à peu près tout ce qui ne relève pas de la high fantasy 13 ». Nous pourrions ainsi parler de dark fantasy, de fantasy urbaine, ou plutôt, pour employer les catégories d’une taxinomie complémentaire, d’« intrusion fantasy 14 » :
Fantasy and « reality » are often kept strictly demarcated : in some fictions, those set apart from the protagonist may not be able to perceive the fantastic even as they experience its effects. These structural characteristics of intrusion fantasy are mimicked by the language we can associate with this form. Because the base level is the normal world, intrusion fantasies maintain stylistic realism and rely heavily on explanation. […] It is assumed that we, the readers, are engaged with the ignorance of the point of view character, usually the protagonist. One consequence of this ignorance is that the language reflects constant amazement. Unlike the portal fantasy, which it otherwise strongly resembles, the protagonists and the reader are never expected to become accustomed to the fantastic 15.
Enfin – et cette dernière qualification se superpose aux précédentes : low fantasy, dark fantasy, intrusion fantasy –, Vita Nostra n’est évidemment pas étranger aux romans de school fantasy, bien qu’il dénote dans cette vaste famille : en effet, là où de nombreux romans de fantasy scolaire, s’il ne peuvent généralement faire l’impasse sur une violence que nous pensons consubstantielle au genre, s’attachent généralement à réenchanter l’éducation, Vita Nostra en fait la cause de tous les maux, la source de toutes les violences ; c’est que, symboliquement, ce conditionnement de l’élève à quoi s’emploie ici l’institution scolaire propose une initiation dévoyée, qui ne met au jour les véritables compétences des étudiants que de manière coercitive, et pour les faire servir, les rendre utiles à d’autres qu’eux, assurer le bonheur des parents, la prospérité de la société, la marche du monde.
Un genre violent ?
Si la « qualité » d’une partie – la majeure ? – de la pléthorique production de fantasy « n’est pas à juger avec les critères de la littérarité 16 », le genre n’en demeure pas moins « le plus emblématique d’une littérature contemporaine pleinement ‘’populaire 17’’ », hybride, postmoderne, transmédiatique, « fuzzy set 18 » dont les contours sont difficiles à dessiner et qui ensemence de ses spécificités génériques non seulement les autres genres dits de l’imaginaire mais aussi la littérature générale. Et si l’on a pu reprocher au genre une « pauvreté répétitive 19 », aberrante au regard de la liberté théorique que suppose la création de « mondes secondaires 20 », si l’on a pu, à juste titre, considérer, avec Anne Besson, qu’il existe « peu de bons textes […] de fantasy 21 », il faut reconnaître qu’il y en a, et que certains auteurs, au rang desquels on peut compter les époux Diatchenko, composent des œuvres propres à susciter l’intérêt du lecteur comme de la critique universitaire. Ainsi, bien qu’elle n’ait pas achevé, en France tout au moins, son processus de légitimation, la fantasy n’est toutefois pas uniquement le genre escapiste, régressif – et commercial – que l’on croit encore souvent.
Elle est, au contraire, depuis sa création, un genre éminemment réflexif, « moderne et pragmatique22 », et peut-être « le genre contemporain qui affiche le plus clairement, et peut-être naïvement, ses préoccupations éthiques 23 » ; elle est, quoi qu’il en soit, celui où s’articulent, avec le plus de pertinence et de netteté, apprentissage, violence et souffrance. Anne Besson a pu juger toutefois que « l’évasion dans le merveilleux demeure relativement inoffensive pour le fonctionnement social, même si les auteurs combattent la tendance inverse en multipliant les sujets de réflexion proposés au lecteur sur ce qu’il vit 24 ». Nous aimerions nuancer cette conclusion à l’innocuité du récit merveilleux contemporain, comme l’a d’ailleurs fait Anne Besson elle-même dans son récent essai, Les Pouvoirs de l’enchantement :
Ce n’est pas un paradoxe si ce sont les fictions de l’imaginaire qui portent aujourd’hui les aspirations politiques des jeunes générations, mais au contraire une évidence : elles sont à la bonne distance pour assurer leur pertinence maximale ; elles ne peuvent être suspectées de mentir sur leur statut, elles n’affichent pas d’expertise mais leur message est clair et explicite, elles sont didactiques sans être trop visiblement moralisatrices ; surtout, leur nature même illustre ce qu’elles cherchent à démontrer : l’enchantement nécessaire, la possibilité pour chacun d’imaginer mieux, de garder ouvert un espace pour rêver autre chose, un monde meilleur, un avenir différent 25.
Ajoutons que le roman de fantasy, et Vita Nostra en particulier, offre à son lecteur la possibilité de prendre conscience de la violence, notamment éducative, qui structure la société contemporaine, d’en accuser les fauteurs, de compatir avec ses victimes et de montrer enfin qu’il est urgent de sortir de son cycle douloureux. Cela dit, bien que la fantasy fasse l’objet d’études thématiques, la question de la violence, centrale dans la diégèse, n’en a, à notre connaissance, appelé aucune, peut-être parce qu’elle « fait l’objet d’un traitement très contrasté en fantasy, ce qui révèle l’immense diversité du genre, mais aussi la nature plurielle de cette notion particulièrement difficile à définir et en partie subjective dans son appréciation 26 ». Cette violence, souvent hyperbolique semble pourtant bien faire partie des invariants du récit merveilleux contemporain. En fantasy, affronter cette violence et surmonter les souffrances qu’elle engendre figure souvent au nombre des épreuves qualifiantes du héros, qui permettent d’explorer et de s’approprier le soi, de révéler le pouvoir latent, d’affermir la volonté, d’affirmer la légitimité.
La fantasy opère – au risque, il est vrai, de désarmer son propos – une double mise à distance dans le merveilleux et l’allégorie ; mais cette « désidentification partielle », cette « distanciation », cette « défamiliarisation 27 » permettent, comme le montre Anne Besson, de reconsidérer nos systèmes de valeurs, tandis que le récit mimétique tendrait au contraire à les renforcer. En effet, dans le récit de fantasy, son effort continu de suspension de l’incrédulité, d’immersion dans le monde secondaire, d’acquisition de connaissances « xénoencyclopédiques », attache le lecteur aux opinions, aux sentiments, aux perceptions du personnage, d’autant plus étroitement que celui-ci est le narrateur, même douteux, de son martyre. Enfin, la distance que prennent les récits de fantasy avec la réalité « induirait un effet-retour d’autant plus flagrant, faisant de ces œuvres de puissants outils de réflexion sur le monde et le genre humain tels qu’ils sont et devraient être 28 ». C’est donc pourquoi nous postulons que l’exposition de la violence et des corps souffrants y possède une efficacité certaine, et la dénonciation des causes cette violence. Celle-ci fonctionne donc, pensons-nous, comme un marqueur générique du merveilleux contemporain, et peut-être du registre merveilleux dans son ensemble puisqu’elle caractérise aussi bien le merveilleux traditionnel, le fameux « conte de fées » où l’on peut voir l’une des origines de la fantasy. De la fureur épique, même euphémisée, de la high fantasy aux sévices sordides de la gritty fantasy, la violence semble à ce point constitutive du genre, à ce point essentielle à l’économie de l’œuvre – dont elle forme et résout les principales péripéties – comme à l’évolution des personnages – qui doivent bien souvent souffrir et faire souffrir, tuer et mourir afin de renaître symboliquement – que l’on peut s’étonner – encore que certains auteurs en refusent l’exutoire, la marginalisent ou, comme les Diatchenko, en outrent l’usage pour en dénoncer l’inefficacité – qu’elle demeure un impensé, un allant-de-soi dont il y aurait trop ou trop peu à dire. Si le terme apparaît quelque vingt-quatre fois dans les mille quatre-vingt-huit pages de The Encyclopedia of Fantasy 29 dirigée par John Clute, aucune entrée ne lui est spécifiquement consacrée et son usage ne sert généralement qu’à définir la coloration d’un récit ou l’inspiration, la manière personnelle d’un auteur qui marquerait, pour son emploi, une dilection particulière. Quant au beau Dictionnaire de la Fantasy dirigé par Anne Besson, il lui consacre bien un article 30, malheureusement assez court, et qui, comme si son usage diégétique ne prenait vraiment sens que dans les récits qui l’arborent comme un marqueur distinctif, tend à en circonscrire la signifiance aux sous-genres de la dark et de la gritty fantasy, « souvent marquées par de terribles violences, généralement accomplies par les personnages principaux 31 » – au contraire de la high fantasy qui a tendance à « euphémiser les batailles » et à « complètement passer sous silence toutes les autres formes de violence – économique, sociale, symbolique, etc. 32 », puisque « la violence est plutôt le fait de l’adversaire » et que le héros, « fondamentalement […] non-violent, empreint d’un profond respect pour la vie, […] n’accepte de recourir à la violence que pour vaincre le mal et rétablir la paix 33 ».
Dans Vita Nostra, toutefois, la violence est contagieuse, et son rôle dans l’économie, et dans ce qu’il faut bien nommer la morale de l’œuvre, ambigu. Ce n’est d’ailleurs pas qu’on ne puisse, dans ce roman, reconnaître un certain nombre d’emplois topiques de la violence littéraire, mais bien que leur interprétation en soit de prime abord obscurcie, subvertie. Elle s’y déploie de manière particulièrement crue, étend son ombre sur toute l’intrigue, empoisonne les relations familiales, amicales, amoureuses, pédagogiques, et l’affronter perd très vite, dès les premiers examens, arbitraires, absurdes, que Farit impose, sous la menace, à Sacha, son statut d’épreuve qualifiante. Il est remarquable, en un mot, que tant de personnages y souffrent dans leur esprit et dans leur chair, et que de si nombreuses facettes du corpus dolens soient ainsi, presque obsessivement, exhibées.
Typologie de la violence dans Vita Nostra
Les épreuves initiales, que nous avons déjà évoquées, absurdes, humiliantes, dangereuses, fonctionnent comme une introduction à la thématique principale du roman : coercition, vexation et secret caractérisent dès l’abord, avant même qu’elle entre à l’Institut, les études de Sacha. « Le protocole ne peut pas être altéré 34 », affirme Farit, afin d’engager définitivement la jeune fille à s’acquitter d’une tâche qui signe l’emprise de l’homme aux lunettes noires sur son corps même. Ces épreuves – nager nue, au petit matin, jusqu’à une bouée ; courir, tous les matins, dans le froid automnal et uriner dans le parc – servent à briser son ego, à la détacher des valeurs qui régissent son existence, à rendre son esprit malléable et docile afin de préparer son apprentissage insensé – et notre lecture, notre défamiliarisation par l’hyperbole avec cette violence qui régit notre société et dont il nous faudra reconsidérer la pertinence. Promise à de brillantes études, Sacha sera, sous la menace – « il pourrait bien arriver qu’il n’y ait plus personne à expliquer quoi que soit. Tu es libre, fais ce que tu veux. » – contrainte de quitter sa famille pour intégrer l’obscur Institut dont les responsables exigent, sectaires, totalitaires, un contrôle total sur les esprits et les corps. L’héroïne apprendra d’ailleurs, quelques chapitres plus loin, que l’une de ses malheureuses condisciples est obligée, dans le cadre de son apprentissage, de se prostituer ; à son tour, Sacha se verra fermement encouragée par ses tuteurs à perdre sa virginité 35, défloration vécue comme une épreuve et récompensée, encore une fois, par des pièces d’or. Les pièces d’or que les élèves vomissent et qui attestent leurs progrès, c’est-à-dire leur soumission aux changements qu’on leur impose, sont en vérité « des mots que nul n’a prononcés et qu’on ne dira jamais 36 », les plaintes et protestations, peut-être, des victimes d’une éducation violente. Rabaissés en permanence, moqués pour leur « intellect limité » et leur « paresse 37 », battus à l’occasion – Nikolaï gifle ainsi Sacha, par exemple, et prétend qu’« en vérité, il faudrait [la] battre davantage 38 » –, les étudiants ne sont jamais au goût de leurs professeurs, et leur progrès jamais concluants ; bien peu osent d’ailleurs se cabrer contre cette indignité : « Expliquez-moi, je comprendrai… Vous me blâmez mais vous ne prenez jamais la peine d’expliquer ! Vous nous traitez comme des animaux, comme des idiots incapables… – Parce que c’est ce que vous êtes, lâcha Portnov 39 ». Car l’apprentissage est un dressage, une punition ; non seulement est-il vécu comme tel par les élèves, mais il est conçu pour l’être par les enseignants de l’Institut qui, à l’instar de Portnov 40, délivrent un enseignement essentiellement malveillant, en dépit de quoi, cependant, Sacha ne perd pas toute libido sciendi, qui, « malgré tout […] aim[e] étudier » avec une « passion surnaturelle 41 ». Tout échec académique, tout manquement aux règles imposées par les professeurs, tout retard d’apprentissage, toute hétérogénéité sont immédiatement sanctionnés ; ainsi, la grand-mère de Kostia, qui est pourtant le propre fils de Farit, meurt de la main de ce dernier lorsqu’il échoue à ses examens semestriels. Plus loin, le petit frère de Sacha sera lui-même en danger. Une menace mortelle plane ainsi sans cesse sur les étudiants : « Durant les dix-huit derniers mois, Sacha avait entendu craquer à plusieurs reprises la trame qui tenait le monde familier en place. Elle croyait s’y être habituée. La catastrophe qui s’était abattue sur Kostia lui avait rappelé qu’elle marchait au bord d’un gouffre depuis des mois 42 ».
La peur, en effet, est l’outil pédagogique favori des professeurs de l’Institut où « le concept de pitié n’[a] vraiment pas cours 43 » ; elle produit, pensent-ils, des résultats rapides et remarquables. Châtiment moraux et corporels asseyent leur emprise sur des étudiants séparés de leur famille, qui commence d’ailleurs à les oublier, à les rejeter, à les remplacer. Cette pédagogie de la peur, présentée comme la meilleure des motivations, comme le plus puissant des conditionnements, s’expose explicitement dans la dernière partie du récit par la bouche de Farit, chargé de la faire régner :
Ce n’est que la peur, Sacha. La générale Peur. L’impératrice Peur, celle qui forme la réalité. […] Je n’ai fait que diriger ta peur comme une flèche vers une cible. […] Sacha, cela fait bien longtemps que tu n’étudies plus parce qu’on t’y force, mais parce que cela t’intéresse. Tu as goûté au miel de la connaissance. 44
Sacha a beau protester qu’elle aurait, sans être soumise à une terreur constante, « étudié… honnêtement », Farit se refuse à l’envisager :
Non, Sacha, tu n’aurais pas étudié. Seul un stimulus puissant permet de franchir les seuils. Seule la motivation. – Mais il y a d’autres stimuli… L’amour, l’ambition… – Rien n’est aussi fort que la peur, dit-il avec regret. C’est la conséquence de lois objectives et immuables. Vivre, c’est être vulnérable. Aimer, c’est avoir peur. Et celui qui n’a pas peur reste calme comme un boa et ne peut aimer 45.
Le corps professoral refuse, en vérité, d’accorder la moindre confiance – et la moindre autonomie – aux élèves ; ainsi, accédant à un stade supérieur de connaissance à l’issue d’épreuves dont elle a pourtant triomphé brillamment, Sacha voit des ailes lui pousser 46, signe évident que la métamorphose désirée par ses professeurs s’accomplit en dépit de leur despotisme éducatif. Elle est cependant aussitôt empêchée, encore une fois sous la menace de Farit, d’user de ses nouvelles compétences hors de la sévère supervision de Nikolaï : « Tout venait de changer. Comme si on avait attrapé par la barbe le génie qui s’envolait vers le ciel et qu’on l’avait brusquement projeté contre un mur en béton, puis enfermé dans une pièce de trois mètres cubes sans issue 47 ». Peut-être ceux-ci craignent-ils – il est vrai que Sacha a pu en formuler le souhait – qu’elle retourne contre eux, devenue leur égale, les pouvoirs qu’ils l’ont forcée à développer ; peut-être encore estiment-ils que, comme dans Haute-École de Sylvie Denis 48, par exemple, les « apprentis magiciens » ne sont formés qu’à servir, et que leurs dangereuses facultés, dont ils ne peuvent user selon leur gré ni à leur bénéfice, doivent être soumises au contrôle exact de l’institution. C’est bien à cet effet qu’ils sont, semble-t-il, éduqués : ils sont les Mots d’une Parole divine qui doivent maîtriser leurs compétences puis revêtir, docilement, leur fonction, rouages linguistiques d’un pouvoir qui les dépasse et abolit leur individualité : « Ce sont des Mots, ils doivent se réaliser, remplir le rôle qui leur a été attribué. […] Chaque homme porte en lui l’ombre d’un mot, mais seul un Mot entier, profondément inscrit dans la fabrique matérielle du monde, peut retourner à la source, grandir d’une pâle projection vers l’entité originelle 49. » Pourtant, cette explication, encore que très cryptique, lacunaire, n’est proposée qu’à la fin de l’ouvrage – et révèle enfin ce qu’il advient des étudiants à l’issue de leur troisième année d’apprentissage, dont la disparition, régulièrement constatée par leurs jeunes condisciples, soulèvent de nombreuses hypothèses et participe au climat de peur qui règne à l’Institut.
En effet, il faut bien dire que le roman lui-même manque de pédagogie et laisse errer le lecteur entre conjectures et demi-révélations. La confusion cognitive qui accable les étudiants n’est pas la moindre des violences dont ils sont victimes : aussi comminatoire que sibyllin, le premier cours auquel assistent Sacha et ses camarades est programmatique de toutes les situations pédagogiques décrites dans le roman. D’emblée, le savoir est brouillé – et le salmigondis philosophique 50 que se voient servir les élèves, mélange souvent obscur d’idéalisme, de nominalisme, de phénoménologie, saupoudré d’une pluie de cratylisme, ne semble qu’un prétexte à l’accroissement de leur surcharge cognitive ; il les désarçonne, en tout cas, et fait vaciller leurs certitudes, ce qui paraît, du moins dans la majeure partie de l’ouvrage, avant que quelques manifestations surnaturelles viennent donner corps et fonction à ce discours, être son unique raison d’être. « Le monde tel que vous le voyez n’existe pas » 51, sont-ils avertis, ce qui – technique classique de manipulation – laisse reposer entre les seules mains des professeurs une vérité toujours à venir, et à la construction de laquelle les élèves n’ont jamais part, qui ne peuvent qu’en constater, dans leur chair et leur esprit, les effets pervers. On peut d’ailleurs noter la relative productivité du mythe platonicien de la caverne chez les Diatchenko, dont l’un des romans 52 porte le nom.
Cette pédagogie qu’on pourrait dire déconstructiviste, reposant sur l’infliction permanente de violences cognitives, est moins, en définitive, une éducation qu’un formatage qui s’effectue dans la peur d’un savoir jamais clairement désigné à l’élève, dont les concepts sont « des bébés dragons roulés en boule 53 », Sacha métaphorisant ainsi aussi bien leur surnaturalité que leur dangerosité latente et la peur qu’ils lui inspirent. Déconstruite, la psyché de l’élève est prête à être remodelée, c’est-à-dire à « s’effac[er] de l’intérieur » pour accueillir « des pensées qui [ne sont] pas les siennes sans fuite possible 54 ». Ainsi, l’apprentissage contraint que subissent les élèves – dont le dépassement de paliers cognitifs, la destruction de « barrières intérieures » constituent, nous l’avons dit, les péripéties du roman – se fait dans la souffrance, dans l’ignorance des procédés mis en œuvre, dans la négation de tout retour réflexif, et dans la seule perspective d’une conformité à la pensée et aux valeurs professorales – « nous deviendrons comme eux 55 » – trahissant ainsi le principe pédagogique et le sens étymologique de l’éducation même. Ce devenir-soi auquel les exhortent violemment leurs professeurs a tous les atours d’un devenir-pareil. Et si cet étrange cursus parvient à faire de concepts philosophiques le ressort du merveilleux, il ne réenchante pas le savoir, comme s’appliquent à le faire de nombreux romans de school fantasy, répondant de la sorte aux attentes d’un lectorat avide peut-être de renouer avec un certain émerveillement éducatif, non exempt il est vrai d’un péril qui gage aussi son intérêt. Vita Nostra, sur ce point, narrativise la métaphore : la connaissance y est littéralement aveuglante, quand, après avoir tenté de déchiffrer l’un des troublants « modules textuels » qui lui ont été confiés, Sacha perd momentanément la vue 56 ; l’ancien thème de la connaissance interdite est ici réactualisé pour accuser toute la violence d’un apprentissage qui se fait à l’encontre de la volonté et de l’intérêt de l’élève.
Le miroir déformant du récit merveilleux, promené le long des couloirs de l’Institut des technologies spéciales, renvoie ainsi au lecteur un reflet de ses propres souffrances scolaires ; Sacha, se soumettant aux exercices que lui imposent ses professeurs, déchiffrant tant bien que mal ses manuels, parvient parfois à y lire quelques bribes de ce que l’on pense être un récit de fantasy : « Au premier regard à travers la porte de verre, les pétales carmin avaient attiré son attention, et il lui sembla qu’à compter de cet instant il comprenait clairement quelle tâche lui incombait sur cette terre … Dans cette petite fleur incarnate se concentrait le mal présent dans ce monde… 57 ». L’on peut lire – car Sacha peinant sur ces « bribes de sens » ne représente-t-elle pas aussi le lecteur lui-même, tâchant de comprendre à quoi rime la violence insensée qui infuse le roman ? – ces extraits d’un récit qui ne sera pas comme le doublon métafictionnel, porté à un autre degré d’irréalité, de Vita Nostra : ce que le roman que nous lisons aurait pu être si la violence qu’il donne à voir et dénonce avait été traitée comme dans un roman de fantasy « classique ». Enfin, il est impossible de ne pas remarquer que la violence pédagogique qui s’exprime dans le roman possède une nette intention sacrificielle. Il s’agit, ni plus ni moins, pour l’Institut de dépouiller les élèves de leur humanité, afin qu’ils soient propres à servir, simples fonctions d’un système qu’il ne comprennent pas. Assez tôt dans le roman, cette révélation, quoique parcellaire, est faite, par un étudiant plus âgé, Zakhar : « Nous changerons. Tout changera. Notre vue, notre ouïe, tout notre organisme se transformera. […] selon moi, nous cesserons d’être humains 58. » Cette fatalité, on le comprend, ne fait qu’accentuer l’agressivité de Sacha, qui se trouve à son tour autrice de violences verbales et physiques : le rite sacrificiel auquel, contre son gré, elle participe, ce destin tragique vers lequel la mènent ses études ne lui laissent d’autre choix que d’user à son tour de la violence dont elle est victime, jusqu’à laisser pour morts trois hommes qui, lors d’un bref retour chez sa mère, essayent de l’agresser.
Quoiqu’il en soit, le thème du sacrifice se fait de plus en plus prégnant au cours du récit : Sacha formule même l’hypothèse que les proches des étudiants « reçoivent… une avance quand [ils arrivent] ici. Succès, bonheur. Quelque chose qui les détourne [d’eux] 59 ». Elle se persuade ensuite, à raison, que l’examen qui les attend est un « rite sacrificiel », que « les victimes préparées d’une certaine manière entr[ent] dans la salle d’examen pour ne jamais en ressortir 60 ». Tous semblent ainsi bénéficier, fors les étudiants eux-mêmes, de l’éducation violente qui leur est imposée. Sacha fait d’ailleurs l’expérience de crises psychasthéniques, qui s’aggravent au cours récit, et lui laissent l’impression de se dépersonnaliser, de se dissocier d’elle-même 61 : il ne s’agit pas seulement d’un mécanisme de défense de son esprit, soumis à une violence qu’il ne peut plus endurer ; c’est là, bien entendu, l’objectif des exercices qu’on lui demande d’accomplir.
Ces derniers temps, elle n’était capable de penser qu’à ce qu’elle voyait de ses yeux. […] Elle n’avait plus de force, comme si, à l’exemple de la peinture, elle se diluait. Comme si elle n’était qu’une flaque de cire fondue. L’espace autour d’elle se dilatait et se contractait. Le temps cassait les aiguilles de sa montre et se perdait dans les circuits et les fils de son radio-réveil 62.
Sacha, « changée », « comme si elle avait été déconstruite et reconstruite de telle sorte qu’un regard superficiel n’y aurait vu que du feu » doit cesser, selon Nikolaï, de se considérer « comme une entité matérielle 63 », et, pour ce faire, « détruire [ses] composantes matérielles pour les remplacer par des composantes informationnelles 64 ». C’est le sacrifice, en un mot, de leur humanité que les étudiants sont contraints de permettre ; littéralement inhumains pour la plupart, les professeurs n’éprouvent aucun scrupule à infliger aux étudiants cette ultime violence : le déni de leur humanité, considérée comme une entrave à leurs progrès. « Pourquoi est-ce si important pour vous d’être justement un être humain ? », demande ainsi Nikolaï à Sacha : « N’est-ce pas tout simplement parce que vous ne connaissez rien d’autre 65 ? » Les rares retours au foyer, d’abord ardemment désirés, ne lui laissent en fin de compte qu’un goût amer : elle semble physiquement et moralement inadaptée à la vie ordinaire qu’elle menait quelques mois plus tôt 66. Signe de l’emprise qu’exerce sur elle une formation qu’elle abhorre pourtant, elle souhaite tôt retourner à Torpa : « Quelques jours plus tard, elle comprit que l’institut lui manquait 67. » D’ailleurs, et parce que le roman fonctionne aussi comme une métaphore cruelle du passage à l’âge adulte, sa mère paraît la rejeter : remariée à Valentin, un homme rencontré au début du récit et à qui Farit avait d’ailleurs infligé un infarctus pour punir Sacha d’un manquement à ses obligations, sa mère, lui semble-t-il, l’a remplacée par un bébé qu’elle déteste – et qu’elle « assimilera 68 » brièvement à elle, prenant possession de son corps, manquant de le tuer. On peut voir d’ailleurs dans cette scène l’expression non seulement d’un désir latent d’éliminer le frère avec qui elle est entrée en concurrence mais encore le désir d’échapper, par un retour en enfance, à la violence des métamorphoses que réclame le passage à l’adulte. À la fin du roman, il semble que Sacha, ayant volontairement échoué à exprimer sa puissance, à devenir pleinement la fonction qu’elle était destinée à être – « C’est un Mot-de-passe, […] un mot-clé qui ouvre une nouvelle structure informationnelle 69 » – par crainte d’instiller dans la trame du monde la peur dont l’ont empreinte ses professeurs et qu’elle craint de propager, incapable qu’elle est de s’en affranchir, renaisse dans le corps de son frère, seule échappatoire au cycle de la violence : « Non. Parce que pour moi l’amour est synonyme de peur. […] Je résonnerai et la peur résonnera en moi, dans le Premier Mot. Et tout l’amour que je porte sera à jamais empoisonné par la peur. Je refuse… 70 »
Si cette sacrificialité de l’éducation n’est pas inédite, et que certains romans de fantasy – on pense à Harry Potter, évidemment, mais aussi à Haute-École Sylvie Denis, à Éducation meurtrière de Naomi Novik, dans une moindre mesure également au Nom du vent de Patrick Rothfuss, pour ne citer que quelques exemples populaires – voient à plaisir souffrir leurs héros apprenants, la terrible originalité de Vita Nostra réside toutefois en sa fin clairement accusatrice d’un système éducatif dont la violence hyperbolique condamne certaines dérives du nôtre, et plus généralement d’une conception de l’apprentissage comme conditionnement à une conformité dont l’élève ne jouit guère. La métamorphose de l'adolescent en adulte constitue un sacrifice symbolique dont peu savent renaître, et abîmés, et moins rénovés qu’homologués. Le roman nous demande ainsi s’il est juste d’exiger de l’élève qu’il sacrifie son humanité pour être utile à la société. Ses souffrances n’ont rien appris à Sacha sinon à fuir la violence et la peur par la dissolution de soi ; elle ne se servira pas de ses pouvoirs, qu’on devine immenses, pour transformer le monde car la peur dans laquelle elle a appris l’a si bien contaminée qu’elle ne pourrait que la reproduire. La violence est un piège, et cette histoire violente ne peut connaître qu’une conclusion qui le soit.
- Marina & Sergueï Diatchenko, Vita Nostra, traduction de Denis E. Savine, Nantes, L’Atalante, 2019, p. 196.
- Anne Besson (dir.), Dictionnaire de la fantasy, « High and low fantasy », Paris, Vendémiaire, 2018, p. 174.
- Marina & Sergueï Diatchenko, Vita Nostra, op. cit., p. 13.
- Ibid., p. 24.
- Ibid., p. 25.
- Ibid., p. 27.
- Ibid., p. 28.
- Ibid., p. 38.
- Ibid., p. 41.
- Ibid., p. 46.
- Anne Besson (dir.), Dictionnaire de la fantasy, « High and low fantasy », op. cit., p. 173.
- « Alors, quand elle s’appropria le donjon, celui-ci se fissura et s’ouvrit soudain comme une fleur, et de ses tréfonds un monstre plongea son regard dans le sien, un être comme elle n’en avait jamais vu, même dans ses pires cauchemars. Sacha reflua. Le monstre s’extirpait lentement des profondeurs de la tour brisée. Il changeait de forme, palpitait, s’étirait, s’étalait, mais elle ne voyait que son regard. Immobile. Légèrement voilé. La chose la regardait elle et personne d’autre. », Marina & Sergueï Diatchenko, Vita Nostra, op. cit., p. 324-325.
- « High and low fantasy », p. 174
- Farah Mendlesohn, dans son ouvrage Rhetorics of Fantasy, propose de distribuer les textes de fantasy dans les catégories suivantes, qui sont déterminées par le mode d’apparaître du merveilleux, du surnaturel (« These categories are determined by the means by which the fantastic enters the narrated world ») : « the Portal-Quest Fantasy », « the Immersive Fantasy », « Intrusion Fantasy », « The Liminal Fantasy », sans omettre, bien sûr, les nécessaires « irregulars ».
- Farah Mendlesohn, Rhetorics of fantasy, Middletown, Wesleyan University Press, 2008, p. xxii.
- Anne Besson, La fantasy, Paris, Klincksieck, 2007, p. 56.
- Ibid., p.9.
- John Clute & John Grant (dir.), The Encyclopedia of Fantasy, St. Martin’s Press, 1997, cité dans Anne Besson, La fantasy, op. cit., p. 14.
- Anne Besson, La fantasy, op. cit., p. 11.
- John Ronald Reuel Tolkien, « Faërie », Faërie et autres textes, traduction de Francis Ledoux, Paris, Pocket, 2009, p. 53.
- Anne Besson, La fantasy, op. cit., p. 11.
- William Blanc, Winter is coming. Une brève histoire politique de la fantasy, Paris, Libertalia, 2019, p. 78.
- Anne Besson, La fantasy, op. cit., p. 173.
- Ibid., p. 172.
- Anne Besson, Les Pouvoirs de l’enchantement, Paris, Vendémiaire, 2021, p. 179.
- Anne Besson (dir.), Dictionnaire de la fantasy, « Violence », op. cit., p. 400.
- Anne Besson, Les Pouvoirs de l’enchantement, op. cit., pp. 28-31.
- Ibid., p. 33.
- John Clute & John Grant (dir.), The Encyclopedia of Fantasy, op. cit.
- Anne Besson (dir.), Dictionnaire de la fantasy, « Violence », op. cit., p. 400-401.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Marina & Sergueï Diatchenko, Vita Nostra, op. cit., p. 42.
- Ibid., p. 242.
- Ibid., p. 391.
- Ibid., p. 166.
- Ibid., p. 381.
- Ibid., p. 421.
- Ibid., p. 371.
- Ibid., p. 375.
- Ibid., p. 195.
- Ibid., p. 196.
- Ibid., p. 479.
- Ibid., p. 512.
- Ibid., p. 347.
- Ibid., p. 433
- Sylvie Denis, Haute-École, Nantes, L’Atalante, 2004.
- Marina & Sergueï Diatchenko, Vita Nostra, op. cit., p. 479.
- « The intrusion fantasy holds true to the unreasoning delights of fancy eschewing the rules and rigors of fantasy. This disregard for the rules is one reason why the protagonist/reader position can be summarized as ‘ confused ’. The generically irrational fantastic keeps the protagonist/reader off balance, and without control of the situation (even when such control is posited as part of his eventual destiny). This approach clearly departs from the control structures of the portal-quest fantasies, wich are precisely about being in charge of the adventure. […] The intrusion fantasy constructs a rhetoric in which the shiver up the spine is more trustworthy than scientific discourse ; when it adopts apparent scientific rigor, it is always a pseudo-science that clothes feelings in faux analysis » Farah Mendlesohn, Rhetorics of fantasy, op. cit., p. 180-181.
- Ibid., p. 103.
- Id., La Caverne, traduction d’Antoinette Roubichou-Stretz, Paris, Albin-Michel, 2009.
- Id., Vita Nostra, op. cit., p. 185.
- Ibid., p. 196.
- Ibid., p. 328.
- Ibid., p. 176.
- Ibid., p. 228.
- Ibid., p. 198.
- Ibid., p. 275.
- Ibid., p. 296.
- Ibid., p. 155, 168, 226, 322, 324.
- Ibid., p. 226.
- Ibid., p. 242.
- Ibid., p. 232.
- Ibid., p. 346.
- Ibid., p. 212.
- Ibid., p. 216.
- Ibid., p. 358.
- Ibid., p. 521.
- Ibid., p. 523.