Monteiro Lobato et la littérature d'enfance au Brésil : enjeux de représentation et de traduction des corps parlants du Sítio do Picapau Amarelo
À la mémoire de Marielle Franco
Issu de l’aristocratie rurale de l’intérieur de São Paulo, José Bento Renato Monteiro Lobato, né en 1882 et mort en 1948, est un fonctionnaire, planteur, diplomate, journaliste, homme d’affaires, et l’un des fondateurs de l’industrie éditoriale brésilienne. Mais il est surtout le plus grand nom de la littérature enfantine au Brésil, où d’ailleurs la journée nationale du livre de jeunesse est célébrée le 18 avril, jour de sa naissance. Ses romans bercent l’enfance des Brésiliens depuis les années 1920 et n’ont cessé depuis d’être réédités et adaptés pour la télévision. Aujourd’hui encore, pas un carnaval d’école et pas une journée nationale du folklore (le 22 août) ne se passent sans enfants déguisés en poupée Emília, le personnage le plus attachant et le plus emblématique de l’univers qu’il a créé : le Sítio do Picapau Amarelo, la ferme du Pic-vert Jaune. Avant Lobato, la littérature enfantine se résumait à des leçons didactiques et morales et à des traductions de contes européens éloignés de la réalité quotidienne des enfants du Brésil. Son génie et sa nouveauté résident dans la création d’un univers proprement brésilien, certes tourné vers l’apprentissage, mais qui passe par l’humour, le divertissement, la fantaisie, la liberté et le nonsense enfantin.
Le sítio de Dona Benta est une propriété rurale où une grand-mère, secondée par sa vieille amie et cuisinière de toujours, raconte des histoires à ses petits-enfants Narizinho (Petit Nez) et Pedrinho (Petit Pierre). La ferme est peuplée de créatures magiques, d’animaux parlants, et fréquemment visitée par les personnages de la littérature mondiale et du folklore national, grâce à la magie de la poudre de perlimpinpin et autres machines à voyager entre les mondes imaginaires. Les personnages récurrents de cet univers sont souvent caractérisés par leur corporéité et reconnaissables à leurs particularités physiques qui les rendent facilement identifiables, favorisant les adaptations en dessins animés, feuilletons télévisés, comédies musicales et produits dérivés. Le premier livre pour enfants de Lobato s’intitule A menina do narizinho arrebitado (1920), « la fillette au petit nez retroussé » : l’héroïne Lúcia, plus connue sous le nom de Narizinho, tient son nom de sa particularité physique. De même, le Marquis de Rabicó, un cochon rose en redingote, doit son nom à la forme de sa queue (du portugais rabo, la queue). On pourrait traduire le nom suffixé rabicó par « petit bout de queue », « queue rikiki ». L’enjeu d’une traduction en français consisterait à réussir à conserver l’allusion au corps du personnage tout en trouvant une sonorité aussi ludique que « Rabicó », comme le Marquis de Courte-Queue 1. D’autres personnages inventés par Lobato sont anthropomorphes, comme le Vicomte (Visconde) de Sabugosa, un épi de maïs très savant. Là encore, son nom joue sur la forme de son corps. Si la ville de Sabugosa ainsi que le titre de noblesse Comte de Sabugosa ont vraiment existé, l’astuce vient du fait que sabugo en portugais désigne un épi. Un jeu de mot équivalent en français pourrait consister en « Vicomte d’Epinay ». En effet, la ville d’Epinay existe, un titre de comte y est bien rattaché historiquement, et on entend « épi ». Le défaut de cette traduction cibliste est qu’elle transpose un nom de ville, autrement dit un élément du patrimoine de la langue et du pays sources, en un nom de ville française aux sonorités francophones et aux connotations historiques différentes, ce qui dépouille le texte et son univers de leur identité et de leur coloration typiquement brésiliennes.
On le voit, les « corps parlants » qui habitent le Sítio de Dona Benta soulèvent des enjeux de traduction intéressants pour qui se penche sur une possible édition de Monteiro Lobato en français. Nous aurions également pu évoquer les nombreux autres personnages qui se caractérisent par leur corporéité, comme le Saci, petit être de la forêt amateur de mauvais tours qui prend les traits d’un garçon noir unijambiste à pipe et bonnet rouge, personnage emblématique du folklore brésilien que l’on retrouve dans les aventures de Narizinho et Pedrinho. Mais si nous avons choisi de parler de Monteiro Lobato, c’est avant tout parce qu’il nous semble que les représentations du duo Emília/Nastácia nous invitent à nous interroger sur ce que les productions pour l’enfance disent de la société brésilienne.
Le véritable corps (trop) parlant est sans conteste l’impertinente Emília, une poupée de chiffon fabriquée par la cuisinière et bonne à tout faire Tia Nastácia. Emília a acquis le don de parole après avoir ingéré une pilule magique, pour le plus grand malheur de son entourage et le bonheur des petits lecteurs. Elle est depuis un véritable moulin à paroles et s’exprime sem papas na língua 2, « sans pustules sur la langue », c’est-à-dire très franchement et sans aucun filtre. Très souvent, Emília fait figure d’alter-ego de Lobato. À travers elle, il fait passer ses propres idées sur l’absurdité et les incohérences de sa société. Or, l’attachement des enfants pour la poupée à la langue bien pendue et l’identification de l’auteur à son personnage préféré pose problème dans la mesure où Emília fait également preuve d’une grande cruauté envers Tia Nastácia, qu’elle ne cesse de rabaisser et d’humilier à cause de sa couleur de peau, de son ignorance et de son statut de subalterne. Depuis les années 2010, une polémique oppose les défenseurs de Lobato et ceux qui lui reprochent de présenter une image stéréotypée et dégradante des personnages noirs. Cette polémique s’appuie notamment sur certains des écrits pour adultes de Lobato et sur des lettres de sa correspondance dans lesquelles il témoigne de sa sympathie pour l’idéologie eugéniste 3. La relation entre Tia Nastácia et sa créature de chiffon ainsi que les descriptions et les illustrations du personnage de la domestique noire sont donc relus à la lumière de cette controverse. Comment la modernisation du dessin et du décor dans les adaptations récentes tend-elle à arrondir les angles de la question sociale et raciale au Brésil ? Que nous dit le corps de Tia Nastácia sur les rapports de classe, de race et de genre dans la société post-esclavagiste brésilienne ?
Un corps trop parlant : Emília, bouche décousue
L’un des épisodes les plus connus et les plus savoureux est celui dans lequel la poupée Emília a commencé à parler grâce à une pilule administrée par le docteur Caramujo (Bigorneau) dans le volume Reinações de Narizinho (les espiègleries de Petit Nez) en 1931. La poupée muette, décrite comme très laide, à figure de sorcière et fabriquée avec des chutes de tissu grossier, devient alors « un petit robinet d’âneries 4 » (« torneirinha de asneiras »). Sa parole déborde et n’est « pas encore bien ajustée 5 » (« a fala da Emília ainda não estava bem ajustada ») : elle échange les syllabes, mélange les mots et parle un peu à la façon du Prince de Motordu de Pef. À partir de cet épisode fondateur, Emília devient un protagoniste central et indispensable des aventures du Sítio par sa drôlerie et sa créativité.
Qu’il s’agisse des Fábulas (Fables), de D. Quixote das crianças (Le Don Quichotte des enfants) ou de Peter Pan, le dispositif de la plupart des livres repose sur une traduction et une adaptation des classiques de la littérature européenne, faites par Lobato lui-même et mises dans la bouche de la grand-mère Dona Benta qui fait la lecture aux enfants. Tandis que Narizinho et Pedrinho incarnent le petit lecteur idéal de la bonne société du début du vingtième siècle, curieux mais sage et obéissant, Emília ne tient pas en place et s’empresse de copier les histoires de façon ludique. À l’écoute des aventures de Don Quichotte, elle file dans le jardin à la poursuite des poules, rejouant la scène des moulins. Quand elle écoute les histoires de Peter Pan, elle joue un tour à Tia Nastácia en lui volant son ombre. À l’instar de la figure du bouffon, Emília est celle qui alterne entre sagesse et folie. L’un des passages les plus célèbres et charmants de l’œuvre est celui dans lequel la poupée philosophe sur l’existence :
A vida, senhor Visconde, é um pisca-pisca. […] Piscar é abrir e fechar os olhos – viver é isso. […] A vida das gentes neste mundo, senhor Sabugo, é isso. Um rosário de piscados. Cada pisco é um dia. Pisca e mama, pisca e brinca, pisca e estuda, pisca e ama, pisca e cria filhos, pisca e geme os reumatismos, e por fim pisca pela última vez e morre. – E depois que morre?, – perguntou o Visconde. – Depois que morre, vira hipótese. É ou não é 6 ?
La vie, monsieur le Vicomte, est un clin d’œil. […] Cligner, c’est ouvrir et fermer les yeux – vivre, c’est la même chose. […] Notre existence dans ce monde-ci, monsieur l’épi de maïs, c’est cela. Un chapelet de clins d’œil. Chaque clignement est un jour. Cligne et tète, cligne et joue, cligne et étudie, cligne et aime, cligne et élève des enfants, cligne et souffre de tes rhumatismes, et finalement cligne une dernière fois et meurs. – Et après la mort ? demanda le Vicomte. – après la mort, tout devient hypothèse. J’ai raison ou pas ? (Notre traduction)
On peut dire qu’Emília est une poupée qui « tire la langue », dans tous les sens du terme. Par son insolence, bien sûr, mais aussi parce qu’elle est adepte des jeux de mots, et n’hésite pas à remettre en question le canon grammatical de la langue écrite, trop rigide et trop éloignée de la langue parlée au Brésil. Dans le volume Emília no País da Gramática (Emília au Pays de la Grammaire), la poupée facétieuse libère les compères Néologisme et Provincialisme et leur dit d’aller vivre libres parmi les autres mots pour en créer de nouveaux et travailler à l’évolution de la langue.
Enfin, parce qu’elle est une créature à mi-chemin entre l’humain et le non-humain, elle s’affranchit des principes moraux normalement inculqués aux enfants, comme l’honnêteté, la bonté ou le respect des aînés. Elle s’en prend régulièrement au Vicomte pour moquer sa pédanterie. Elle n’hésite pas à épouser le Marquis de Rabicó par intérêt, pour acquérir le titre de Marquise. Ses compagnons se plaignent de son comportement tyrannique et égoïste :
Emília é uma tirana sem coração. Não tem dó de nada. Quando Tia Nastácia vai matar um frango, todos correm de perto e tapam os ouvidos. Emília não. Emília vai assistir. Dá opiniões, acha que o frango não ficou bem matado, manda que Tia Nastácia o mate novamente – e coisas assim. Também é a criatura mais interesseira do mundo. Tudo quanto faz tem uma razão egoística. Só pensa em si, na vidinha dela, nos brinquedos dela 7.
Emília est un tyran sans cœur. Elle est sans pitié. Quand Tia 8 Nastácia va tuer un poulet, tout le monde s’enfuit en courant et se bouche les oreilles. Pas Emília. Emília va regarder. Elle donne son avis, trouve que le poulet n’a pas l’air très mort, ordonne à Tia Nastácia de le tuer de nouveau, ce genre de choses. C’est aussi la créature la plus intéressée du monde. Tout ce qu’elle fait est motivé par une raison égoïste. Elle ne pense qu’à sa petite personne, à sa petite vie, à ses jouets. (Notre traduction)
Emília, qui n’a décidément pas sa langue dans sa poche, se défend en arguant qu’elle n’est pas responsable de sa cruauté car Tia Nastácia ne lui a pas fait de cœur quand elle l’a fabriquée. Mais elle enchante son monde et inspire l’admiration autant que l’exaspération :
Emília é uma criaturinha incompreensível. Faz coisas de louca, e também faz coisas que até espantam a gente, de tão sensatas. Diz asneiras enormes, e também coisas tão sábias que Dona Benta fica a pensar. Tem saídas para tudo. […] Em matéria de esperteza, não existe outra no mundo 9.
Emília est une petite créature incompréhensible. Elle fait la folle, et elle fait aussi des choses qui nous épatent, tant elles sont sensées. Elle dit d’énormes bêtises, et elle parle aussi avec tant de sagesse que Dona Benta reste pensive. Elle a réponse à tout. […] En matière de débrouillardise, il n’y en a pas deux comme elle. (Notre traduction)
Spontanée, indisciplinée, elle représente le côté sauvageon de l’enfance brute qui dit tout haut ce qu’elle pense. Figure de trickster facétieux et sans limite, elle se permet toutes les irrévérences, et c’est ce qui la rend si attachante. Lobato ne s’y trompe pas, lorsqu’il fait dire à Narizinho, dans une remarque métatextuelle : « Te voilà déjà une petite célébrité dans tout le Brésil, Emília, tant Lobato raconte tes bêtises » (notre traduction) (« Você já anda bem famosinha no Brasil inteiro, Emília, de tanto o Lobato contar suas asneiras 10 »).
Mais c’est surtout envers la vieille cuisinière qu’Emília se montre cruelle. De passage à la ferme, Cendrillon refuse le café et dit ne boire que du lait par crainte que le café ne la brunisse, ce qu’Emília s’empresse de commenter : « Elle fait très bien. […] C’est à cause de tout le café qu’elle a bu que Tia Nastácia est devenue si noire » (notre traduction) (« Faz muito bem. […] Foi de tanto tomar café que Tia Nastácia ficou preta assim 11 »). La méchanceté d’Emília transparaît encore de façon très nette dans le volume Peter Pan de 1930. Lorsque la domestique affirme n’avoir jamais vu de fée, la réaction de la poupée est cinglante et venimeuse :
Cale a boca! – berrou Emília. – Você só entende de cebolas e alhos e vinagres e toicinhos. Está claro que não poderia nunca ter visto fada porque elas não aparecem para gente preta. Eu, se fosse Peter Pan, enganava Wendy dizendo que uma fada morre sempre que vê uma negra beiçuda…
– Mais respeito com os velhos, Emília ! – advertiu Dona Benta. – Não quero que trate Nastácia desse modo. Todos aqui sabem que ela é preta só por fora 12.
Tais-toi ! s’écria Emília. Tout ce que tu comprends, c’est les oignons, l’ail, le vinaigre et les tranches de lard. Évidemment que tu n’as jamais vu de fée, puisqu’elles n’apparaissent pas aux noirs de ton espèce. Moi, si j’étais Peter, je jouerais un tour à Wendy en lui disant qu’une fée meurt à chaque fois qu’elle voit une négresse lippue...
– Un peu plus de respect envers les anciens, Emília ! gronda Dona Benta. Je ne veux pas que tu traites Nastácia de la sorte. Tout le monde ici sait bien qu’elle est noire seulement à l’extérieur. (Notre traduction)
Cette fois, la petite peste est allée trop loin. Dona Benta se sent obligée de la reprendre, mais la tentative de modération par la parole adulte est elle-même problématique, dans la mesure où l’argument avancé par la grand-mère revient à dire que Nastácia est assez appréciée de tous pour mériter d’être considérée comme noire « seulement à l’extérieur », mais blanche à l’intérieur. Le noir est donc associé à la tare et au stigmate. D’autres passages associent clairement la blancheur et les traits occidentaux à la beauté et à la noblesse, comme dans ce passage où Narizinho raconte un mensonge à ses hôtes de marque – une assemblée de princes et de princesses de contes de fées en visite à la ferme – pour rendre la présence de la domestique acceptable :
Também apresento a princesa Anastácia. Não reparem ser preta. É preta só por fora, e não de nascença. Foi uma fada que um dia a pretejou, condenando-a a ficar assim até que encontre um certo anel na barriga de um certo peixe. Então o encanto se quebrará e ela virará uma linda princesa loura 13.
Je vous présente aussi la princesse Anastácia. Ne faites pas attention à sa couleur noire. Elle est noire d’apparence seulement, mais pas de naissance. C’est une fée qui un jour l’a rendue noire, la condamnant à rester dans cet état jusqu’à ce qu’elle trouve un certain anneau dans le ventre d’un certain poisson. Alors, le charme se rompra et elle se changera en une jolie princesse blonde. (Notre traduction)
À partir de 2010, une polémique éclate autour de la nécessité de supprimer les passages offensants, ou du moins de contextualiser l’œuvre à l’aide d’avertissements et de notes dans les éditions utilisées à l’école 14. Le débat surgit au moment où se met difficilement et lentement en place dans les écoles l’application de la loi de 2003 qui rend obligatoire l’enseignement de l’histoire et des cultures africaines et afro-brésiliennes à l’école, dans un esprit de tolérance et d’ouverture à la diversité culturelle. Aujourd’hui encore, ces passages apparaissent mot pour mot dans les éditions les plus récentes, tant Lobato est un monument intouchable du patrimoine national. Si ses défenseurs reconnaissent la présence de passages pour le moins gênants dans les livres pour enfants, ils font valoir l’argument que l’homme est le produit de son époque. Né en 1882, six ans avant l’abolition de l’esclavage, issu de l’aristocratie rurale, il a grandi entouré de domestiques noirs. Il n’était pas moins qu’un autre imprégné de la pensée dominante de l’élite de son temps, et ne pouvait penser autrement. Au mieux, il pouvait ressentir et exprimer à l’égard de la population noire qui l’entourait et le servait une tendresse toute paternaliste, ce qui transparaît dans le traitement du personnage de Tia Nastácia.
Représentations de Tia Nastácia : ce que le corps de la domestique noire dit de la société postcoloniale brésilienne
Tia Nastácia est toujours dépeinte comme extrêmement religieuse et superstitieuse, effrayée par tout changement à la ferme, râlant constamment contre le remue-ménage et les inventions des enfants. En somme, elle personnifie pour Lobato l’ancien monde, le retard, l’immobilisme, le boulet attaché au pied du Brésil, tandis que les enfants, curieux, vifs, intelligents, malins, cultivés, sont l’avenir, la force qui va de l’avant, dans la modernité des années 1930. En même temps, c’est le caractère peureux et bigot de Tia Nastácia qui fait le sel de certaines situations, et qui crée l’attachement des enfants, fictionnels et réels, pour le personnage. Visiblement dépassée par les événements merveilleux qui rythment la vie du Sítio, elle remplit une fonction comique dans la narration par ses mimiques, ses expressions récurrentes et son parler populaire.
Cependant, les accusations de racisme ne concernent pas tant le caractère d’immobilisme de la vieille femme, que sa caractérisation physique et son rôle de subalterne. Son portrait physique confine souvent à la caricature raciste, comme dans ce passage où Emília, qui veut retrouver la domestique, la décrit à un berger : « Vous n’auriez pas vu une vieille couleur de charbon, un foulard rouge à motif fleuri sur la tête et une paire de babines grosses comme ça sur la bouche ? » (notre traduction) (« Não viu uma velha cor de carvão, de lenço vermelho de ramagens na cabeça e um par de beiços deste tamanho da boca 15 ? »). Une telle description renvoie à la figure caricaturale de la mammy dévouée à ses maîtres et heureuse de servir, que l’on trouve aussi bien dans la culture populaire des États-Unis (que l’on songe à la marque Aunt Jemima ou plus tard au personnage de Mammy Two Shoes dans les cartoons Tom & Jerry) que dans la littérature avec les personnages de Aunt Chloe dans Uncle Tom’s Cabin (Harriet Beecher Stowe, 1852) et Mammy dans Gone With The Wind (Margaret Mitchell, 1936). On retrouve ce portrait dans les illustrations qui ont souvent représenté la bonne sous les traits stéréotypés de la domestique bien en chair, vêtue d’un tablier, coiffée d’un foulard, un ustensile de cuisine à la main. Si la plupart des illustrateurs ont opté pour un trait relativement bienveillant à l’égard de cette figure, d’autres, comme Belmonte et Rodolfo dans O Minotauro en 1939, ont choisi pour Tia Nastácia un dessin cartoonesque qui n’est pas sans rappeler celui d’Hergé, en accentuant l’air ahuri et les lèvres rouges, démesurées et animalisées 16.
On constate cependant une atténuation du trait au fil des modernisations. Comparons par exemple les illustrations en noir et blanc de Manoel Victor Filho pour les éditions Brasiliense dans les années 1970 et la collection des éditions Globo illustrée par Paulo Borges à partir de 2007. Dessinées par Manoel Victor Filho, Dona Benta et Tia Nastácia sont très différentes physiquement : la grand-mère est une femme mince tandis que la domestique est caractérisée par son embonpoint stéréotypique. Le dessin de Paulo Borges, quant à lui, est fortement influencé par l’adaptation télévisée diffusée depuis 2001 et produite par l’entreprise de médias Globo qui détient aussi la maison d’édition du même nom. Parce que la collection illustrée par Borges est contemporaine de la diffusion des épisodes produits par le groupe, l’illustrateur n’a pas eu la liberté de s’éloigner des couleurs, des formes et des costumes imposés par la version télévisée, laquelle imprègne l’imaginaire des enfants 17. Chez Borges, Tia Nastácia est pour ainsi dire le double de Dona Benta en noire. Elles se ressemblent beaucoup : même silhouette ronde, même forme de visage. Le coup de crayon en fait de véritables sœurs, comme pour gommer les différences et s’éloigner de la caricature, bien que la relation hiérarchique ne manque pas de ressurgir dans la façon de montrer Nastácia en tablier et confinée à sa cuisine. L’adaptation en série télévisée produite par Rede Globo et diffusée sur TV Globo entre 2001 et 2007 témoigne d’une recherche de modernisation pour accompagner les évolutions technologiques et correspondre aux enfants d’aujourd’hui. La maison de Dona Benta s’équipe d’une télévision, d’un ordinateur, de téléphones portables, et dans la cuisine de Tia Nastácia le vieux four traditionnel est remplacé par un micro-ondes. La série télévisée ajoute même des personnages pour moderniser l’action, comme la nouvelle poupée de Narizinho, Patty Pop, une poupée de plastique à la mode, aux couleurs flashy, sorte de poupée Barbie qui devient la rivale de la poupée de chiffon de l’ancienne génération. Enfin, en 2012, le dessin animé crée par Rodrigo Castilho et produit par Rede Globo et Mixer a choisi un design de personnages beaucoup moins réaliste, qui rend tous les physiques drôles et sympathiques grâce à des silhouettes tout en rondeurs. Les scénarios tendent à minimiser la condition de serviteurs de Nastácia et Barnabé, qui pourraient aussi bien être des membres de la famille ou des amis, même si personne ne s’y trompe. Dans le texte, le statut de Tio Barnabé s’apparente très clairement à celui de l’«agregado », c’est-à-dire un ancien esclave à qui l’on fait la faveur de le laisser habiter gratuitement sur la propriété en échanges de services. Mais le dessin animé, en pleine polémique sur le racisme de Lobato, atteste d’une volonté de supprimer toute allusion à la période esclavagiste, véritable tabou de ces versions récentes. Barnabé devient donc une sorte de gentil voisin qui aide à la ferme, et Nastácia prépare des pâtisseries à longueur de journée, non pas parce que c’est son travail, mais parce que rien ne la rend plus heureuse que de faire plaisir aux enfants.
Toutefois, le dessin, les habits, les objets qui entourent la vie à la ferme ont beau se moderniser au fil du temps, une donnée reste invariable : c’est le rôle de bonne à tout faire de Tia Nastácia. Dans les livres, toutes les actions de Tia Nastácia et ses interactions avec d’autres personnages sont liées à son activité de cuisinière. Au mariage de Blanche-Neige, elle n'est pas assise avec les autres convives, mais supervise la préparation des mets 18. Or, en cherchant à moderniser les vêtements des personnages et le décor du Sítio pour en faire une ferme des années 2000, le message envoyé aux enfants est que tout évolue, sauf le rôle social figé des protagonistes. Leur place reste immuable, ce qui contribue à habituer les enfants à percevoir les personnes noires comme des jardiniers, des cuisinières ou des nounous. Le dessin animé, tout comme l’absence de notes dans les livres, rendent invisible le fil historique qui relie l’histoire de l’esclavage à la situation actuelle. Tout se passe comme si la place « naturelle » de la femme afro-descendante dans la société brésilienne était en cuisine ou à s’occuper des enfants des autres, sans que ce modèle social, économique et familial ne soit perçu comme le reliquat des siècles d’esclavage. Le contexte historique et social de l’époque à laquelle Lobato écrit nous permet de comprendre que la place de Tia Nastácia est celle de l’« agregada », un statut hérité de l’esclavage (littéralement : elle est « agrégée », incorporée à la famille). Elle vit parmi la famille et travaille comme femme de ménage, cuisinière et nourrice en échange du couvert et du logis, sans être rémunérée : elle est « la bonne et fidèle servante qui s’est occupée de Lúcia quand elle était petite » (notre traduction) (« negra de estimação 19 que carregou Lúcia em pequena 20 »). La mention du rôle de nounou ainsi que l’absence de la mère de Lúcia/Narizinho renvoient également à la figure de la « ama de leite », qui allaitait et élevait les enfants des maîtres, le plus souvent au détriment des siens. Durant la période esclavagiste et même au-delà, les femmes des classes aisées déléguaient l’allaitement et le soin des enfants à une nourrice envers qui les enfants développaient souvent des sentiments de tendresse et d’affection. Il est probable que Lobato lui-même ait été nourri et élevé par une « ama de leite ». Le fait même que Tia Nastácia fabrique pour la fillette une poupée à partir de chutes de tissus et de matériaux de récupération reflète une pratique très répandue chez les esclaves et les « agregadas » des maisons des maîtres dans les Amériques 21. Tout dans la caractérisation de Tia Nastácia renvoie à la figure de l’ancienne esclave de maison attachée à la famille, une réalité contemporaine de Monteiro Lobato. Or, dans les adaptations qui prennent le parti de moderniser les décors et les costumes, Nastácia passe du statut d’« agregada » des années 1930 à bonne des années 2010 de façon tout à fait crédible et fluide, sans qu’il ne soit besoin d’adapter le texte. Le fait que l’œuvre puisse être mise au goût du jour sans changer d’une virgule le rôle des personnages afro-brésiliens et sans que cela ne choque ou ne pose question est révélateur des inégalités sociales et raciales persistantes dans la société brésilienne postcoloniale. De fait, les chiffres de l’Organisation Internationale du Travail indiquent que le Brésil est le pays qui emploie le plus de travailleurs domestiques au monde (près de sept millions de personnes), en majorité des femmes noires au faible niveau de scolarisation, ces dernières étant les plus concernées par le travail informel, pour un salaire inférieur aux domestiques blanches 22. Les sociologues analysent cette particularité brésilienne comme un héritage direct de l’esclavage aboli tardivement 23. Pour parler de ces femmes qui ont parfois quitté leur famille pour vivre chez leurs employeurs, Harris observe que ces derniers utilisent, comme à l’époque de Lobato, le discours de la proximité affective, avec une expression récurrente dans les conversations auprès des proches : « elle fait presque partie de la famille » (« Quase parte da família 24 »). C’est ce « presque » qui fait toute la différence : comme dans le cas de Tia Nastácia, les enfants adorent et cajolent leur bonne, mais elle est obligée de prendre ses repas dans une pièce à part, fait la cuisine et le service pour les réunions de famille. En 2016, un mouvement a pris de l’ampleur sur Internet pour dénoncer les abus des patrons à travers le mot-dièse #euempregadadoméstica (« moi, employée domestique »). Cette vague de témoignages a mis en lumière des comportements de mépris social et parfois racial, comme l’anecdote de cette employée renvoyée parce qu’elle avait pris son repas avec les couverts réservés à la famille. Le cinéma s’empare aussi de ce sujet. Dans Que horas ela volta d’Anna Muylaert (2015) – Une seconde mère pour la version française – Val est l’employée de maison d’une famille aisée de São Paulo, qui la loge. Elle a dû quitter sa propre fille pour obtenir cet emploi et a reporté son amour sur Fabinho dont elle s’occupe depuis la naissance. Malgré l’affection de Fabinho et les bons traitements de ses employeurs, celle qui « est presque de la famille » sait rester à sa place : elle prend ses repas dans la cuisine et non dans la salle à manger, dort dans une minuscule chambre de bonne alors que la maison comporte des chambres d’amis vides, ne doit pas se baigner dans la piscine, etc. De même, Tia Nastácia est adorée des enfants et s’entend à merveille avec Dona Benta, mais elle n’en demeure pas moins en position de subalternité. Pourtant, quatre-vingt-quinze ans séparent Nastácia et Val.
Le malaise ne se situe donc pas tant dans les livres de Monteiro Lobato, qui demeurent des chefs-d’œuvre de la littérature enfantine brésilienne, que dans le fait que les adaptations récentes parviennent à moderniser l’univers du Sítio sans toucher au système de domination sociale et raciale qui régit la vie à la ferme. Non seulement ces actualisations trahissent le fait que ce schéma n’a pas évolué depuis le début du vingtième siècle, mais elles contribuent à perpétuer un stéréotype dans l’imaginaire des enfants, sans proposer de modèles identificatoires plus valorisants et moins secondaires – sans parler des passages ouvertement racistes qui n’ont fait l’objet d’aucune révision critique dans les rééditions successives. Quitte à moderniser les histoires de Lobato en ajoutant ordinateurs et micro-ondes, une actualisation véritablement audacieuse consisterait à réaliser des illustrations ou une version cinématographique ou télévisée des aventures de la ferme du Pic-vert Jaune avec des enfants afro-brésiliens ou amérindiens pour interpréter les rôles de Narizinho ou Pedrinho. Sur les couvertures des premières éditions de A menina do narizinho arrebitado illustré par Voltolino (1920) et Reinações de Narizinho illustré par Jean G. Villin (1931), l’héroïne éponyme a des boucles blondes et le teint rose, sans doute sur le modèle d’Alice au pays des merveilles alors très en vogue. Pourtant, le court portrait qui nous est donné indique seulement que Narizinho a sept ans, qu’elle aime beaucoup le pop-corn et surtout qu’elle est « morena como jambo 25 », l’adjectif morena, brune, se référant plus volontiers à la couleur de la peau qu’à la chevelure. Le jambo est un fruit tropical dont la couleur oscille entre le jaune et le rouge selon les variétés. Néanmoins, l’expression cor de jambo (couleur jambo) pour désigner la couleur de peau s’est figée dans le temps, jusqu’à désigner de plus en plus fréquemment les personnes métisses ou à la peau très bronzée, signe que Lobato ne voulait pas copier Alice mais bien inventer une héroïne locale à laquelle les enfants sud-américains puissent s’identifier. Une traduction correspondante satisfaisante pourrait se trouver du côté de la littérature et des expressions antillaises, où l’on trouve la métaphore « peau de sapotille » qui utilise aussi un fruit pour désigner poétiquement une peau métisse, comme dans le roman Sapotille et le serin d’argile de Michèle Lacrosil (1960). Rien n’empêche donc, en théorie, d’imaginer une Narizinho afro-descendante, ce qui n’aurait rien d’aberrant dans un pays où 54,9 % de la population se déclare noire ou métisse en 2016 selon les chiffres de l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE). Mais il y a fort à parier que cela soulèverait la même vague de protestations que lorsqu’en 2016 une comédienne noire, Noma Dumezweni, interprétait Hermione Granger dans la pièce Harry Potter and the Cursed Child 26, tant il est vrai qu’un épi de maïs parlant semble, pour beaucoup, moins invraisemblable qu’une famille noire propriétaire de terres agricoles et vivant non plus dans la senzala mais dans la casa grande, entourée de serviteurs 27.
Enfin, si le corps de Tia Nastácia nous dit quelque chose de la société brésilienne, l’absence ou le recouvrement de son corps est également très parlant. Au Brésil, Dona Benta est une célèbre marque de farine et ingrédients de pâtisserie, en référence à la bonne vieille grand-mère du Sítio. Elle figure sur les produits et les livres de recettes de la marque. C’est un comble, puisque Dona Benta ne touche jamais à une casserole. Les lecteurs de Lobato savent que Tia Nastácia est une cuisinière exceptionnelle, dont les gâteaux sont réputés à travers tout le pays des merveilles. Mais il semble que les concepteurs de la marque de farine Dona Benta aient pensé qu’un visage de grand-mère blanche serait plus vendeur, et voilà comment même l’unique fonction de Nastácia dans les livres se retrouve usurpée.
Conclusion
Mas, afinal de contas, Emília, que é que você é 28 ?
Mais, en fin de compte, Emília, qu’est-ce que tu es ?
Fabriquée de bric et de broc, produit d’un assemblage de tissus modestes et de matériaux divers, Emília est le symbole de l’hybridité constitutive de l’identité brésilienne. Et pourtant, cette poupée métisse, taillée dans les jupes d’une ancienne esclave, fabriquée des mains de Tia Nastácia – sa fille, en quelque sorte – se prend pour une Marquise et ne perd pas une occasion de mordre la main humble qui l’a créée, par ses sarcasmes et ses piques cruelles. C’est pourquoi il n’est peut-être pas impossible de voir en Emília une incarnation des contradictions d’une certaine partie de la bonne société brésilienne : celle qui a les yeux rivés vers l’Europe, obsédée par son ascendance européenne, et qui rejette son héritage indigène et africain ; celle qui méprise et qui hait une part de sa propre identité. Figure de trickster ou de bouffon, elle est autorisée à dire tout haut ce que refoule l’inconscient collectif. Elle est tout à la fois l’ingénuité et la perversité enfantines, qui peut dire au nez et à la barbe de tous : l’empereur est nu. Bouche décousue et langue déliée, la poupée parlante n’a pas peur de désigner la « démocratie raciale » à la brésilienne comme ce qu’elle est : un mythe.
- Les propositions de traduction contenues dans cet article sont le fruit d’un travail commun de réflexion mené depuis janvier 2018 par Nadine Decourt (Université Lumière Lyon 2), Martine Kunz (Universidade Federal do Ceará, Brésil) et Pauline Franchini (Université de Bourgogne).
- Marisa Lajolo, « Fala mesmo, sinhá ! Fala que nem uma gente ! », in Benjamin Abdala, Lourenço Dantas Mota (dir.), Personae : Grandes Personagens da Literatura Brasileira, São Paulo, Senac, 2001, p. 119.
- Paru en 1926, O presidente negro (le président noir) est un roman d’anticipation dont l’histoire se passe en 2228 et raconte l’arrivée d’un président noir à la Maison Blanche. Une solution est trouvée à ce qui est perçu comme un problème, grâce au rayon Omega qui a le pouvoir de blanchir la peau et lisser la chevelure, mais aussi de rendre stérile. Par conséquent, la population noire cesse de se reproduire, réalisant l’utopie eugéniste américaine et offrant au roman une happy end douteuse, qui met mal à l’aise les admirateurs de Lobato (Lajolo 1998).
- Monteiro Lobato, Reinações de Narizinho [1931], São Paulo, Globo, 2011 [1931], p. 131.
- Id., p. 32.
- Monteiro Lobato, Memórias de Emília, São Paulo, Brasiliense, 1994 [1936], p. 12.
- Id., p. 48.
- Au Brésil, les enfants appellent tia (tante) ou tio (oncle) un adulte ami ou parent de la famille, en signe de respect, sans qu’il n’y ait nécessairement un lien de parenté. Par ailleurs, ce nom familier est souvent accolé au nom des esclaves dans un discours de « proximité affective » (Harris 2008 : 90) avec la famille qu’ils servent. On retrouve ce phénomène dans le contexte nord-américain, que l’on songe à Uncle Tom ou Aunt Jemima (archétype de la servante dévouée et effigie d’une célèbre marque de farine).
- Ibid.
- Monteiro Lobato, D. Quixote das crianças, São Paulo, Brasiliense,1944 [1936], p. 45.
- Monteiro Lobato, Reinações de Narizinho, São Paulo, Globo, 2011 [1931], p. 173.
- Monteiro Lobato, Peter Pan, São Paulo, Brasiliense,1982 [1930], p. 13.
- Monteiro Lobato, Reinações de Narizinho, op. cit., p. 221.
- Voir Rafael Fúculo Porciúncula, As ideias raciais na obra de Monteiro Lobato : ficção e non ficçaão, Mémoire de Master, sous la direction d’Alfeu Sparemberger, Pelotas, Université Fédérale de Pelotas, 2014, p. 13-50.
- Monteiro Lobato, O Minotauro, São Paulo, Brasiliense, 1982 [1939], p. 45.
- Voir le catalogue de l’exposition Ilustradores de Lobato, 1920-1948 qui s’est tenue au Sesc de São José dos Campos du 12 octobre au 27 décembre 2015.
- Mitizi Gomes, « Lendo imagens: ilustrações das obras de Monteiro Lobato », in Revista do Programa de Pós-Graduação em Letras da Universidade de Passo Fundo, Passo Fundo, vol. 6, n° 2, 2010, p. 224, http://seer.upf.br/index.php/rd/article/view/1717.
- Voir Monteiro Lobato, O Picapau Amarelo, São Paulo, Globo, 2013 [1939], p. 111.
- L’expression « negra de estimação » peut être rapprochée de « animal de estimação » (animal de compagnie). Cependant, « noire de compagnie » ne nous paraît pas une traduction satisfaisante pour rendre toute l’ambiguïté du statut de l’« agregada » contenue dans cette expression, qui suggère à la fois l’affection portée à cette figure « estimée », chérie par la famille, mais aussi la servilité de celle qui est considérée comme la propriété de ses maîtres. À l’époque de Lobato, « negra » (noire) est tacitement un synonyme de « servante ». Un tel passage, dès les premières lignes du roman, soulève des questions cruciales pour quiconque se penche sur une traduction à destination d’un public contemporain et met le (la) traducteur(trice) face à des choix délicats, selon que le lectorat visé est enfantin (édition jeunesse) ou universitaire (édition savante) : faut-il conserver l’expression polémique pour ne pas trahir l’esprit de l’œuvre, tout en insérant un appareil critique ? Faut-il opter pour une anthologie qui évite soigneusement les passages problématiques afin de pouvoir s’adresser aux enfants d’aujourd’hui, au risque de perdre en authenticité et de verser dans la censure ?
- Monteiro Lobato, Reinações de Narizinho, op. cit., p. 12. Le verbe « carregar » signifie « porter ». Dans ce contexte, le fait de mentionner que Nastácia a porté la fillette dans ses bras quand elle était petite ne se restreint pas à ce geste unique, mais implique l’ensemble des soins prodigués par la nourrice. C’est pourquoi nous avons choisi le sens figuré : « se charger », « s’occuper de ».
- L’exposition « Black Dolls » du 23 février au 20 mai 2018 à la Maison-Rouge à Paris rassemblait des poupées de chiffon fabriquées par des esclaves afro-américaines pour leurs enfants et pour les enfants blancs dont elles avaient la charge.
- Voir Marina Wentzel, « O que faz o Brasil ter a maior população de domésticas do mundo », BBC Brasil, 26/02/2018, https://www.bbc.com/portuguese/brasil-43120953.
- David Evan Harris, « Você vai me servir » : desigualdade, proximidade e agência nos dois lados do Equador, Mémoire de Master, sous la diretion de Sedi Hirano, São Paulo, Université de São Paulo, 2008.
- Id., p. 90.
- Monteiro Lobato, Reinações de Narizinho, op. cit., p. 12.
- Pièce de J. K. Rowling, Jack Thorne et John Tiffany mise en scène par John Tiffany au Palace Theater de Londres.
- En référence à l’essai de 1933 Casa-grande e senzala du sociologue Gilberto Freyre (Maîtres et esclaves : la formation de la société brésilienne, Gallimard, 1997).
- Monteiro Lobato, Memórias de Emília, São Paulo, Brasiliense, 1994 [1936], p. 48.